La Cité Ravagée
Scott Kaelen
la TAPISSERIE VERRAGOSLA CITÉ RAVAGÉEScott Kaelen 2019
La Cité Ravagée © 2019 Scott Kaelen La Tapisserie Verragos © 2019 Scott Kaelen Traduit par Fabienne Ranjalahy Snow Publié par TekTime Tous droits réservés
Le droit de Scott Kaelen à être identifié comme l'auteur de cette œuvre a été déposé par ses soins conformément à la Loi 1988 sur les droits d'auteur, les productions, modèles et brevets.
La Cité Ravagée est une œuvre de fiction. Tous les personnages, événements et lieux sont fictifs. Toute similitude avec des personnes, des événements ou des lieux réels est fortuite.
À Electa
Bio de l'auteur
Scott Kaelen est un auteur fantastique, de science-fiction, d'horreur et de poésie. La CitéRavagée est son premier roman. Ses différents domaines d'intérêts sont l'étymologie, la psychologie, la Terre à l'époque préhistorique, l'univers, lire et regarder des œuvres de science-fiction, de fantaisie et d'horreur. Ses émissions de science-fiction préférées sont Stargate, Farscape, Star Trek et Red Dwarf.
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Déjà parus :La Tapisserie Verragos Night of the Taking (2015) La Cité Ravagée (2019)
Note au Lecteur
Merci d'avoir choisi La Cité Ravagée. J'espère que vous aurez autant de plaisir à le lire que j'en ai eu à l'écrire. Si c'est le cas, merci de penser à laisser un commentaire sur Amazon, Goodreads, etc. Le meilleur cadeau qu'un lecteur puisse faire à un auteur n'est pas tant l'achat et la lecture de son œuvre (peu probable que nous en ayons connaissance) que le partage en public de son expérience de lecture. Dans cette perspective, si votre expérience de La Cité Ravagée a été plaisante, merci de consacrer quelques minutes de votre temps pour en faire part. Ce partage est ce qui nous motive en tant qu'auteurs à écrire et nous donne l'envie de produire le prochain livre.
Vous pouvez laisser un commentaire en visitant la page de La Cité Ravagée sur Amazon – http://mybook.to/theblightedcity (http://mybook.to/theblightedcity). Encore une fois, merci.
Scott Kaelen
La terre d'Himaera a beaucoup appris depuis l'Époque des Rois, le plus important étant le prix de la cupidité et de l'ambition. Défier les dieux, c'est provoquer leur colère. La colère de Morta'Valsana s'abattit sur le Roi Mallak Ammenfar de Lachyla, maudissant l'ambitieux monarque et ses dévoués sujets. Pour l'éternité, le nom de Mallak fut synonyme d'avarice et d'excès et la ville de Lachyla ne fut plus connue que sous le nom de La Cité Ravagée. C'était un petit point sur la terre d'Himaera, depuis devenu l’éternel souvenir de la colère de la déesse. Un endroit à éviter coûte que coûte…
In Codex des Temps, Vol. IV
"La mort guérit toute maladie transmise par des choses mortes."
Quatrième Ère, l'an 693, Saison de Vur Troisième semaine de Banaeloch
Chapitre Un
Le Contrat Chiddari
L’épreuve touche à sa fin. Cette pensée remplit Maros d'un honteux sentiment de triomphe alors qu'il contemplait son dernier défi. Au bout de la clairière, les fenêtres fermées du cottage lui offrait au regard un désintérêt prodigieux.
"Encore une centaine de mètres. Allez, secoue-toi," s'exhorta-t-il. Il planta ses béquilles dans le sol et une fulgurante douleur lui traversa la jambe. Serrant des dents, il s'engagea dans la clairière. Peu à peu, Maros finit par couvrir la distance qui le séparait du cottage, avec force grognements et autres invectives tout le reste du chemin.
"J'aurais dû envoyer un coursier," souffla-t-il. "Il y a encore un an, j'aurais pu faire ça en moins d'un quart de tout ce temps et livrer combat tout de suite après. Maintenant ?" Il aboya un rire ironique. Suant comme un cochon.
D'une grande enjambée, il parvint au bout de son chemin et étouffa un rugissement de jubilation. Son visage n'était qu'un masque de sueur, des rigoles s'écoulant jusqu'au sol poussiéreux baigné de soleil, vite asséchées sous le soleil de midi. Devant la porte, pour se donner une contenance, d'un regard en coin il surveilla le hameau en forme de croissant et au bout duquel une femme d'âge moyen était occupée à étendre son linge tout en le scrutant par-dessus les draps. Il dirigea son regard vers deux jeunes filles au milieu de la clairière. Sentant le regard perçant de Maros, elles cessèrent leur jeu de saute-mouton et le dévisagèrent avec une horreur non feinte. Il leur fit un grand sourire et celles-ci s'enfuirent vers la forêt toute proche.
Il secoua la tête. Les gens du hameau de Balen quittaient rarement leur pittoresque petit microcosme. Ils n'avaient pas l'habitude de voir quoi que ce soit qui sorte de l'ordinaire. La femme le prenait sans aucun doute pour un monstre de la nature ou, pire encore, une créature à plaindre, maudite par les dieux. Sa jambe estropiée n'arrangeait pas les choses. S'ils avaient jamais entendu parler de Maros la Montagne, ils ne le reconnaîtraient certainement pas dans cette créature épuisée, mi-homme, mi-jötunn à la porte du cottage l'homme dont on chuchote dans ces contes. Sa réputation appartenait au passé. Aujourd'hui, il était à peine plus qu'un gratte-papier gigantesque.
De son avant-bras, il s'essuya le front et frappa à la porte des jointures de ses doigts. Des bruits étouffés de pieds traînant au sol se firent entendre et la porte s'ouvrit sur une femme vieille et décharnée. Un regard embué, au milieu d’un visage austère marqué de rides, le dévisagea. Elle le regarda des pieds à la tête, le sourcil froncé à la vue de ses béquilles et de sa veste trempée de sueur.
"Je suppose que le boucan que j'ai entendu d'ici, c'était vous ?" dit-elle. "On aurait pu croire que l'on abattait un bœuf. Par Verragos, qu'étiez-vous en train de faire ?"
"Je..." Étouffant un soupir, Maros désigna d'un geste vague le sentier au creux des bois derrière lui. Bravo ! Montre à la vieille dame comment tu sais traverser un terrain plat et dégagé. Comme ça, tu peux être sûr de l'impressionner.
"Hmmm... peu importe. Je dois dire que je n'en ai pas vu beaucoup de votre genre depuis des dizaines d'années."
Il fronça les sourcils. "De mon genre comment ? Un homme ? Un infirme ?"
"Un sang-mêlé." Ses yeux chassieux se rétrécirent, ne laissant que deux fentes. "Eh bien, que voulez-vous ? Je n'ai pas toute la journée."
"Je... euh..." Il se racla la gorge. "Un plaisir de faire votre connaissance. Maros. Officier des Sabreurs de la Folie de l'Aulne. Puis-je parler à Cela, euh..." Il farfouilla dans la poche de sa veste et en retira une feuille de papier moite de sueur et la porta à son visage. "Cela Chiddari ?"
"Vous pouvez. Officier, vous dites ? Mémoriser les noms de famille n'est votre fort, on dirait ? Hmmm. Eh bien, puisqu'ils m'ont dépêché le plus haut gradé, je suppose que je devrais me sentir honorée."
Le plus haut gradé s'est dépêché lui-même, vieille cinglée. Maros s'efforça d’offrir un sourire sympathique. "Je suis sûr que tout le plaisir est pour moi."
"Permettez-moi de vous remercier d'avoir répondu à ma convocation. Comme vous pouvez le voir, je ne suis pas du tout en état de faire toute la route jusqu'à la Folie."
Convocation ? Son sourire s'effaça. "Je ne fais pas dans les visites à domicile en personne mais quand j'ai lu votre lettre portée par le courrier, je me suis préparé à faire une exception."
"Je n'en doute pas." Cela lança un regard au-delà de la porte vers la maison de son voisin, de l'autre côté du croissant. "Vous feriez mieux d'entrer, jeune homme," murmura-t-elle, tout en reculant vers l'intérieur de la lugubre maison. "Notre discussion n'est pas destinée aux oreilles indiscrètes."
Maros se pencha plus bas sur ses béquilles et franchit le seuil. Il referma la porte d'un coup de talon et plissa des yeux, la pièce étant plongée dans l'obscurité. Quelques minces rais de lumière filtraient entre les volets fermés. Une vieille odeur de moisi flotta jusqu'à ses narines. Il étouffa une quinte de toux et regarda la vieille femme squelettique s'installer dans le fauteuil à côté du foyer vide. Alors qu'elle ajustait sa posture pour être assise bien droite, il l'imagina tomber sur le tapis en un poussiéreux tas d'os.
"Prenez donc un siège, sabreur." Elle fit un geste vague de la main. "Là où bon vous semble."
Maros balaya les sombres amas de meubles du regard, à la recherche de ce qui pouvait faire office de siège assez solide, puis boita jusqu'à un banc adossé au mur opposé à la cheminée. Il s'y assit lentement, étouffant un soupir tandis que les douleurs de sa jambe diminuaient.
"J'ai entendu dire que vous faites tourner la taverne d'Alderby à sa place," dit Cela sur le ton de la conversation.
"En effet."
"Vous êtes à la tête d'une guilde et d'une taverne. Ça fait beaucoup à gérer."
"Non, pas pour moi. Pour être honnête, c'était une aubaine que le vieil Alderby meure si peu de temps après mon... accident." Maros posa sa main sur son genou. "C'était triste, pourtant. La taverne avait toujours eu l'un ou l'autre Alderby à la barre."
"C'est ce que j'ai cru comprendre. Bien, parlons peu, parlons bien." Les yeux de Cela n'étaient plus que des reflets dans l'obscurité. Un mince sourire traversa son visage flétri. "Parlons affaires."
"Oui, parlons affaires. Même la banque de Brancosi lèverait le sourcil devant le montant de la prime que vous offrez. Sans vouloir vous offenser, Madame, quand je regarde ce cottage, je ne trouve rien ici qui vaille cinq cents pièces d'argent."
"Vous auriez raison, si c'était ma maison que je mettais à prix. Vous aurez vos pièces d'argent, sabreur, rassurez-vous. Mes économies ne me serviront à rien à moins que vous n'obteniez ce qui revient de droit aux Chiddari."
"Bien," dit Maros avec prudence. "D'où vous vient votre nom de famille, sachant que cette pratique est tombée en désuétude depuis des siècles ?"
Cela poussa un rire aigu et brandit un doigt en sa direction. "Que de questions, sang-mêlé, que de questions. Tenons-nous en à ce qui nous préoccupe, voulez-vous ?"
"C'est de bonne guerre. Le montant de la prime mis à part, votre lettre était pour le moins vague..."
"Et pour une bonne raison. Je suis sûre que vous saurez appréciez la délicatesse de l'information."
"Je vous en prie, dites-moi ce que vous voulez de la guilde, ensuite je vous répondrai."
"L'héritage de ma famille a été usurpé pendant de nombreuses générations." Cela le regarda intensément. "Perdu... Et pourtant je connais l'endroit exact où il se trouve. Il est dans un cimetière datant de l'époque où les morts étaient encore enterrés intacts."
"Ces lieux ont été engloutis sous le désert. Il ne reste pratiquement rien des anciens royaumes."
Cela retrouva son mince sourire. "À l'exception, bien entendu, d'un seul endroit."
"Attendez, attendez. Écoutez-moi bien. Si vous dites ce que je pense que vous dites, alors vous me demandez d'envoyer des sabreur dans le territoire de la Tête de Mort."
"Je ne demande pas. Je vous offre un contrat moyennant une grande récompense. Si vous ne voulez pas du travail, j'irai trouver des mercenaires à la renommée un peu moindre..." Elle remua dans sa chaise tout en gardant sur lui un regard perçant.
Sans aucun doute une mission vouée à l'échec, pensa-t-il. Mais pour une prime de cet ordre... "Je dois vous rappeler que la guilde s'attaque à de vrais problèmes, pas à des légendes. Il n'y a qu'un cimetière qui n'ait jamais été exploré. Si c'est de celui-là dont il s'agit, alors arrêtons de tourner autour du pot. Où exactement se trouve cet héritage?"
Cela soupira. "Dans une crypte dans les Jardins des Morts à Lachyla, la Cité Ravagée."
La dernière once de politesse de Maros s'évapora et il rigola à gorge déployée. "Je le savais ! Que je comprenne bien. Vous voulez que mes gars et mes filles traversent une vaste région abandonnée des dieux et des hommes depuis des siècles. Vous attendez d'eux qu'ils risquent leur vie à passer le cimetière d'une ville maudite au peigne fin à la recherche d'un soi-disant trésor que vos ancêtres auraient laissé moisir au fond d'une crypte ?" Il renâcla. "Madame, soit vous avez perdu la tête, soit…"
Cela le dévisagea dans un silence de pierre.
Soit vous êtes sérieuse. Il secoua la tête, le regard penché vers le plancher, un sourire amusé sur le visage. "Bon, cet héritage, il ressemble à quoi exactement ?"
"C'est une pierre précieuse."
"Mais encore. Quiconque prendra le boulot, il devra savoir ce qu'il doit chercher."
"Personnellement, je ne l'ai jamais vue. Tout ce que je sais c'est qu'elle est décorée de runes funéraires et que c'est une pierre plus grande que la normale. Il la trouveront dans la tombe de mon ancêtre le plus ancien."
"Et qui est-il ?"
"Aucune idée," dit Cela brièvement. "Connaissez-vous votre lignée, sang-mêlé ?"
"Bien," soupira Maros. "Alors, on a une pierre de description inconnue, près d'une tombe au nom inconnu. Avez-vous idée de l'étendue qu'on prête à ce cimetière ? Ils pourraient y consacrer des jours entiers et ne pas trouver votre pierre. Il va me falloir plus, sinon ça ne marchera pas."
"Oh, j’ai ce qu’il faut." Cela s'approcha de la table à côté d'elle et ramassa un morceau de vélin plié en carré. "Ceci n'est qu'une esquisse mais c'est assez précis."
"Qu'est-ce que c'est ?"
"Une carte des Jardins des Morts."
Maros étouffa un rire. "Par Verragos, où donc avez-vous dégoté ça ?"
"Là n'est pas la question, sabreur. Il y a là toutes les informations à ma disposition. Prenez votre décision."
Il la regarda posément et envisagea les hypothèses. Si l'on brûle les morts de nos jours, c'est dû à ce qui s'était passé à Lachyla. Il n'y avait pas d'endroit plus entouré de mythes et de superstition que cette ville et son cimetière dans tout Himaera. Mais qui sait vraiment ce qui se trouve au fin fond de ces Terres Mortes ? Peut-être que la légende dit vrai, peut-être pas. Quoi qu'il en soit, ce genre de prime ne pouvait être qu'une aubaine. Et ma part ne serait pas des moindres. Sans parler de la réputation qui remettrait la guilde au haut du pavé. "D'accord," dit-il. "Tranchons. Montrez-moi le dari."
Cela tira une fine chaîne de l'encolure de son chemisier. Elle fit tourner l'une des extrémités du pendentif rectangulaire puis lui tendit l'une des moitiés. L'intérieur en avait été façonné comme une clé. Elle pointa du doigt un piédestal en bois de fer dans le coin de la pièce sur lequel un caisson était solidement boulonné. "Ouvrez-le," dit-elle.
Maros se leva du banc sur lequel il était assis. Il ouvrit le coffre et laissa échapper un sifflement à la vue des pièces d'argent nettement empilées.
"Cinq cents en tout, comme promis, et pas une seule pièce de cuivre." La vieille femme poussa un soupir. "Je crains qu'il n'y ait que peu de temps à perdre, alors dites-moi maintenant, marché conclu ?"
Maros se lécha les lèvres et lui lança un regard oblique. "Lachyla, vous dites. Bien. Je suppose que ce n'est vraiment qu'une légende…"
Cela Chiddari sourit. Le peu de lumière accentuait les creux de son visage et, pendant un moment, elle ressemblait au symbole de la tête de mort elle-même. "Bon état d'esprit, sabreur," susurra-t-elle. "Quelle bravoure. Félicitations, le travail est à vous. Et maintenant, retrouvez-moi mon héritage."
Jalis leva les yeux des cartes qu'elle avait en main et poussa distraitement un soupir. Les murs en pierre de la salle commune bourdonnaient du bavardage et du caquetage des clients de la taverne. Une serveuse passa en vitesse, emportant des assiettes vides à la cuisine. Derrière le bar, Jecaiah était occupé à remplacer un baril vide en prévision de l'affluence des clients du soir.
Elle se concentra à nouveau sur ses cartes. Sa meilleure carte était l'Arkhus mais elle ne valait rien à côté des autres. Le mieux qu'elle eut à faire était une quinte basse dans les Artisans. Elle jeta un regard à ses deux compagnons. Dagra attendait patiemment, essuyant d'un mouchoir sale la mousse de bière qui collait à sa barbe clairsemée. De l'autre côté de la table, Oriken se grattait la joue, ses yeux fixes alors qu'il la regardait par dessous le bord de son chapeau.
"Orik," dit-elle, attirant son attention. "Mon visage est ici."
"Hein ? Ah." Il se racla la gorge. "Ben alors, vas-y ! C'est ton tour. Tu ne fais que retarder la victoire de Dag et tu sais combien il aime compter ses sous."
"Va te faire foutre," dit Dagra.
Jalis jeta un coup d’œil au sablier posé sur la table et regarda les derniers grains s'écouler.
"Le temps est écoulé", dit Oriken.
Elle jeta ses cartes sur la table. "Je me plie."
"Pourquoi ?" Dagra fronça les sourcils à la vue de ses cartes. "Tu avais de quoi faire là."
"Ouais, je le sentais pas," dit-elle. "Que tu gagnes ou que tu perdes, il faut savoir s'arrêter."
Oriken ramassa les cartes et les empila. "Et si on faisait une partie de Cinq Saisons ?"
"Pas maintenant, Orik."
"Bien, très bien." Il poussa un soupir et jeta un regard vers les portes battantes à l'entrée de la salle. "Je vais peut-être sortir me faire un petit tobah."
Jalis pencha la tête en sa direction et le fixa du regard. "Tu n'es pas censé arrêter ?"
"Hmm. Ouais. Bon, qu'est-ce qu'on fait alors ?"
Elle haussa les épaules. "Nous devrions peut-être prendre un contrat."
Dagra ricana. "Non mais, vous avez vu le tableau de la guilde ? Des travaux à peine dignes d'un débutant ! Les bons trucs sont pris très vite et, de ceux-là, il n'y en a pas eu depuis des semaines. Croyez-moi, si un bon contrat se pointe, je serai le premier à le prendre et à quitter cette taverne."
Jalis hocha la tête. "Il y a tant d'autres choses que je préférerais faire en ce moment. Ce n'est vraiment pas la joie de vivre ici mais c'est toujours mieux qu'à la maison de la guilde." Elle jeta un coup d’œil vers l'avant de la salle commune. Un rayon de soleil brillait au-dessus des portes. Au-delà, le ciel bleu tendait ses bras. "Nous ne devrions pas gâcher nos journées à attendre qu'un bon travail se présente. Nous devrions être là-bas, dehors."
Oriken renifla. "Je suis d'accord avec toi mais si on commence à aller se balader dehors, on pourrait perdre notre chance de décrocher un bon contrat."
Elle porta sa coupe à sa bouche et avala une gorgée d'eau. "Ne me méprenez pas," dit-elle. "J'adore votre compagnie, les gars, mais nous sommes des sabreurs, nom dans lequel il y a le mot sabre."
"Le problème, c'est qu'on est trop bon dans ce que nous faisons," dit Oriken.
Dagra hocha la tête en signe d'assentiment. "Entre nous et le reste de la branche, nous avons pratiquement débarrassé Caerheath de tous ses bandits. Les seuls troubles de la ville sont rarement plus que de petites querelles."
Jalis soupira. "Ce devrait être une bonne chose. Nous maintenons la paix mais nous ne nous rendons pas service. Depuis quand la guilde est-elle le législateur principal à Himaera?"
"Principal ?" Dagra fronça les sourcils. "Tu veux dire l'unique. Ce n'est pas Vorinsia ici. Nous n'avons pas de grand Arkhus pour exercer la loi, ni d'armée, pas même un minable shérif. Rien depuis l’Époque des Rois. Les sabreurs sont tout ce qui reste dans ce pays."
"J'ai vécu ici assez longtemps," dit Jalis, "mais je n'arrive pas à m'habituer à l'absence totale d'armée ou de représentant de l'ordre. C'est un miracle qu'Himaera n'ait pas été consumée par les Arkhs depuis des siècles."
Dagra haussa les épaules. "Ils ont essayé de nous envahir pendant le Soulèvement mais Himaera, même sur les genoux, les a envoyés paître et soigner leurs plaies. Les Arkhs se sont ramollis depuis. Plus rien qui vaille la peine d'être conquis." Il regarda Jalis d'un air embarrassé. "Sans vouloir t'offenser, ma belle."
"Y a pas de mal."
Oriken s'adossa contre le mur. "De toute façon," dit-il, "je ne m'inquiéterais pas. Un bon truc arrivera bientôt sur le tableau d'affichage. Tôt ou tard, il y en a toujours un." Il fit à Jalis un sourire enjoué.
"Ah, l'éternel optimiste..." De son menton, Dagra désigna le tableau de la guilde dans l'alcôve au bout du bar. "Vous avez vu les récompenses affichées ? La plus haute est de huit pièces de cuivre. C'est une insulte."
"Il est peut-être temps qu'on parte en vacances," dit Oriken.
"Pas une mauvaise idée," dit Jalis. "Je ne suis pas allée au pays depuis longtemps."
"Pas vraiment ce que j'avais à l'esprit."
"Je vais aller pisser," annonça Dagra en se mettant debout.
Oriken le regarda s'éloigner. "Nous devrions quitter la ville pour un temps. Il y a peut-être un besoin de main d’œuvre à Middlemire. Ou à la Baie de Brancosi. On devrait demander à Maros d'aller voir pour nous."
Une ombre traversa la lumière du soleil sur le plancher. Jalis aperçut la massive silhouette de Maros claudiquant à travers les portes de la taverne. Il aperçut son regard et se dirigea vers eux en boitant.
"Le retour du vagabond", dit Oriken. "Pas moyen de te garder dans ta propre taverne ces jours-ci."
Maros aboya d'un rire fatigué et rassembla ses béquilles dans une main. "Depuis que j'ai repris cet endroit, je ne suis jamais allé plus loin que Balen. Rappelez-moi de ne jamais y retourner."
Jalis inclina la tête pour chercher son regard. "Tu as été à Balen ? Tout l'après-midi ?"
"À peine ! La plus grande partie du temps a été de m'y rendre et d'en revenir."
"Pourquoi n'as-tu pas demandé à Ravlin de te conduire dans son chariot ? Ça ne l'aurait pas dérangé."
"J'ai essayé. Le marchand était parti faire son réapprovisionnement à Brancosi."
"Qu'y a-t-il de si important à Balen que tu n'y aies pas envoyé de novice ?" demanda Oriken.
"Absolument rien, si ç'avait été un autre jour." Maros jeta un coup d'œil à Jalis. "Bon, il faut que je m'occupe de quelques trucs. Je vous retrouve dans peu de temps."
Jalis le regarda se rendre au tableau en boitillant. Après un moment, il s'éloigna de l'alcôve et prit le couloir qui menait à ses bureaux. "Il mijote quelque chose", se dit-elle.
À une table près du mur opposé de la salle commune, plusieurs sabreurs étaient occupés à jouer aux osselets. Alari, une sabreuse vétéran qui avait passé quelques années de plus dans la guilde que Jalis, lança un regard vers le tableau de la guilde et marmonna à son voisin.
"Je reviens dans une minute." Jalis se leva de sa chaise et se rendit rapidement jusqu'à l'alcôve. Elle scanna le contenu du tableau jusqu'à ce qu'elle remarquât un nouveau bout de papier qu'elle décrocha du tableau en bouchon. À la vue de la prime offerte, ses yeux s'agrandirent.
"Ma belle, t'es plus preste que le silex sur la pierre à feu toi," dit Alari derrière elle.
Se saisissant de la note, Jalis se tourna vers sa collègue. "Ah, t'étais pas bien loin non plus."
Le sourire d'Alari tiraillait sur la pâle cicatrice près de sa bouche. "Qu'est-ce que le patron a accroché là, cette fois ? Encore un qui ne vaut pas le papier sur lequel il est écrit ?"
Jalis haussa des épaules. "Ça a l'air un peu mieux que d'habitude. Pourquoi n’irais-tu pas voir du côté des offres plus petites ? C'est juste ce qu'il faut pour les novices dont tu t'occupes. Il faut bien commencer quelque part."
Alari plissa le front à cette pensée. "Ouais, t'as pas tort. Kirran pourrait les faire tout seul. Je lui dirais de venir en prendre une." Elle donna à Jalis un clin d'œil complice. "Allez donc gagner votre croûte, toi et les gars."
Alors qu'Alari regagnait sa table, un autre sabreur la croisa pour se rendre au tableau. Jalis le dévisagea froidement.
"Qu'est-ce que t'as là ?" dit Fenn en parvenant à l'alcôve et se plaçant de telle sorte que Jalis ne puisse en sortir.
"Dégage, Fenn."
"Voyons voir." Il essaya de s'emparer du papier mais Jalis parvint à glisser sa main derrière son dos.
"Premier arrivé, premier servi," dit-elle. "Tu connais les règles. Si tu veux un contrat, il y en a plein sur le tableau qui te conviendront."
Les yeux porcins de Fenn la transperçaient du regard. "Moi au moins, je peux faire mon travail tout seul. Tout le monde sait que toi et tes deux gardes du corps, vous profitez du traitement préférentiel par ici." Il attrapa Jalis par l'épaule.
Elle enfonça sa main entre les jambes de Fenn et serra sa prise. "Ce sont mes compagnons et mes amis. Tu sais quoi ? Tu enlèves ta main de là et j'en fais de même. Ensuite tu retournes t'asseoir comme un gentil garçon."
Fenn grogna en silence, les lèvres retroussées. Jalis resserra sa prise et, à contrecœur, il retira sa main. "T'as un problème."
"Si j'ai des problèmes, tu n'en fais pas partie." Elle serra plus fort. "Juste pour qu'on soit bien clairs. C'est bien clair, Fenn ?"
"Vira ta sale patte de là !"
"D'accord, d'accord...! Mais je te préviens, la prochaine fois que tu me touches, ce n'est pas ma main que t'auras à l'entre-jambe, ce sera mon poignard. Alors viens pas me chercher ou je rendrai service à l'humanité entière." Elle relâcha sa prise après une dernière torsion.
Alors que Fenn titubait à reculons, il décocha un coup de poing vers le visage de Jalis. Elle put se baisser pour l'éviter et enfonça un coup de poing dans ses côtes, suivi d'un uppercut qui lui fracassa le nez et l'envoya s'étendre au sol. Quelques applaudissements de la part des clients se firent entendre, mais ils prirent fin aussitôt que Maros émergea de son couloir en boitant.
"Que diable se passe-t-il dans ma taverne ?" tonna-t-il.
Fenn se remit sur pied, du sang coulant de son nez. "Tu ferais mieux de garder cette chienne en laisse. Tout le monde sait que c'est ta préférée." Il jeta un coup d'œil au chemisier en fine gaze de Jalis. "Et c'est pas bien difficile de voir pourquoi."
"Vraiment ?" Maros boita jusqu'à lui et le domina de toute sa taille. "Tu devrais montrer un peu plus de respect envers une femme d'épée, je dirais même beaucoup plus de respect, d'autant qu'elle vient te mettre sur le cul. Tu déconnes encore une fois, Fenn, et franchement, la branche de Grenmoor peut venir te reprendre. File à la guilde. Maintenant. T'as eu ta dose pour la journée."
Le visage de Fenn rougeoya de colère mais il garda le silence. Après un moment, il tourna les talons et franchit les portes.
"Oh, et Fenn," le rappela Maros, "si tu me parles encore une fois comme ça, c'est pas en marchant que tu sortiras d'ici, mais en volant dans les airs."
"J'ai manqué quelque chose ?" Dagra demanda en arrivant à côté de Jalis.
Elle secoua la tête. "Non, rien."
Maros se déplaça en boitant pour la regarder. "Il semble que tu aies été la première à voir le contrat que j'ai accroché ?"
"En effet. Tu n'as pas perdu ton temps à Balen."
"Je ne suis pas certain de vouloir te voir sur ce coup-ci, Jalis."
"Pourquoi ? Ça serait idiot de ne pas le faire."
Maros grogna. "Alors, promets-moi que tu ne le feras pas seule." Il hocha la tête en direction de Dagra. "Si les gars ne tombent pas d'accord, ce travail retourne sur le tableau. Je préférerais laisser Fenn décrocher celui-ci et bon débarras."
Jalis fronça les sourcils. "Qu'est-ce qui te préoccupe autant, l'ami ? Si c'est une horde de bandits qui s'est installée quelque part—"
"C'est pas des bandits." Maros regarda brièvement autour de la salle et dit d'une voix basse, "Va discuter avec Dagra et Oriken. Vois ce qu'ils en disent. Si vous êtes tous d'accord, le contrat est à vous. Mais j'en serais pas heureux. Toi et moi avons passé trop d'années ensemble, jeune fille. Ne sous-estime pas ce que ce contrat implique."
Elle étudia son visage. "Je ne t'ai jamais entendu parler comme ça."
"Nous n'avons jamais eu de contrat comme ça."
Alors que Jalis retournait à sa table, Dagra sur ses talons, Oriken leva un sourcil. "Eh bien, ça a été le plus grand divertissement de toute la semaine. T'as raté quelque chose, Dag. Jalis a fichu une sacrée déculottée au trou du cul du coin."
"Je n'ai rien fait de tel." Jalis ignora le regard inquisiteur de Dagra. Elle croisa les bras sur la table et enjoignit ses camarades à se rapprocher d'elle. "Je nous ai trouvé un contrat et vous n'avez pas idée du montant de la prime."
"Je suis pas sûr de vouloir savoir," dit Dagra, "pas après avoir vu la réaction de Maros. Mais bon, je t'écoute."
Les bavardages avaient repris dans la salle de la taverne mais elle jeta un coup d'œil autour pour s'assurer que personne ne les écoutait. "Cinq cents dari d'argent."
Oriken laissa échapper un long sifflement. "Ciel. Tu plaisantes."
"Non."
Les yeux de Dagra étaient empreints de scepticisme. "Tu as les détails ?"
"Non. Je n'ai pas vraiment eu le temps de vérifier."
"Tu n'as pas eu le temps ? Jalis, on n'accepte pas les contrats aveuglément. Tu le sais mieux qu'Orik et moi-même."
"Je sais ! Mais cinq cents dari. À ce prix-là, quel contrat tu ne prendrais pas ?"
"Oh, je peux en penser à un ou deux," dit Oriken avec un sourire en coin. "Mais, Dagra lui, probablement pas autant."
Dagra fit comme s'il n'avait rien entendu. "Bon," fit-il à Jalis. "Voyons voir."
Elle défroissa le morceau de papier et le mit à plat sur la table, fronçant les sourcils tout en prenant connaissance des détails. "Euh, c'est où Lachyla ? C'est quoi la Cité Ravagée ?"
"Oh, par les misérables dieux." Dagra se passa une main sur le visage.
"Quoi ?"
Oriken éclata de rire. "Maros a vraiment mis ça au tableau ? Il se fiche de nous. Ça peut pas être autrement."
Jalis secoua la tête. "Non, il ne ferait pas ça. Attends, c'est pas une légende d'Himaera ça ? La Cité Ravagée, ça faisait partie des histoires du Tisseur de Contes il y a quelques années, non ?"
"Baisse le volume," dit Dagra. "Écoute, qu'il s'agisse d'une chasse au dragon, ou que ce soit pour de vrai, oublie ça. Nous n'allons pas là-bas. C'est marqué d'une tête de mort pour une bonne raison."
Oriken s'offusqua. "Mais voyons. Juste parce qu'on t'a élevé à croire en toute légende qui existe. Tu sais, ça pourrait tout aussi bien être une belle balade à la campagne."
"Tu vas pas croire ça," dit Dagra. "Depuis quand t'es-tu déjà rendu dans les Terres Mortes ? Depuis jamais. Une balade à la campagne. La marche vers la potence, oui."
"J'y connais pas grand-chose aux légendes," dit Jalis, "mais rien que les dix pour cent non-remboursables pourraient nous faire vivre pour quelques mois. Et si nous atteignons l'objectif, ce sera une prime plus lucrative que Maros et moi n'ayons jamais gagnée ensemble au bon vieux temps. Celui-ci, c'est un très gros coup. Si on le laisse filer, Alari ou Fenn ou Henwyn ou n'importe qui va s'en emparer."
"Ce n'est pas moi que tu dois convaincre," dit Oriken. "Moi, je suis partant."
"Toi t'es partant pour n'importe quoi." Dagra le regarda avec colère. "Toujours à te fourrer dans les trous les plus sombres. Même quand on était gamins. N'apprends-tu donc jamais ?"
Oriken haussa les épaules. "C'est toi le superstitieux. Donne-moi une preuve que Lachyla n'est rien d'autre qu'une histoire qui fait peur du Vieux Tisseur de Contes. Donne-moi des preuves qu'on ne devrait pas prendre ce job."
"Tu sais bien que je peux pas. Mais on ne devrait pas aller provoquer les Dyades à nous balader dans les contrées d'une déesse morte. Toute la région est maudite."
"Les Dyades sont tes dieux," dit Oriken. "Pas les miens. Ni ceux de Jalis. Au nom du ciel, Dag, nous sommes des sabreurs."
"Quand bien même nous trouverions l'endroit, nos chances de trouver le... De quoi il s'agit déjà ?" Dagra jeta un œil à la feuille de papier. "Une crypte ? Oh, non. Laissez tomber. Je n'entre pas dans une crypte." Il regarda Jalis. "Tu sais qu'ils enterraient leurs morts sans les brûler ? Des barbares, je te dis. C'est sacrilège."
Oriken lui fit un sourire amusé. "Sacrilège ? Tu parles d'une époque avant que les Dyades ne viennent à Himaera. Comment peux-tu accuser les ancêtres de sacrilège alors qu'ils existaient avant vos dieux ?"
Dagra pâlit. "Tu vas trop loin, Oriken."
"Cela s'était produit partout," dit Jalis, "pas seulement à Himaera. C'était pareil dans l'Arkh."
Dagra but ce qui restait de sa bière. "Jecaiah !" Il fit signe au barman de lui apporter un autre verre puis regarda Jalis de façon insistante. "Au mieux, nous aurons perdu un mois, sinon plus, à errer dans le désert avant de rentrer bredouilles."
Après un soupir qu'elle réprima, elle décida d'essayer une autre tactique. "Vous réalisez que si nous terminons ce contrat, Maros vous offrira probablement à tous les deux l'opportunité de passer vos tests de maîtres-lames."
"T'imagines ça, Dag. Sabreur de troisième échelon après seulement cinq ans." Oriken leva un sourcil. "Toute la guilde ne parlerait que de nous."
"Hmm." Dagra repoussa sa chaise et se dirigea lourdement jusqu'au bar.
"Il finira par changer d'avis," dit Oriken.
Dagra regarda par-dessus son épaule. "J'ai entendu ce que t'as dit. J'attends toujours qu'on vienne me convaincre."
"Tu sembles moins sceptique que tu ne l'étais," dit Jalis alors qu'il reprit son siège. "Écoute, si tu veux venir, ça n'en signifiera que plus à Oriken et moi. Ce serait vraiment dommage de ne pas t'avoir avec nous, mais si c'est ta décision..."
"N'essaie pas ça avec moi, copine. Tu as entendu Maros. Il a dit, c'est nous tous ou aucun de nous."
"Oui, il a dit ça. Mais au bout du compte, ce n'est pas à lui de décider. J'ai vu les détails. S'il essayait de m'empêcher, il le ferait en tant qu'ami, non en tant qu'Officier."
"Pense à tout le bien que ça pourrait apporter," insista Oriken. "Toi et moi, maîtres-lames. La reconnaissance que ça nous apporterait à nous et notre branche, sans parler de toute la guilde. Ce n'est pas que pour l'argent. Par les étoiles, je ne sais même pas ce que je ferais de ma part. Imagine, Dag. Une fois que le mot circulera que nous aurons bravé le fléau, conquis une légende et serons revenus victorieux..."
"Je ne veux pas prendre le risque de contrarier les dieux, pour aucun dari au monde."
"Par les étoiles !" Oriken soupira d'exaspération. "Tout ce qu'on a à faire, c'est de rentrer dans une crypte et trouver une babiole rouillée. Tu peux pas te détendre un peu juste cette fois ? Tu pourrais même attendre dehors pendant que Jalis et moi on s'occupe du côté sérieux."
Demeurant silencieux comme la pierre, Dagra fixait l'offre de contrat du regard.
"Bon," dit Jalis. "Je doute que les Dyades soient contentes si tu nous laissais Oriken et moi à notre propre sort mais si c'est ta décision, je la respecterai."
Dagra lui lança un regard furieux. "Ça, c'était vraiment un coup bas."
Elle haussa les épaules et se leva. "J'accepte le contrat, et Maros le validera. Tu viens, tu viens pas, c'est à toi de voir."
Il soupira. "Je ne suis pas content de ce truc. Pas content du tout."
Jalis sourit. "Tu viens, alors ?"
Dagra voûta ses épaules en signe de défaite. "Je me détesterais s'il vous arrivait quelque chose. Quel choix me reste-t-il ?" Les lèvres serrées, il lança un regard entendu à Oriken. "Ouais, tu auras ma lame juste à côté de la tienne. Comme toujours."
Chapitre Deux
Dans les Terres Mortes
Jalis était allongée sur le ventre, en appui sur les coudes sur la berge, tandis que Dagra et Oriken remplissaient les outres. Une carte de la région était étalée devant elle. Comme elle l'étudiait, elle secoua la tête. "Aucun des hameaux que nous avons vus ces trois derniers jours n'est marqué ici, juste le vieux ringfort que nous avons passé il y a quelques temps."
"Ça ne me surprend pas," intervint Oriken depuis le ruisseau. "Je ne les appellerais même pas des hameaux, juste un amas de vieilles cabanes délabrées. Et les regards qu'ils nous lançaient, à croire qu'ils nous prennent pour des bandits ou même pire."
"Ce sont des gens simples ici," dit Dagra en quittant la rive pour s'asseoir près de Jalis. "À vivre en bordure des Terres Mortes, ils ont tous les droits de se méfier des étrangers, surtout s'ils n'en voient probablement jamais. Et les armes que nous transportons n'ont rien pour inspirer confiance." Il tapota le vieux glaive qu'il portait à sa hanche. "Pour eux qui ne savent pas reconnaître un sabreur – ou tout simplement un mercenaire – d'un bandit, on se ressemble tous un peu."
Oriken se rapprocha d'eux. Il lança à Jalis son outre remplie. "Nous n'avons pas encore besoin de savoir où nous sommes," lui dit-il. "Selon toutes les histoires que l'on raconte par ici, tant qu'on suit la route on finira par atteindre cette ville." Il enleva son chapeau et s'allongea dans l'herbe, les mains repliées derrière la tête.
"Il ne reste presque rien de la route," bougonna Dagra avec un regard en direction de ce qu'il restait de la Route du Royaume, maintenant envahie de végétation. "Imaginez dans quel état elle pourrait être demain, ou le jour d'après..."
"Route ou pas," dit Oriken, les yeux plongés dans le ciel d'après-midi, "d'après les Tisseurs de Contes, tant qu'on va vers le sud ou l'ouest, on peut pas se tromper. On y arrivera. Et puis on rebroussera sans doute chemin et on rentrera bredouille. C'est presque tentant de s'arrêter camper pendant quelques semaines et de retourner pour les dix pour cent."
Jalis leva le nez de sa carte. "Et risquer de perdre les quatre-vingt-dix pour cent restants ? As-tu donc si peu foi en ce que nous ne trouvions ce bijou ?"
Oriken haussa les épaules. "Je n'ai foi en rien. J'honorerai le contrat, tu le sais. Mais d'après ce que Maros avait dit de Cela, il semble que les corbeaux ont aspiré ce qui lui restait de cerveau. Un nom de famille ! Qui donc a encore ça de nos jours ?" Surprenant le regard de Jalis, il dit : "Bon, d'accord peut-être que toi, tu en as un, et peut-être quelques autres aussi, ceux qui sont venus du continent, mais notre cliente est d'Himaera." Il ricana. "Et elle affirme qu'elle est descendante de Lachyla. Ha !"
Jalis souleva un sourcil. "Et pourquoi ne le serait-elle pas ?"
Oriken grogna et ferma les yeux.
"Il y aurait eu des survivants au fléau," souligna Dagra.
"Que Cela soit folle ou que ce soit nous," dit Jalis, "nous allons traverser le Plateau de Scapa, découvrir cette soi-disant Cité Ravagée et faire de notre mieux pour trouver cet héritage." Elle jeta un coup d’œil à Dagra. "Quelque chose te préoccupe ?"
Il lui lança un regard sombre et resta silencieux quelque temps avant de répondre. "Ouais, quelque chose me préoccupe. Tout d'abord," — il se pencha en avant et frappa la carte du doigt là où le symbole de la Tête de Mort trônait au cœur du Plateau de Scapa — "ça, ça me dérange au plus haut point. Il y a une bonne raison pour que personne ne vienne par ici."
"Ouais, c'est parce que tout Himaera a été abandonnée des dieux," dit Oriken d'une voix endormie. "Nous nous sommes débarrassés du règlement des rois et ce n'était qu'un seul côté de la pièce."
"Ensuite," continua Dagra tout en lui jetant un regard cinglant, "en supposant un instant que toute cette région soit la plus petite étendue sauvage que nous ayons jamais vue, que se passera-t-il si nous trouvons Lachyla ?"
Jalis fourra la carte dans son sac à dos. "Qu'est-ce que tu veux dire ?"
"Dag s'inquiète à propos du cimetière," dit Oriken.
"Un peu que je m'inquiète, oui ! Ça n'est pas convenable de laisser les gens pourrir comme ça. Et on s'attend à ce qu'on entre dans quelque trou dans la terre rempli de toutes sortes de vieux cadavres non sanctifiés ? Ce que je veux dire, c'est qui diable—"
"Je vais te dire qui." Jalis se redressa et le regarda droit dans les yeux. "Trois sabreurs qui ont tout le mal du monde à trouver de quoi survivre. L'argent se fait rare, et nous serions complètement idiots de refuser un tel contrat. On a de la chance que Maros nous ait prévenus. Il n'avait pas à le faire."
"Nous avons nos chambres à la taverne grâce à Maros", souligna Oriken. "Et la nourriture grâce à la guilde elle-même."
"Quand bien même. Les contrats ces derniers temps ont été minables." Jalis se remit agilement sur pied. "Nous n'avancerons à rien à discuter ici. On a encore quelques heures avant la tombée de la nuit, alors continuons."
Avec un grognement, Dagra se remit sur ses pieds, attrapa son paquetage et le balança par dessus son épaule. Alors qu'il reprenait la route, Jalis lui emboîta le pas et lança un regard en direction d'Oriken qui se trouvait en appui sur ses coudes.
"Juste au moment où je me mettais à l'aise," cria-t-il.
Elle lui fit un clin d'œil et se tourna vers Dagra. "Ça fait cinq ans et il n'a pas changé d'un poil."
Dagra ricana. "Cinq ans ? Même après vingt-cinq ans. L'homme est aussi paresseux que l'était le garçon mais si je devais descendre dans la Fosse elle-même, je ne voudrais personne d'autre à mes côtés. Et toi aussi, bien entendu."
Jalis sourit. "Il en va de même pour moi, l'ami." Puis une sombre pensée lui vint. Descendre dans la Fosse. J'espère, au nom de quiconque nous entende, que ce n'est pas où nous allons.
Alors que la nuit s'épaississait, ils aperçurent, en retrait de la route et nichés au bord d'un grand bosquet d'arbres, un chapelet de quatre chalets en pierre et en bois et quelques granges et dépendances éparpillées autour. Les bâtiments semblaient intacts mais couverts de mousse, et des herbes et quelques fleurs poussaient maintenant sur les toits. L'endroit semblait complètement abandonné. Et si l'endroit était encore habité, il n'y avait aucune trace de soins ni d'entretien.
"On dirait qu'on a trouvé un abri pour la nuit," dit Oriken.
Jalis n'en était pas aussi sûre. "Si ces maisons ont l'air aussi délabrées à l'intérieur qu'à l'extérieur, on ferait tout aussi bien de dormir à la belle étoile."
Dagra grogna. "Bah, nous allons bientôt le savoir." Il accéléra l'allure, forçant ses courtes jambes à faire de grandes enjambées en direction du chalet le plus proche. Tout en toquant à la porte, il appela : "Il y a quelqu'un ?"
Oriken rejoignit Dagra. Il rigola et tapa son ami sur l'épaule. "Dag, si quelqu'un vit ici, leurs provisions doivent être exceptionnelles. Cette porte n'a pas été ouverte depuis des années." Du doigt il pointa les pissenlits qui croissaient en touffes sur les bords de la porte, ainsi que le lierre intact qui cheminait le long du cadre et à travers la porte. Il tendit la main vers la poignée et la tourna ; la porte s’entre-bailla d'un pouce vers l'intérieur et une puanteur de moisi s'en échappa. Dagra froissa le nez de dégoût.
"Ça a besoin de prendre un peu d'air," remarqua Oriken. "Tout ira bien." Il enfonça la porte d'un coup d'épaule. Les branches de lierre cassèrent et la porte racla sur le plancher, les gonds gémissant jusqu'à ce que la porte heurte le mur. Ils furent accueillis par l'obscurité, imprégnée d'une odeur fétide et nauséabonde qui fit reculer Oriken d'un pas. "Ou peut-être que non," dit-il avec un haussement d'épaules.
Sur la droite de la pièce vide et poussiéreuse se trouvait une entrée vers une deuxième pièce. Oriken s'y rendit et jeta un coup d'œil à l'intérieur. "Hmm."
Jalis s'arrêta au centre de la première pièce. "Qu'est-ce que tu vois ?"
Oriken clignait des yeux dans l'obscurité. Puis, il eut l'air décontenancé. "Oh."
"Par la Fosse, qu'est-ce que tu veux dire Oh ?" Dagra grommelait alors qu'il se réfugia derrière Jalis. "Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ?"
"Des toiles d'araignée." Oriken se tourna vers un jeu de volets derrière lui et ouvrit celui de gauche, faisant ainsi pénétrer un peu de la lumière du soir.
Jalis ne pouvait apercevoir ce qu'Oriken voyait mais quand elle le vit sortir de la deuxième pièce, les yeux plissés et secouant la tête, elle sut qu'ils ne passeraient pas la nuit là.
"On devrait aller voir une autre maison," suggéra Oriken, un regard appuyé en direction de Dagra.
"Allez, sois pas une mauviette." Dagra passa devant lui.
"Euh, Dag, à ta place—"
Dagra entra dans la pièce et jeta un coup d’œil sur le côté. Un air horrifié envahit son visage et il recula contre le cadre de la porte. "Par les dieux de l’Au-Dessus et de l’En-Dessous !" Il s'éloigna en titubant et s’engouffra entre Oriken et Jalis pour disparaître par la porte d'entrée. "Bordel !" cria-t-il. "Tu aurais pu me prévenir !"
"J'ai essayé !"
"Le prévenir de quoi ?" demanda Jalis.
Oriken haussa les épaules. "Comme je l'avais dit, il y a des toiles partout. Je ne les ai vues qu'après avoir ouvert le volet. Il y en a sur le cadavre, ça le recouvre comme un linceul."
"Oriken ! Tu sais comment est Dagra avec ça !"
"Oh, oui ? Et moi alors ? Il y avait une grosse araignée qui rampait sur le visage du cadavre." Il s'éloigna en frissonnant. "Je déteste les araignées !"
"Et je déteste les surprises !" cria Dagra de l'extérieur.
Tout en souriant, Jalis jeta un coup d’œil dans la pièce adjacente. Son sourire s'évanouit quand elle aperçut un morceau de parchemin sur le bras de la chaise où le cadavre était affaissé. Elle s'en approcha et brossa les morceaux de toile qui y étaient accrochés, prit le papier et souffla la poussière accumulée dessus. Après avoir lu le morceau de papier, elle le replaça à côté du cadavre et regarda le visage desséché avec une touche de sympathie.
"Nous vous laissons en paix," dit-elle à voix basse. "Désolée de vous avoir dérangé." Elle quitta le bâtiment et observa ses compagnons qui se disputaient. "Vous savez," fit-elle remarquer, "j'ai parfois l'impression d'être une nourrice dans un orphelinat plutôt qu'une femme d'épée chez les Sabreus de la Guilde." Alors que les deux hommes marmonnaient leur désaccord, elle pointa la porte ouverte de son pouce par-dessus son épaule. "Ce gars-là est resté alors que tous ses voisins avaient décidé de partir. Il a refusé de se joindre à eux. Au lieu de cela, il est resté ici et est mort seul en toute dignité, ou du moins ce qu'il en croyait. C'est si triste de constater que quelqu'un se soucie plus de son petit lopin de terre que d'une meilleure chance de survivre ailleurs."
Les hommes la regardèrent avec un air absent avant de reprendre leur dispute. Avec un soupir, Jalis les planta là. "Je vais aller vérifier la maison d'à côté. Araignées ou cadavres, restez derrière moi les garçons. Maman vous protégera."
"T’es un enfoiré," entendit-elle Dagra dire à Oriken alors qu'elle se dirigeait vers la demeure la plus éloignée.
"J'ai essayé de te prévenir," rétorqua Oriken. "Mais, non, il a fallu que tu débarques en héros. Tu croyais que c'était juste des araignées, c’est ça ? Tu voulais me faire passer pour un trouillard. Espèce de nain stupide."
"De nain ? Je peux te mettre sur le cul en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, espèce de bâtard dégingandé."
"Ah ouais ? Et pourquoi pas tout de suite ?"
"Les enfants !" leur cria Jalis alors qu'elle atteignait l'autre chalet. "Vous allez vous tenir mieux que ça, sinon je vous jure que je vous la mets, cette fessée !" Elle observa leurs expressions abasourdies, puis se tourna vers le chalet et, d'un coup de talon, en fit céder les portes. Les charnières cédèrent et les battants s'ouvrirent vers l'intérieur. Les mains à portée de ses poignards, elle s'avança dans l'obscurité et attendit que ses yeux s'ajustent. Les sombres contours de quelques meubles se dessinaient dans la pièce simple ; il y avait une cheminée sur le mur opposé, une palette sur un côté et un garde-manger de l'autre. Elle vérifia rapidement que rien de mort ne traînait dans les coins – à l'exception d'un squelette de rat dans la cheminée – et qu'il n'y ait pas trop de toiles d'araignée.
Dagra et Oriken entrèrent, l’air penaud.
Elle leur lança un regard impavide. "La voie est libre. Vous êtes en sécurité."
Quelques minutes plus tard, alors qu'Oriken s'affairait à allumer un feu dans la cheminée, Jalis s'assit sur une chaise branlante et regarda Dagra. L'homme barbu se tenait debout au milieu de la pièce, les yeux baissés sur le sol couvert de poussière. Il était visiblement encore secoué.
Il leva les yeux et croisa son regard. "N'y a-t-il donc rien qui te dérange ?" demanda-t-il. "Mêmes les hommes ou les femmes les plus coriaces ont une faiblesse. Ça fait cinq ans qu'on te connaît et je ne t'en connais aucune."
"Il y a une chose dont j'ai peur," admit-elle. "C'est de perdre."
"Perdre quoi ?"
Elle le regarda tout droit. "Les gens que j'aime."
Il poussa un grognement et sa barbe se fendit d'un sourire forcé mais chaleureux. "Eh bien, il est peu probable que tu ne nous perdes de sitôt. Pas à moins qu'une araignée monstre ne descende par la cheminée et n'avale Orik."
"Ou," dit Oriken tout en frappant un silex contre une pierre à feu, "à moins que le cadavre dans la maison là-bas ne vienne dans la nuit pour réclamer Dag à la porte."
Dagra s'emporta contre lui. "Il a fallu que tu le dises, hein ?"
"Je suis sérieuse," leur dit Jalis. "Nous allons vers l'inconnu et je déteste ne pas savoir. On a failli perdre Maros cette année. La formidable équipe de quatre est passée à trois et nous pouvons nous considérer chanceux de nous en être sortis."
"C'est vrai," acquiesça Dagra. "Ça, nous le sommes."
"C'est un métier dangereux." Jalis se leva, dégrafa son matelas de son paquetage et le déroula sur la palette. "C'est vrai, en onze ans au sein de la guilde, je n'ai vu qu'une poignée de sabreurs mourir pendant un contrat. La plupart était des compagnons, ou moins que ça." Elle jeta une couverture sur son matelas puis se retourna vers les deux hommes. "Statistiquement, plus vous gravissez les échelons, moins vous risquez de mourir comme sabreur ; vous êtes en chemin pour devenir maîtres-lames au cours des deux années qui viennent mais bon, vous n'y êtes pas encore, alors, pas d'arrogance. Et pour l'amour du ciel, essayez de contrôler vos réactions. Dag, dans ta panique, tu aurais pu aveuglément courir depuis ce cadavre et te jeter dans les mâchoires d'une créature bien vivante. Comment expliquerais-tu ça aux Dyades dans l'au-delà ?"
Dagra gonfla ses joues et souffla. "C'est noté."
"Et Oriken, il y a peu d'araignées hostiles à Himaera. Tu devrais voir celles de Sardaya. Avec des gros corps boudinés et rayés de rouge et de blanc. Une morsure et on finit boursouflé comme un cadavre mûr." Oriken et Dagra marmonnèrent à l'unisson et, dans la sombre lumière du crépuscule, Jalis crut voir leurs visages prendre une teinte plus pâle. "Voyez comment ceci est facile ?"
"Facile et inutile." Oriken se concentra sur les outils qu'il avait à la main et recommença à frapper sa pierre à feu sur les brindilles.
"Sans parler des Danseurs de Pierre qui infestent les Terres Plates de Ghalendi," poursuivit Jalis en hochant la tête vers Oriken. "Les adultes font la moitié de ta taille. Et ils peuvent abattre une araignée d'un simple coup de leurs jambes dotées de lames. Sans armure et une bonne arme assez lourde pour les écraser, une seule de ces arachnides pourrait régler ton sort en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire."
Oriken lui tourna le dos. "Tu inventes, là."
"Alors, tu l'allumes ce feu ou non ?"
Avec un grognement, il redoubla d'effort. "Ce maudit bois n'est pas des plus secs. Et alors, tu as déjà vu une de ces créatures ?"
"Non, mais je connais des gens qui en ont vu. Il y a peut-être un tout petit peu d'embellissement autour mais je ne doute pas de l'existence des Danseurs de Pierre. Mon propos est que ta peur n'est pas naturelle. Les petites araignées d'ici ne peuvent pas te faire du mal."
"Ce n'est pas ça qui m'énerve, c'est leur façon de— Voilà !" Une petite flamme se matérialisa sur les brindilles. Oriken souffla dessus doucement et le feu prit, radiant une lueur d'ambre dans la grisaille de la salle. "Ce qui m'énerve avec les araignées, c'est leur aspect et la façon dont elles bougent. Des créatures dégoûtantes." Il s'entoura de ses propres bras et se les frotta. "On peut changer de sujet ?"
"Chut !" Dagra leva la main pour faire silence.
"Quoi ?" dit Oriken, après un moment. "Je n'entends que des grincements de bois."
"Là, à nouveau." Dagra gardait sa voix basse. "Pendant que tu étais en train de parler."
Jalis attrapa son ceinturon sur la table à côté d'elle. "J'ai entendu." Encore faible mais immanquable, un cri de meute. "Des cravants. Dag, ferme la porte. Orik, aide-moi à pousser le garde-manger contre la porte." Elle attacha son ceinturon autour des hanches et s'avança vers le meuble imposant. Alors qu'Oriken prenait position à ses côtés, Dagra referma les portes du chalet ainsi que les volets en toute hâte. Jalis et Oriken s'abaissèrent derrière le garde-manger et placèrent leurs épaules contre le meuble. Puis, ils se mirent à pousser mais rien n'y fit. Plantant ses pieds plus fermement, Jalis mit tout son poids dans l'effort et sentit Oriken en faire de même. Le garde-manger racla et grinça sur le plancher, son contenu cliquetant à chaque poussée. Assez vite, ils parvinrent à le coincer fermement contre la porte.
"Il faut qu'on renforce les volets !" Dagra scanna des yeux le contenu de la pièce.
Jalis secoua la tête. "Il n'y a rien."
Oriken tordit le bord de son chapeau. "En général, les cravants laissent les humains tranquilles, mais ici, au-delà des dernières terres habitées..."
"C'est leur domaine," dit Dagra d'un air sombre. Les cris des créatures se faisaient de plus en plus pressants. Il tira son glaive. "Ils sont sortis des bois."
"Ils nous ont entendus et maintenant ils ont trouvé notre odeur." Jalis sortit leur mini arbalète de son paquetage. "Si nous restons silencieux, il se pourrait qu'ils s'en aillent après un moment."
Mais les volets sans renforts constituaient le point faible de la défense du chalet. Jalis chargea et arma l'arbalète, puis se tint prête derrière les deux hommes alors que ces derniers prenaient position près des volets. Ils attendirent en silence, écoutant les cravants bondir à travers la clairière, leurs cris gutturaux résonnant vaguement comme ceux des singes propres à l'extrême sud de l'Arkh. Jalis pouvait les imaginer dehors, leurs mâchoires proéminentes armées de chaotiques amas de crocs et cette deuxième paire d'yeux plus petits, telles des billes d'obsidienne sur les côtés de leur tête. Le cravant était une bête hideuse mais en dépit de son apparence, Oriken avait raison, ces primates qui chassaient en meute avaient tendance à éviter les humains, préférant rester invisibles et à couvert dans les profondeurs des bois. Mais ici, aux confins du Plateau de Scapa, il était possible que ces cravants n'aient jamais vu d'humains, les habitations les plus proches se trouvant à une demi-journée de marche vers le nord.
Quelque chose s'écrasa à l'extérieur et Jalis imagina les créatures se précipitant dans la première des maisons, suivant l'odeur des hommes mais ne trouvant qu'un cadavre mort depuis longtemps. Le bruit étouffé des pieds et des poings martelant le sol s'approcha du chalet et, malgré elle, Jalis tressauta lorsque des poings s'abattirent contre la porte, le bois partant en éclats lorsqu'il heurta le garde-manger. Les cravants rugissaient, sentant la proximité des sabreurs.
Le meuble bougea d'un pouce. Au-delà du seuil, la créature assaillante grogna de frustration et frappa plus fort contre la porte. Une charnière explosa de son support et une étroite ouverture apparut. Au travers, Jalis vit un corps massif recouvert d'une masse de poils noirs. Le cravant était de la même taille que Dagra, un peu plus court que Jalis. Un œil noir et rond scruta à l'intérieur puis le cravant se mit à rugir.
Jalis décocha son carreau. C'était un bon tir. Le projectile traversa l'ouverture et se ficha directement dans la gueule de la créature. Elle hurla de douleur et s'éloigna en titubant. Une autre prit sa place et Jalis réarma son arbalète.
D'un regard, Oriken lui enjoignit d'attendre, tandis qu'il alla rapidement planter son sabre entre la porte et le cadre, portant plusieurs coups dans la masse du cravant. La créature rugit et frappa le cadre de la porte de son coup de poing recouvert de pelage gris. Les serres épaisses qui formaient ses doigts se glissèrent dans l'ouverture. D'un coup, Oriken abaissa son sabre, faisant une profonde entaille dans les doigts de la créature et en amputant un. La créature en furie retira sa main et lâcha un rugissement monstrueux. Oriken battit en retraite et Jalis décocha son carreau. Le primate poussa un grognement et tomba à terre. Dehors dans la clairière, de sombres masses en mouvement convergeaient vers le chalet.
Des poings claquèrent contre les volets. De la poussière s'échappa des fissures entre les planches. Dagra prit du recul et brandit son glaive alors que les volets partirent en éclats. La forme sombre d'un cravant emplit l'ouverture, sa poitrine bandée de muscles ondulait alors qu'il leva les bras et poussa un rugissement.
Jalis prit un autre carreau et le fit glisser dans l'arbalète, tout en observant la créature levant son bras et se préparant à balayer Dagra d'un coup. Armant l'arbalète en toute hâte, elle appuya sur la détente et le carreau partit s'enfoncer dans l'un des quatre yeux de la créature. Dagra s'esquiva et planta son glaive dans le bras qui s'élançait vers lui. Le cravant s'empara de son visage, arrachant le carreau de son œil.
Il n'y avait pas grand-chose que Jalis pût faire à part charger l'arbalète, mais elle avait un nombre limité de carreaux. Il n'y avait pas non plus assez de place à la fenêtre pour que les deux hommes puissent y assurer une bonne défense sans risquer de se blesser l'un l'autre. Il leur fallait une nouvelle tactique.
"Du feu !" cria Jalis. "Il y a une vieille torche sur le mur."
Oriken se précipita. Il s'empara de la torche et en plongea la tête dans l'âtre maintenant en feu. Les flammes prirent et il courut vers Dagra alors que le cravant blessé se préparait à une attaque. Alors que la bête se concentrait sur Dagra, Oriken lui planta la torche en feu dans le visage. Elle émit un hurlement perçant et se jeta dans la poussière pour tenter d'éteindre les flammes. Alors qu'elle se remettait sur pied, Jalis lui tira un carreau dans la tête. Le cravant hurla et s'éloigna en chancelant, fit plusieurs pas en titubant à travers la clairière, puis s'effondra au sol. Les hurlements se firent plus rares, de même que les mouvements de la créature, ce qui permit aux flammes de se propager.
Les autres cravants se recroquevillèrent dans les ténèbres, leurs yeux noirs scintillant comme des billes de feu. L'un d'eux tenta de s'approcher et Oriken brandit sa torche en sa direction. Les flammes lui léchèrent le bras et le cravant balaya la torche d'un coup, faisant tomber la tête et expédiant le brûlot rouler sous la palette fourrée de foin.
Alors que la puanteur de pelage brûlé et de chair rôtie s'engouffrait à travers les ouvertures, Dagra planta son glaive dans l'épaule de la créature. Elle alla s'affaler en arrière contre son compagnon à terre. Les flammes qui consumaient la première s'emparèrent de la seconde et, dans un cri d'agonie, elle sauta sur ses pattes et partit en bondissant vers le reste de la meute, les envoyant tous vers les bois. Le cravant en feu boita autour du chalet et les cris de la meute s'évanouirent alors qu'ils disparaissaient vers les profondeurs des bois.
La palette était en feu, de la fumée envahissait la pièce. Oriken avait sauvé son paquetage et son matelas juste à temps et il s'occupait du reste de leur équipement.
"Par les volets," cria Dagra, en hurlant en direction de Jalis et d'Oriken. "Maintenant !"
Ils s'emparèrent de leur paquetage et Jalis grimpa à travers les volets derrière Dagra. Il n'y avait aucun signe de la meute de prédateurs, à l'exception de celui qui était maintenant immobile au sol, quelques flammes parsemant son dos. Oriken se hissa à travers les volets ouverts, haletant de douleur alors qu'il glissa son sabre dans son fourreau.
"Tu saignes," dit Jalis.
Il jeta un coup d'œil à la déchirure de sa chemise sur son avant-bras. Attrapant la manche, il la déchira de l'épaule et se l'attacha autour de sa blessure. "Je m'occuperai de ça plus tard. Pour l'instant, il faut qu'on s'éloigne d'ici."
Alors que les trois couraient vers la Route du Royaume, Jalis pensa avec amertume : Une balade à la campagne. Au-dessus d'eux, le ciel brillait de pans étoilés pendant que, derrière eux, l'enfer du chalet en flammes rugissant dans la nuit s'éloignait dans le lointain et qu'ils s'enfuyaient à travers la bruyère.
Chapitre Trois
Tout À Moi
"C'est ça," dit Wayland en s'accroupissant à côté de Demelza. "Contrôle ta respiration. Suis le lapin avec ton arc. Là, tu retiens, tu armes et tu vises. Et une fois que tu es sûre, tu lâches."
À une courte distance et légèrement sur le côté du Gardien et de la fille, Eriqwyn avait les bras croisés et observait Demelza et le lapin. Elle va le rater, pensa-t-elle avec agacement. Son corps est crispé et elle n'est pas totalement concentrée. Étouffant un soupir, elle secoua la tête. Je suis Première Gardienne, je ne devrais pas avoir à perdre mon temps avec celle-ci ; ça demande trop de patience pour faire entrer quoi que ce soit dans sa tête.
Cinquante mètres plus loin, le lapin sortit de derrière le buisson qui l'avait partiellement caché. Il s'arrêta, renifla l'air et dirigea son regard droit sur Demelza et Wayland. La fille décocha sa flèche qui traversa l'air ensoleillé et se ficha dans l'herbe plusieurs mètres avant sa cible. Le lapin disparut dans un saut. Furieuse, Demelza le suivit du regard alors qu'il s'échappait dans la lande. Eriqwyn ramassa son arc posé au sol et marcha dans leur direction.
Les yeux de Wayland s’écarquillèrent et il se releva. "Ah ! Tu as vu ça ? Tu ne l'as pas eu avec ta flèche mais on dirait bien que ce pauvre animal soit mort de trouille !"
Eriqwyn se retourna. Le lapin s'était rapidement éloigné mais il gisait maintenant immobile, son ventre blanc couché dans l'herbe courte. Elle marcha vers la frêle créature et la toucha de sa botte. Elle s'agenouilla et posa une main sur sa poitrine. Son cœur s'était arrêté et son œil brun pointait aveuglément vers elle. Wayland avait raison ; l'animal était mort de peur.
Elle le saisit par la queue et se dirigea vers Demelza. "Ton trophée," dit-elle à la fille en lui tendant le lapin. "Mais il ne compte pas. Tu dois te concentrer davantage. Où avais-tu la tête ? Tu pensais à ta cible ou à autre chose ? J'ai l'impression qu'une partie de ton esprit était ailleurs." Elle regarda Wayland. "Demelza a besoin de plus d'entraînement sur cibles fixes jusqu'à ce qu'elle apprenne à se concentrer totalement."
Wayland haussa légèrement les épaules et hocha de la tête. "Si tu le dis."
"Et toi ?" Eriqwyn pencha la tête en direction de Demelza. "Qu'attends-tu pour aller récupérer la flèche que Wayland t'a généreusement laissé utiliser ?"
Le regard de Demelza semblait aussi funeste que celui du lapin quand il était en vie et aussi vide que quand il était mort. Tendant son arc à Wayland, elle partit en courant récupérer la flèche.
Eriqwyn soupira ; Wayland lâcha dans un souffle : "Ah, Queenie. Tu es trop dure envers la petite. C'est vrai qu'elle n'est pas la plus futée du village mais elle n'est pas sans talent."
"Et quel talent... Je suis Première Gardienne du Ruisseau du Vairon et je ne devrais pas perdre mon temps à chercher où ses talents se cachent."
"Et qu'en est-il de moi ? Linisa et moi sommes tes seconds pour ce qui est de la protection du village. Est-ce vraiment indigne d'un Gardien d'aider un jeune à devenir chasseur ? Bien sûr que non. C'est comme ça qu'on perpétue le cycle et que le village reste fort."
Eriqwyn aspira l'air à travers ses mâchoires serrées. "Pas besoin de me sermonner, mon vieux. Je sais tout ça. Mais cette fille..." Son regard fixait Demelza alors qu'elle retournait vers eux. "Elle est maudite du jour où elle est née. Il y a quelque chose en elle... Elle n'a ni mon affection, ni ma confiance. Tu en as vu beaucoup des lapins qui meurent de frousse comme ça ?"
"Ça arrive."
"Deux fois en deux semaines ? De la même fille ?" Elle se retourna vers Wayland et le fixa du regard, mais ses yeux s'adoucirent quand ils rencontrèrent le regard paisible de Wayland. "Continue à l'entraîner mais garde les rapports de progression pour toi. Je n'ai aucune hâte de savoir comment elle peine, ni d'entendre combien de créatures elle aura tuées d'un simple regard."
Wayland sourit et se tourna vers la fille qui arriva jusqu'à eux, la flèche dans sa main. "Qu'as-tu appris aujourd’hui ?" lui demanda-t-il.
Le regard de Demelza alla de Wayland à Eriqwyn, puis d'Eriqwyn à Wayland. Sa bouche sembla fonctionner sans bruit avant qu'elle ne réponde. "J'ai appris..."
Eriqwyn fronça les sourcils. "Alors ?"
"J'ai appris à..."
Oh, pour l'amour des déesses, pensa Eriqwyn.
"Réfléchis à la question," dit Wayland, faisant montre de patience.
Demelza regarda le lapin que Wayland tenait dans sa main puis, après un long moment, elle dit : "J'ai appris qu'un lapin est moins intelligent que Melza." Eriqwyn étouffa un soupir et tourna les talons. Alors qu'elle s'éloignait, elle entendit Demelza ajouter : "Ben, il est toujours mort."
"Un marécage," grommela Oriken en libérant sa botte du bourbier dans un bruit de succion. Il jeta un coup d'œil devant lui, une plaine dégagée, des arbres épars et tordus, des touffes de roseaux et d'herbes qui parsemaient le paysage. "C'est bien ce qu'il nous fallait."
Des nuages s'étaient amassés et l'air s'était empli d'une fine brume. Le marais était infranchissable, à moins d'aller y patauger, un risque qu'Oriken ne voulait pas prendre. C'est notre sixième jour de voyage et on n'est même pas à mi-chemin, pensa-t-il, fronçant les sourcils en regardant sa botte couverte de boue. C'était leur premier obstacle, si on ne comptait pas ces putains de primates. Sous le bandage de son avant-bras, l'égratignure laissée par la griffe du cravant commençait à lui démanger.
"Il va falloir contourner," dit Jalis en s'asseyant dans les buissons qui avaient envahi les ruines de l'ancienne route pour retirer ses chaussures. "Tu as dit au sud, puis à l'ouest, c'est ça ?"
"Ouais." Oriken se frotta le menton piquant de barbe pour éviter de se gratter l'avant-bras. "La distance vers la côte est beaucoup plus courte à l'ouest qu'à l'est. À plus ou moins une trentaine de kilomètres à partir d'ici."
Dagra souffla. "Et à quoi ça nous sert de le savoir ?"
Oriken haussa les épaules, saisit son chapeau par son rebord et l'enleva. "Si on part vers l'est, ça nous rajouterait des jours, peut-être même une semaine entière, à notre voyage. Et puis, je préférerais avoir à traverser un littoral rocheux et des plages, plutôt que patauger dans une tourbière."
"Passons par l'ouest, alors," dit Jalis en retirant ses chaussures de son sac pour les enfiler à nouveau. "Ça ne nous sert à rien de savoir sur quelle distance s'étend le marais. On en suivra le bord d'aussi près qu'on le peut." Elle tendit la main à Oriken pour qu'il l'aide à se relever.
"Et si ça nous menait tout droit vers l'océan ?" demanda Dagra. "Tu parles d'une aubaine !"
Oriken passa une main dans sa chevelure abondante, puis il remit son chapeau tout en en tiraillant le bord. "Dans ce cas-là, on fera demi-tour et on repart vers l'est. Pourquoi envisager le pire, Dag ? Ce n'est déjà agréable pour aucun de nous. Faudrait que tu y mettes un peu du tien."
Dagra bougonna quelque chose dans sa barbe et lança un regard noir à travers la lande marécageuse.
"Qu'est-ce que tu dis ?"
"Rien. Rien du tout." Dagra marcha vers l'ouest en bordure du marais, un masque de contrariété plaqué sur le visage.
Se mettant en marche derrière lui, Oriken jeta un coup d'œil vers Jalis. "Il est trop crispé. S'il y avait un quelconque sanctuaire aux Dyades dans le coin, ça lui remonterait le moral en moins de deux."
Jalis hocha la tête. "Je commence à me rendre compte combien ça lui coûte de s'être joint à nous. Je n'avais pas idée de ce que ça lui ferait quand on était à la taverne."
"Il s'en remettra. Sa foi est la plus forte que je connaisse, à mon propre agacement, je dois le dire. Je lui donnerai un coup de main."
"J'espère que tu as raison," dit Jalis, "bien qu'à t'entendre, on dirait que tu places ta foi dans la foi de Dagra."
Oriken émit un rire tranquille. "Tu m'as bien eu, là."
L'après-midi passa lentement. La pluie, bien que légère, était incessante. Jalis et Dagra avaient remonté le capuchon de leurs manteaux tandis qu'Oriken avait revêtu sa veste en cuir de nargut. Ça le tenait au chaud et il était sec. Dagra les rejoignit et marcha de l'autre côté de Jalis, tous les trois longeant les bords du marais. Ils ne parlaient pas beaucoup ; Oriken se surprit à se demander ce qui pouvait bien les attendre. Ils n'étaient qu'à deux jours de marche de toute civilisation mais, en dépit du paysage familier qu'était Himaera, le Plateau de Scapa avait une atmosphère distincte. Le paysage dégagé lui donnait un sentiment de liberté mais le mettait également mal à l'aise, comme si la terre elle-même sentait leur présence et les considérait comme des intrus. Ce qui, bien sûr, ne faisait aucun sens.
Sans doute l'humeur de Dag qui déteint sur moi, pensa-t-il, puis il secoua la tête. Voyager et se retrouver dans la nature du jour au lendemain n'était nouveau pour aucun d'eux ; mais de pénétrer chaque jour un peu plus dans une vaste région inhabitée, une région que les vivants avaient désertée et abandonnée au passé, il ne parvenait pas à faire taire l'appréhension qui s'emparait de lui. Y avait-il vraiment une cité de l'autre côté des Terres Mortes ? Si c'était le cas, alors ce devait être une coquille vide, en ruine et envahie par la végétation.
Comme il avançait péniblement, la pluie battit plus fort et martela le bord de son chapeau. Alors que Jalis et Dagra marchaient en silence à ses côtés, perdus dans leurs pensées, Oriken se prit à penser à la légende de Lachyla. L'histoire de la cité était vague et embellie de légendes mais, quatre ans plus tôt, Oriken l'avait entendue savamment racontée par un Tisseur de Contes à la Folie de l'Aulne. À l'époque où Oriken et Dagra n'étaient encore que des débutants de la guilde et de nouveaux pensionnaires de la Folie de l'Aulne, ils vivaient dans la maison de la guilde avec Maros, Jalis et le reste des sabreurs, du temps où le Camelot Solitaire appartenait encore à Alderby. Le Tisseur s'y était arrêté une nuit.
Juste après minuit, dans la grande salle de la taverne, l'air était lourd de la fumée de bois, de bière et de dur labeur. Les sabreurs étaient regroupés à leurs tables près de la seule porte d'entrée. Oriken se souvenait avec une pointe de tristesse pour son mentor et ami sang-mêlé que Maros devait se pencher pour passer par cette porte, avant même que la lyakyn n'ait attaqué sa jambe. Un étranger entra par la porte et jeta un coup d'œil autour de la grande salle. Lentement, le silence s'abattit sur la pièce. L'homme, d'âge moyen, était aussi grand qu'Oriken. Il se dirigea vers le bar, écarta d'un geste les pans arrière de son pardessus bleu et brun et, d'un saut, se percha habilement sur le comptoir.
Depuis sa barbe sel et poivre soigneusement entretenue émergea le sourire de l'énigmatique Tisseur de Contes. Son regard glissa sur les visages captivés des clients silencieux. Ses yeux étaient vivaces. Son menton, légèrement en avant, démontrait une calme assurance. Tandis que le feu crépitait dans l'âtre, il lissa les plis de son pardessus et commença à tisser un conte...
À l'âge d'or de l'Époque des Rois, Lachyla était une ville forteresse vibrante de vie et d'activités, d'une puissance et d'une suprématie à nulles autres pareilles à Himaera. Son peuple célébrait la mort par des cérémonies élaborées dans les somptueux jardins funéraires. Les murs imposants du cimetière constituaient la première ligne de défense de la cité ; quelques décennies auparavant, une armée d'envahisseurs avait franchi les portes, ou du moins pensait avoir réussi, pour finir cernée de tous côtés par des archers. Les jours de guerre touchaient à leur fin mais, en une seule génération, le grand échiquier des royaumes se vit transformé par la mortalité éphémère des hommes, lorsqu'une nouvelle seigneurie émergea des coulées de sang d'une seigneurie précédente. L'âge d'or des monarques était voué à une fin calamiteuse, en grande partie, par les actes d'un seul homme.
Le dernier roi de Lachyla fut Mallak Ammenfar. Au grand dam des souverains tyranniques de l'époque, Mallak était un roi droit et juste, et il réussit très vite à nouer des alliances avec ses voisins du nord. Dans les premiers jours de son règne, Himaera vivait dans une paix précaire mais, peu à peu, ses talents de diplomate suscitèrent une paranoïa grandissante. Déterminé à faire de Lachyla un état-cité autonome, il commença par fermer les voies commerciales vers les royaumes les plus au nord et établit des restrictions aux déplacements des citoyens. Mallak négligea les colonies les plus éloignées du Royaume de Lachyla et se concentra sur la cité fortifiée.
À la mort de sa mère, il s'isola et passa le plus clair de son temps dans le sanctuaire du château. Personne ne sut ce qu'il y faisait, pas même la reine.
Privé du commerce des métaux, des pierres et d'autres ressources précieuses, les royaumes du nord tombèrent dans le déclin et les tensions s'accrurent dans tout le territoire.
Un jour, des marchands et des émissaires tentant de visiter Lachyla depuis ses voisins alliés rentrèrent chez eux, rapportant la nouvelle selon laquelle les portes de la cité étaient fermées et que personne ne les gardait. Au-delà des portes, dirent-ils, les jardins funéraires de Lachyla ainsi que le grand Litchway, l’Allée des Morts-Vivants, autrefois lieu d'incessantes activités paisibles, étaient déserts jusqu'à la ville proprement dite, et qu'il n'y avait aucune famille en deuil, ni aucun gardien en vue. L'entrée avait été interdite à tous les étrangers, même aux sujets des colonies et forteresses périphériques de Lachyla. Aucun des citadins ne fut autorisé à sortir.
Les rois d'Himaera abandonnèrent Lachyla à son sort et, sur l'avis de leurs émissaires, décidèrent de ne pas entrer en guerre. Quelque chose de surnaturel s'était abattu sur la ville. Même les oiseaux modifièrent leur trajectoire pour ne pas voler au-delà des murs, sentant peut-être la malignité qui flottait sur le cimetière, sur les arbustes et les pelouses flétries, sur la terre retournée des tombes...
Ce que le roi faisait secrètement dans le sous-sol du château, pas âme qui vive n'en fut témoin. Mais Valsana, l'ancienne divinité d'Himaera, n'avait que faire de ces restrictions. La déesse de la vie et de la mort régnait à part et suprêmement sur tous les dieux des Liés et des Non-Liés et depuis bien avant l'époque bénie des Dyades.
Valsana vit dans les actions du roi la soif d'un pouvoir au-delà de son rang et elle le jugea coupable d'aspirer à être divin. Sa vengeance s'abattit non seulement sur Mallak mais aussi sur tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur des murs de la ville.
Elle rappela les habitants des jardins funéraires de leurs lieux de repos. Les ancêtres envahirent la ville et s'en prirent à leurs descendants qui étaient trop terrifiés pour se défendre. Bientôt, tous les habitants de la ville, hommes, femmes et enfants, rejoignirent leurs épouvantables semblables.
Quand le roi vit que sa ville sombrait dans le chaos, il ordonna au dernier de ses gardes de fermer les portes du château de l'intérieur. La première nuit, alors que les gémissements des morts entouraient le château, le cœur d'une vieille servante s'arrêta face à cette horreur. Elle mourut doucement et revint à la vie tout aussi doucement. L'un après l'autre, tous les serviteurs du roi subirent le même sort, puis ce fut le tour de sa famille et, enfin, des membres de sa garde, jusqu'à ce que seul Mallak restât. Pour les vivants, le château fut leur ultime sanctuaire. Pour les morts sans repos, ce fut leur éternel tombeau.
Mallak s'enferma dans la salle du trône et s'assit sur le siège richement décoré, écoutant les grattements aux portes de sa famille et de ses sujets trépassés. Après un moment, ils s'égarèrent et le laissèrent seul. Il y avait sur la table de la salle du trône un modeste festin mais la nourriture était gâtée, le vin avait tourné âcre, et le roi fut pris de désespoir lorsqu'il réalisa la puissance de la malédiction de la déesse.
Les jours passèrent et, sans eau ni nourriture, Mallak s'affaiblit. Il se mit à manger les fruits pourris et à boire le vin gâté mais son estomac ne pouvant supporter ni l'un ni l'autre, et il vomit tout ce qu'il avait avalé.
Le temps se perdit dans la salle du trône sans fenêtre, marqué seulement par son sommeil agité sur le sol froid en pierre. Assoiffé et affamé, Mallak maudit le nom de la déesse pour ce qu'elle lui avait infligé.
Dans son profond désespoir, il finit par comprendre ses erreurs. Tout ce qu'il avait voulu était de protéger sa cité et son peuple du poison des autres royaumes, mais cette protection les avait étouffés. Les ennemis de Lachyla ne hantaient plus les royaumes himaeriens. Les créatures qui erraient dans les rues et dans les couloirs du château n'étaient pas les vrais monstres. Le vrai monstre, il le savait, s'était enfermé dans la salle du trône.
"Valsana, aie pitié," murmura Mallak d'une voix réduite à un petit croassement sec. Mais aucune pitié ne vint. Sur son trône, il se lamenta et même le désespoir l'abandonna. Tourmenté par les murmures des morts, le Roi Mallak Ammenfar passa de vie à trépas.
La déesse lui avait donc accordé ce qu'il avait tant convoité. Le cadeau qu'elle lui fit fut la domination sans partage sur Lachyla, sans même la finalité de la mort pour l'usurper, car le seul maître de l'éternité... est la mort elle-même.
"Nous avons besoin d'un abri", dit Jalis de sous son capuchon, ramenant Oriken au présent. "Les nuages s'’épaississent et la pluie redouble."
"Si mes yeux ne me trompent pas," dit Dagra, "c'est peut-être un refuge là juste à l'horizon." Il pointa un doigt dans le paysage brumeux.
Oriken pouvait juste distinguer les formes de plusieurs petites habitations à travers le mur de pluie. "C'est bien notre veine."
"Ouais", souffla Dagra. "Peut-être bien."
Comme ils reprirent leur marche, Jalis dit : "Au moins, sans forêt autour, il n'y aura pas de cravants cette fois-ci."
Dagra approuva d'un grognement. "Restons sur nos gardes, cependant. Qui sait quelles autres surprises les Terres Mortes peuvent nous réserver."
L'estomac d'Oriken gargouilla. Un toit et un peu de repos sont les bienvenus, mais je préférerais un lapin rôti. Je n'ai pas vu la moindre trace de ce qu'on pourrait appeler un repas. Mais comme ils approchaient des bâtiments, ses espoirs s'amenuisèrent. Les trois cabanes en bois étaient à un stade avancé de délabrement, et plusieurs constructions, plus petites, n'étaient guère plus que des tas de bois en décomposition. Les toits étaient partiellement effondrés, les portes manquaient ou étaient à moitié enfoncées dans le sol, et l'intérieur des bâtiments était envahi par la végétation et l'eau.
Oriken dégaina son sabre et se dirigea vers la cabane la plus éloignée, laissant Dagra et Jalis inspecter les bâtiments les plus proches. Une brève inspection confirma qu'ils ne pourraient pas s'en servir comme abri et qu'il n'y avait rien qui vaille la peine d'être récupéré des restes des meubles véreux qui s'y trouvaient. Il s'approcha du côté effondré de la cabane, serpentant entre les débris recouverts de mousse. Derrière le bâtiment, plusieurs arbres courts et épineux poussaient au pied d'une butte à l'abri du vent ; derrière ceux-ci, il vit contre le flanc de la colline une ouverture faite de main d'homme, dont les poutres en bois était gondolées.
"Il y a une mine par ici !" cria-t-il par-dessus son son épaule.
Jalis apparut un instant plus tard. "Fais attention."
Oriken inspecta l'entrée de la mine et regarda à l'intérieur. Avec un haussement d'épaule, il franchit le seuil. Les premières poutres portantes étaient visibles sur une courte distance ; puis, le reste du tunnel s'enfonçait dans les ténèbres. Il entra de quelques pas puis s'accroupit pour tâter le sol de ses doigts. Rassuré que le sol fut sec, il fit tomber son bardas par terre et posa son ceinturon par-dessus, puis il s'assit en s'adossant à la paroi du tunnel.
Jalis se précipita dans l'entrée et repoussa sa capuche avec un soupir. Un instant plus tard, Dagra entra derrière elle, secouant les gouttes de pluie de son manteau. Dehors sur la lande, le vent soufflait et la pluie tombait plus fort.
Une fois débarrassée de son équipement, Jalis s'assit les jambes croisées à côté d'Oriken. "Dès que la pluie s'arrêtera, on repartira."
"Là où il y a une mine, il devrait se trouver un village non loin," dit Oriken.
Dagra émit un grognement indistinct. "Ce village sera dans le même état que ces cabanes de mineurs au dehors. Ces maisons aux abords n'avaient l'air désertées que depuis quelques décennies mais cette mine a été abandonnée depuis au moins cent ans."
"Il a raison," dit Jalis. "Pas grand-chose à en attendre. Et puis, les bois ici sont beaucoup plus clairsemés ; ce qui est bien, c'est qu'on a peu de chance d'y rencontrer des cravants."
"Voilà," marmonna Dagra en passant devant eux. "Plus de surprises. Moi, ça me va." Il laissa tomber son bardas contre le mur et s'assit à côté, posant son glaive sur son giron.
Oriken observait les bâtiments en ruines dehors. Il se demandait comment pouvaient bien être les mineurs de l'époque, s'ils avaient été comme son père. Gonflant ses joues, il regarda dans la direction opposée, dans les ténèbres du tunnel. "Eh, attendez," souffla-t-il. "Est-ce que... Dag, fais attention !"
Une forme s'élança vers Dagra. Il se remit sur pied en un éclair pour faire face à l'attaque, coupant l'air de son épée en direction de la forme sombre. Avec un grognement, l'attaquant attrapa Dagra par le cou ; celui-ci planta son glaive dans l’estomac de son assaillant, imprimant à la grande lame un mouvement vers la poitrine. Les mains autour du cou de Dagra se relâchèrent et son assaillant s'affaissa sur lui. Il arracha la lame de la forme qui s'effondra au sol. Tout cela n'avait pris que quelques secondes, mais Oriken et Jalis avait dégainé leurs armes et se tenaient prêts à les faire tous sortir du tunnel. Le moment s'étira mais rien ne vint. Oriken lança un regard en direction de Dagra dont les yeux fixaient le corps à ses pieds.
Puis, Oriken fit de même. "Merde," dit-il en découvrant le corps recouvert d'une peau sale et couverte de plaies, la longue chevelure poisseuse et la barbe hirsute d'un homme nu.
Dagra grogna, marcha jusqu'à l'entrée et regarda au dehors dans la pluie.
"Un ermite ?" se demanda Jalis. "Y en a-t-il d'autres au fond de la mine ?"
"Un imbécile, en tout cas", dit Oriken. "Qu'est-ce qui lui a pris ?"
"Nous avons envahi son habitation." Dagra continuait de leur tourner le dos. "Il ne faisait que se protéger."
Jalis secoua la tête. "Nous ne l'avons pas menacé," dit-elle à Dagra.
"Nous devrions le brûler."
Oriken lança les mains en l'air. "Excellente idée. Je vais aller chercher du bois pour faire du feu. Hein, c'est pas ce qui manque, en plus, il ne pleut pas une goutte."
"Très bien !" Dagra se tourna vers eux. "Au moins, tirons-le plus vers l'intérieur, si nous devons rester un peu."
"Ouais, ça je peux le faire," dit Oriken en essayant de masquer son sarcasme.
Dagra le fixa du regard puis, après quelques instants, fit un bref signe de la tête.
Oriken attrapa l'ermite par les poignets et tira le corps vers l'intérieur du tunnel, tout en restant sur ses gardes. L'obscurité était totale, mais les entrées de mine, il les connaissait bien. Cinquante pas plus loin, le tunnel faisait un angle ; il laissa le corps dans le coin. Pendant près d'une minute, il se tint debout là à regarder dans les ténèbres, des pensées tentant de se former à l’orée des émotions qu'il ressentait.
"Orik !" La voix de Jalis retentit dans le tunnel. "Tu vas bien ?"
"Ça va," dit-il. Il jeta un dernier regard vers les ténèbres et se retourna pour rejoindre ses amis.
"Tu n'avais pas besoin de partir si loin," dit Dagra alors qu'Oriken approchait de l'entrée.
"Je ne suis pas allé loin. J'étais juste en train de penser."
"Tu choisis de ces endroits, toi, pour faire de l'introspection," fit Jalis. "Dans une mine abandonnée, dans le noir, à côté d'un cadavre."
"Un peu de respect s'il te plaît, jeune fille," intervint Dagra. "Cet homme était vivant il y a encore quelques minutes."
"C'est lui qui nous a attaqués," dit Jalis, "pas nous. Tu t'es défendu. Tu n'as rien à te reprocher."
"Je n'avais pas à le tuer."
"Non, mais tu ne pouvais pas savoir s'il était dangereux, ni même s’il était humain, après il aurait été trop tard. Ne te blâme pas pour ça. Nous avons encore du chemin à faire et nous devons rester aussi affûtés que nos armes."
Dagra marmonna une sorte de reconnaissance. "J'aimerais que cette satanée pluie s'arrête, qu'on puisse s'en aller."
Jalis sourit. "Voilà qui est mieux."
Oriken s'assit par terre, le dos contre le mur.
Jalis s'assit à nouveau près de lui, les jambes croisées. "Quelque chose qui ne va pas ?"
"Non, rien."
Elle étudia son visage. "Eh, c'est à moi que tu parles. Je peux voir ton âme."
Il ricana. "Ah pas de souci, je n'en ai pas."
Dagra les rejoignit. "Tu n'es pas obligé de croire aux Dyades pour avoir une âme," dit-il. "Tout le monde en a une. Même toi."
"Ouais, peut-être." Oriken tourna les yeux vers les ténèbres de la mine.
"Oui, tout à fait," insista Dagra.
"Je ne crois en aucun de tes dieux, Dag. Tu le sais. Ni aux Dyades. Ni au Liés. Ni à aucun d'entre eux."
"Eh bien, peut-être qu'ils croient en toi."
"Oh, par pitié !" Oriken se remit sur pied et lui lança un regard noir. "Tu ne peux pas arrêter avec ça, juste pour une fois ?"
Jalis se leva et se plaça entre eux. "Je ne sais pas comment vous avez fait pour rester amis toutes ces années," dit-elle, les rabrouant tous les deux d'un regard sévère.
Dagra agita la main avec mépris. "Ouais, moi non plus."
"Moi, je sais," dit Oriken. "Je dois..." puis il décida de ravaler ses mots et de garder le silence.
Dagra tourna lentement la tête. Il posa sur Oriken un regard sinistre. "Ne t'arrête pas là," dit-il calmement. "Tu penses encore que tu me dois quelque chose ? Ce que j'ai fait pour toi, je l'ai fait trop tard. J'avais eu une chance, je ne l'ai pas saisie. Tu ne me dois rien."
Imbécile ! Oriken se réprimanda lui-même. Tu ne pouvais pas la fermer. "Écoute, Dag, je suis désolé. Ce n'était pas ce que je pensais—"
"Ce n'était pas ce que tu pensais," se moqua Dagra. "Tu ne pensais pas. C'est bien ça, ton problème, Oriken. Tu ne penses jamais." Avec un soupir, il se rassit par terre.
Oriken le regarda mais Dagra garda le silence et ses yeux fixés sur le mur d'en face, ses doigts enserrant le pendentif de son collier. Quand Oriken se tourna vers Jalis, celle-ci le regardait avec calme. Se retenant d'allumer un rouleau de tobah, il secoua la tête et partit errer dans les ténèbres. L'atmosphère entre Dag et lui n'avait pas été si tendue depuis longtemps. Cet endroit semblait les atteindre tous les deux.
Chapitre Quatre
Pierres des Temps Passés
"Les filles, qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui ?"
Eriqwyn étouffa un soupir et avala la dernière cuillerée de soupe pour faire taire la réponse désinvolte qu’elle faillit adresser à sa mère.
De l'autre côté de la table, sa sœur lui lança un coup d'œil. "J'imagine que ce sera un jour comme les autres," dit Adri. "Nous sommes contentes que tu sois avec nous pour le petit-déjeuner, Mère. Tu as bien dormi ?"
Leur mère fit un bref hochement de tête envers Adri, puis ses yeux prirent une expression vide et elle se pencha vers sa nourriture.
"La voilà repartie dans son monde," murmura Eriqwyn.
Adri se racla la gorge. "Comment s'en sortent les jeunes chasseurs à leur entraînement ?"
"La plupart sont prometteurs mais ils ont encore du chemin à faire, et ils ne seront chasseurs que lorsque je l'aurai décidé ainsi."
Adri lui lança un regard ferme. "Ma sœur, en tant que chef de cette communauté, voilà une décision qui passera par moi."
Eriqwyn pencha la tête en signe de déférence. "Bien sûr. Mais, dis-moi une chose, Adri. En tant que Première Gardienne, recruter les stagiaires relève de ma responsabilité mais, au nom de la lande verte de la déesse, pourquoi as-tu insisté pour enrôler Demelza ?"
"Ah, oui. Demelza." Adri eut un petit sourire forcé. "Ton aversion pour cette fille est évidente, je sais que tu ne l'aurais jamais acceptée, autrement. J'avoue qu'il y a quelque chose en elle qui me met également mal à l'aise mais elle est inoffensive et je crois qu'elle a du potentiel."
"Wayland et toi lui trouvez quelque chose que je ne vois vraiment pas," dit Eriqwyn. "Sa progression est lente et son manque d'attention est flagrant."
Adri posa sa cuillère dans son bol vide. "Ça ne veut pas dire qu'elle ne peut pas apprendre. Elle vit seule, Eri. Elle s'est montrée autonome depuis la mort de la vieille Ina. Je l'ai vue revenir au village avec des lapins, des faisans et des paniers remplis de crabes. Une fois, je l'ai vue tirer un nargut adulte jusqu'à sa cabane."
"Eh bien, je ne sais pas comment elle a fait pour les attraper sans filet, sans piège et sans savoir se servir d’une flèche. Ce qu'elle semble capable d'accomplir n'a rien à voir avec les talents que j'ai pu observer. Je ne pense pas qu'elle a ce qu'il faut." Eriqwyn haussa des épaules. "Peu importe. Wayland en est responsable. Si quelqu'un peut en faire un chasseur, c'est bien lui. Il aime bien Demelza et sa patience est sans égale."
"Wayland est un Gardien émérite. Tout comme Linisa." Adri se leva de sa chaise et se pencha par-dessus la table pour prendre le bol d'Eriqwyn. "À vous trois, vous êtes sans doute l'équipe de Gardiens la plus compétente que le village ait jamais connue. Le Ruisseau du Vairon est bien protégé."
"C'est bon de l'entendre dire, ma sœur." Mais protégée de quoi donc ? Tandis qu'Adri quittait pièce, Eriqwyn se leva et jeta un coup d'œil à sa mère. "Je sors cueillir des fleurs, Maman," dit-elle, s'en voulant de prononcer ces mots plus par moquerie que par gentillesse.
Sa mère leva les yeux vers elle et croisa son regard. Malgré les années passées prisonnière de ses souvenirs, pendant un court instant, le fantôme de la femme qu'elle avait été apparut dans ses yeux. "D'accord, ma chérie," dit-elle avec un léger sourire. "Amuse-toi bien."
S'amuser. Eriqwyn médita sur ce mot tout en quittant la pièce. Comme si la vie se résumait, comme avant, à sauter à la corde et cueillir des fleurs. J'ai grandi, Mère. Adri aussi. Ça fait longtemps qu'on a oublié ce que c'est de s'amuser.
Alors qu'Eriqwyn marchait le long de l’Allée du Mausolée, son arc à la main, un bourdonnement de voix lui parvenait depuis les portes ouvertes des habitations qui bordaient la rue. La chaleur et l'odeur du métal emplissaient l'air quand elle passa devant la forge. Tan, le plus jeune des deux forgerons, leva la tête et la salua d'un geste de la main. Sans interrompre sa foulée, Eriqwyn répondit d'un bref hochement de tête et poursuivit le long de la rue.
Quand elle parvint à la pointe sud du village, une silhouette émergea de derrière une maison. Reconnaissant Shade, Eriqwyn serra les dents. Sa chevelure sombre et lustrée tombait sur les épaules de la femme. Le tissu de sa longue robe et des panneaux se croisant sur sa poitrine était plaqué sur son corps par la brise chaude.
Shade s'arrêta près d'une poutre en bois et souleva une main pour la poser doucement sur le bois lisse. "Bonjour Eri," ronronna-t-elle. Ses yeux bruns scintillaient dans le soleil du matin.
Eriqwyn tenta de passer devant elle mais Shade lui toucha l'épaule et elle s'arrêta. "Qu'est-ce que tu veux ?" dit Eriqwyn d'un ton cassant.
Shade sourit. "Que d'hostilité. Tu sais que j'aime ça chez une femme. Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vue, Eri. Est-ce que tu m'évites ?"
"Je n'ai pas à t'éviter," dit Eriqwyn d'un ton acerbe. "Et ne m'appelle pas Eri. Nous ne sommes pas proches."
"C'est d'autant plus triste." La voix de Shade débordait de sensualité, tout comme son apparence. "Comment préférerais-tu que je t'appelle ? Première Gardienne ?"
"Ce serait acceptable."
"Tant de formalités," la sermonna Shade. "Je pensais que nous avions dépassé cela. Après ce que nous avons partagé, je dirais que toi et moi sommes plus... intimes que la plupart des gens du Ruisseau du Vairon." Ses yeux étaient fixés sur le corps d'Eriqwyn.
Eriqwyn jeta un regard dans la rue pour s'assurer que personne ne les entendrait. "Il n'y a pas d'intimité entre toi et moi," dit-elle avec force. "Et si jamais il y en avait eu, elle n'existe plus depuis longtemps. Je sais ce que tu es, Shade. Une pierre précieuse, belle mais froide."
Shade s'approcha d'une démarche chaloupée. Ses doigts glissèrent depuis l'épaule d'Eriqwyn et le long de son bras. "Ai-je l'air froide ?" Elle se tint plus près. "Ou plutôt chaude ? Te souviens-tu de ça, Eri ? Tu devrais venir me rendre visite un jour, je pourrais te rappeler comme je peux être agréable à la vue et au toucher."
Agacée, Eriqwyn lui lança un regard noir et se dégagea de sa main. "Tu t'adresses à moi avec le respect qui est dû à ma position."
"Oh," dit Shade avec un sourire séduisant, "mais je respecte tout à fait ta position." Elle glissa le bout de sa langue entre ses dents. "Toutes tes positions."
Eriqwyn l'écarta de son chemin et partit en trombe.
"À bientôt !" lui lança Shade.
Avançant dans l'herbe encore détrempée de la pluie de la veille, Dagra saisit son pendentif Avato entre les mains et murmura une prière aux Dyades et aux prophètes. À l'ouest, une chaîne de collines emplissait l'horizon, laissant par endroit deviner l'océan au-delà. À l'est, des roseaux et des herbes marécageuses se dessinaient à travers la lande brumeuse, comme de minuscules clochers d'églises, tandis que des essaims fantomatiques de lucioles flottaient au-dessus du voile blanc.
Ils avaient longé le marais jusqu'à la fin de la journée précédente et, quand il fit finalement place à une terre plus ferme un peu plus au sud, Jalis annonça une pause pour la nuit et ils avaient dormi à la belle étoile. Depuis le lever du jour, ils avaient gardé un rythme régulier, espérant venir à bout de ce vaste marais pour pouvoir retourner à l'intérieur des terres et rejoindre la Route du Royaume. Alors que la première heure du matin se fondait dans la deuxième, puis la troisième, Dagra avait cette impression de plus en plus oppressante qu'une présence emplissait la lande.
Ce n'était pas les grands espaces qui le tracassaient, ni la possibilité d'un danger physique ; il était un sabreur après tout, et si les choses prenaient un tour qu'il n'aimait pas, il pouvait s'en retourner. Ce qui le troublait, c'était l'atmosphère impie qui s'était fait ressentir dès leur entrée dans les Terres Mortes, et qui n'avait fait que s'alourdir. Il pouvait à peine percevoir la présence des Dyades ici à l'intérieur du Plateau de Scapa. Son seul espoir était qu'Aveia entendit encore ses prières et que son compagnon Svey'Drommelach l'écoutât aussi depuis le Royaume des Esprits ; c'était déconcertant et, Dagra l'admit à regret, ironique que ses espoirs l'emportaient sur ses prières dans ce lieu où les Dyades n'avaient jamais régné, ce lieu qui était le domaine d'une déesse primitive que l'on ne vénérait plus depuis longtemps.
"Avant le Soulèvement," dit Dagra, plus à lui-même qu'à ses camarades, "ils ont arrêté de brûler les morts. Ils se contentaient de les enterrer et de les laisser se putréfier." Il frissonna. "Pratique impie."
"Les choses étaient semblables dans l'Arkh avant l'émergence des Dyades," dit Jalis. "Dans certaines contrées, les gens enterrent leurs mort sans les brûler, dans ces endroits où ils préfèrent vénérer les Liés et les Non-Liés aux Dyades."
"Quelle que soit la coutume, ça ne m'a jamais vraiment posé de problème," commenta Oriken. "Ce qui t'arrive après ta mort t'importe-t-il autant ?"
"Les morts devraient être brûlés et leurs cendres devraient être dispersées dans le vent," insista Dagra. "On devrait laisser les os retourner à la terre et l'esprit dans les airs." Ajoutant une suite à sa prière en silence, il lâcha son pendentif et regarda au-delà de Jalis vers les hautes terres de l'ouest. À ce moment-là, il aperçut le coin supérieur d'une construction en pierre entre les collines lointaines.
Jalis l'avait également aperçue. Elle s'arrêta et posa son bardas au sol. "C'est un château ?"
"J'en doute," dit Oriken. "Trop petit."
"Ça a l'air plus grand que ce ringfort qu'on avait vu aux abords." Dagra fronça les sourcils en observant ce bloc gris qui était aussi haut qu'il était large. "Pas de fenêtre au niveau inférieur. Qui voudrait bien vivre dans un tel endroit ?"
"Je ne crois pas que ça ait été construit pour son confort," dit Oriken. "C'est plus probablement une ancienne garnison."
"Hmm." Jalis avait la carte dans sa main et elle planta son doigt dessus. "C'est là. La Citadelle Valekha." Elle étudia la carte. "Ça veut dire qu'on est à mi-chemin de Lachyla, enfin un peu moins."
"Presque le point de non-retour", marmonna Dagra. "Quand la destination est plus proche que le point de départ, ce qui est raisonnable, c'est d'aller de l'avant."
Oriken dit en soulevant un sourcil. "Est-ce de l'enthousiasme que j'entends ?"
Dagra ronchonna. "De la détermination, plutôt."
"Attendez." Jalis fixa la forteresse du regard tout en rangeant sa carte et en réajustant son sac sur l'épaule. "J'ai cru voir un mouvement."
"Oui, c'est bien ce que tu as vu," dit Dagra tout en repartant le long du marais. "C'est la traînée de poussière que je laisse derrière moi. Allez, on s'en va de cet endroit."
"Dag a raison," dit Oriken tout en se dépêchant de le rattraper. "On ne sait pas ce qu'il y a là-bas, mais ce n'est pas notre destination. Après les cravants et l'ermite qu'on a rencontrés, je ne suis franchement pas curieux.
Jalis hocha la tête. "D'accord."
Une fois bien éloignés de la forteresse, Dagra lança un regard méfiant par-dessus son épaule.La Citadelle Valekha. Pourquoi avaient-ils des noms aussi sinistres à l'époque ? À mesure qu'ils continuaient, la silhouette de la forteresse se réduisit derrière les collines au-delà desquelles une bande scintillait à l'horizon : le soleil se reflétait sur l'océan. "Il y avait longtemps que je n'avais vu l'Océan Echilan," dit-il avec nostalgie.
"Ouais." Oriken soupira, puis partit d'un grand rire. "Tu te souviens quand on est allés jusqu'au bout du Mont Sentinelle ?"
Dagra hocha la tête. "On est allé par-dessus les contreforts pour voir aussi loin que possible au-dessus de l'eau ?"
"On ne pouvait grimper plus haut."
"Et il n'y avait rien que ces satanées vagues à perte de vue."
Oriken rit. "C'est vrai. C'était la fin un peu décevante d'une aventure autrement géniale. Tes grands-parents étaient morts d'inquiétude."
"Ils ne m'avaient plus quittés pendant toute une semaine. Oui, je me souviens."
"Messieurs, je déteste mettre fin à l’évocation de vos souvenirs mais on dirait bien que les marécages sont de retour."
Dagra regarda devant eux et vit qu'elle avait raison. Sa détermination vacilla. Bien que le brouillard des marais se dissipât, les signes annonciateurs d'un sol infesté de tourbières étaient visibles non seulement sur leur gauche mais aussi devant eux, faisant obstacle à leur chemin. À un demi-kilomètre de distance, une ligne vert sombre de conifères marquait le retour de la terre ferme. "Si on continue vers l'ouest, peut-être que les marécages rétréciront aux abords du littoral."
"Voilà qui est bien dit." Oriken donna une tape sur l'épaule de Dagra. "On trouvera un chemin. On finit toujours par trouver. Pas vrai ?"
"Ouais", grogna Dagra. "On finit toujours par trouver."
Ils finirent par trouver ce qu'ils cherchaient juste à l'approche du littoral. À cinq cents mètre le long du marais, ils trouvèrent un passage à gué fait de troncs d'arbres à demi-engloutis qui avaient été jetés sur la surface en rangées de trois.
"Eh bien, voilà !" dit Oriken avec un sourire. "Quelqu'un a eu une généreuse idée."
"Les dieux en soient remerciés," dit Dagra. "Mais je ne vais pas rester à attendre qui a fait ça." Il posa un pied sur le premier tronc à demi-submergé pour tester sa stabilité. "Ça m'a l'air assez ferme." Il avança de quelques pas, trouva son équilibre, puis se dirigea vers le tronc suivant.
Jalis sauta avec légèreté sur le morceau de bois. "Ce passage a l'air vieux de plusieurs décennies, peut-être même d’un bon siècle, et il a probablement été jeté sur les ruines d'un gué plus ancien. Quiconque l'a construit est mort depuis longtemps."
"Cent ans, un jour, les dieux voient l'avenir et mettent les pièces en place," dit Dagra. "Ils nous mettent à l'épreuve mais ils nous aident aussi."
"Eh, Dag," cria Oriken à l'arrière. "Je me moque qu'il s'agisse de dieux ou de bergers. Du moment qu'on peut traverser."
Dagra secoua la tête. "Les dieux t'ont envoyé à moi pour me mettre à l'épreuve, Orik. Moque-toi tant que tu veux, mon ami. Un de ces jours, tu verras que j'ai raison." Souriant à lui-même, il rajouta, Même si ça me prendra jusqu'à la vie suivante.
Eriqwyn errait le long du littoral légèrement ascendant, à quelques pieds de la côte rocheuse. Le bruit étouffé de la marée était le seul bruit audible, à part les cris lointains des mouettes derrière elle. Devant, il n'y avait pas d'oiseaux car les herbes jaunissaient et se faisaient plus rares en direction de la terre sans vie. L'inclinaison de la côte s'élevait régulièrement jusqu'à une falaise qui se jetait dans l'océan et encerclait un lointain promontoire de terre. La terre aride, pratiquement dépourvue d'arbres, à part quelques arbustes malingres, s'inclinait vers un mur déchiqueté qui s'étirait jusqu'à la lande. Un autre mur dominait le côté sud et, au-delà de ses remparts, on pouvait apercevoir les sommets brumeux de tours et de spires se dessinant vaguement contre le ciel bleu.
Son arc était tendu mais Eriqwyn ne s'attendait pas à devoir s'en servir. Plus elle approchait du périmètre du Lieu Interdit, moins il y avait de risques de voir des animaux sauvages de quelque espèce que ce soit. Ici, il n'y avait qu'une seule raison pour laquelle elle pourrait avoir besoin d'une arme ; et elle pria la déesse qu'un tel événement ne vit jamais le jour.
Il n'y avait pas besoin d'aller jusqu'au mur, elle voyait assez bien de loin pour s'assurer que rien ne se cachait près des contreforts ni entre les créneaux au-dessus. Virant vers l'intérieur des terres, elle marcha parallèlement au long mur, suivant un chemin que les Gardiens ou les chasseurs avaient parcouru depuis des générations. Loin à l'est, les lignes angulaires des bâtiments les plus au sud du Ruisseau du Vairon émergeaient derrière le pied de la Colline du Dragon couvert d'arbres, la cachette naturelle du village au nord et à l'ouest. Accélérant le pas, elle resta en alerte et lançait des coups d'œil prudents tout autour d'elle, surtout vers la muraille du Lieu Interdit.
Une demi-heure plus tard, Eriqwyn atteignit le coin nord-est du mur et la vaste lande s'ouvrit devant elle en bandes vertes et dorées, le soleil, déjà haut, rayonnait sur le paysage vallonné. Le regard fixé sur le mur nord, elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse à l'horizon. Ce n'était pas son tour aujourd'hui de vérifier les entrées. C'était le travail de Linisa, qui emmènerait un chasseur en formation regarder pour la première fois au travers des barrières en fer du Lieu Interdit, tout comme un Gardien l'avait fait pour Eriqwyn quand elle n'était qu'une jeune fille, et tout comme Wayland le ferait bientôt avec Demelza.
Après s'être assurée que le littoral était vide, elle se dirigea vers le troisième et dernier tronçon de son circuit, suivant le chemin qui retournait au village. Après quelques minutes, elle aperçut une silhouette au devant d'elle.
Demelza, pensa-t-elle. En vadrouille, encore une fois. Pour aller jeter un coup d'œil entre les barrières ?
Aussitôt qu'elle l'aperçut, Demelza s'enfuit et partit à couvert sous les arbres. Fronçant les sourcils, l'instinct de chasseur d'Eriqwyn se réveilla et elle entra dans la forêt, marchant avec précaution dans le sous-bois entre les arbres. Eriqwyn, apercevant Demelza qui remontait vers le haut de la Colline du Dragon Rêveur, se pencha, à demi-courbée, et s'élança à sa poursuite. Au sommet plat de la colline se trouvait la clairière naturelle de l'Œil du Dragon. Eriqwyn resta à couvert et regarda la fille entrer dans la clairière. Demelza traversa en direction d'un bloc de pierre couvert de lierre au centre de la clairière, lieu d'offrande qui donna son nom à l'endroit, avec aujourd'hui pour seule présence celle du lierre, personne ne vénérant plus les dieux primordiaux depuis longtemps avant que Valsana ait changé le monde.
Eriqwyn attendit une longue minute, puis une deuxième, tandis que Demelza restait cachée derrière l'autel. De l'autre côté de la clairière, quelque chose remua dans les sous-bois. Les sens d'Eriqwyn se mirent en alerte. Ses yeux identifièrent vite la cause du mouvement. Dans les buissons, à ras du sol, une paire d'yeux jaunes espacés reflétaient la lumière du soleil. La créature sortit la tête du sous-bois et, immédiatement, Eriqwyn se saisit d'une flèche. Sarbek, pensa-t-elle tout en armant sa flèche. La créature, qui ressemblait à un loup et dont le dos était paré d'une crête en os, tranchante comme une épée, émergeant de sa fourrure sombre, s'avançait vers la clairière.
Les loups erraient rarement si près du Ruisseau du Vairon et les sarbeks encore moins. Ces bêtes préféraient les collines boisées du nord-est. Mais si l'une d'entre elles venaient à croiser un humain isolé et sans arme...
Le sarbek semblait se concentrer sur la pierre de l'autel derrière laquelle se cachait Demelza. La créature fit prudemment quelques pas en avant puis s'accroupit, prête à bondir.
Eriqwyn arma et lâcha sa flèche qui alla se ficha dans le dos du sarbek. La créature s'effondra dans un long gémissement aigu et Demelza sortit de sa cachette et accourut vers elle. Penchée, elle posa une main sur le flanc de l'animal et, de l'autre, elle caressa doucement la tête du sarbek. Eriqwyn sortit du sous-bois et la jeune fille la regarda de ses yeux emplis de larmes.
Que pleure-t-elle donc, au nom de Valsana ?
"Pourquoi vous avez fait ça ?" sanglota Demelza.
Eriqwyn fut prise de court. Ce n'était pas la réaction à laquelle elle s'attendait. "Tu ne devrais pas être si loin toute seule."
Demelza cligna des yeux et des larmes coulèrent sur ses joues. Elle reporta son attention vers le sarbek. Après un moment, la créature cligna des yeux, puis les ferma et, dans un dernier souffle, mourut. Toujours agenouillée, elle se tourna vers Eriqwyn. "Qu'est-ce qu'elle vous a fait ?" cria-t-elle.
"Je..." balbutia Eriqwyn avant de se ressaisir. "Tu étais en danger, jeune fille ! Manifestement, tu n'es pas à même de te débrouiller toute seule. Tu devrais me remercier, petite ingrate ! Si je n'avais pas été là, tu serais en train de te faire déchiqueter par les mâchoires de cet animal, à l'heure qu'il est."
Demelza pencha la tête, ses larmes s'écoulant sur la fourrure du sarbek mort. "Je n'étais pas en danger. Elle était mon amie. Vous ne pouviez pas voir ça ?" Elle se releva et fit face à Eriqwyn. "J'ai pas d'amis au village, non ?" dit-elle d'un ton accusateur. "Y a personne là-bas qui m'aime."
Eriqwyn prit une inspiration. "Ce n'est pas vrai, Demelza."
"Si, c'est vrai. Et vous le savez, parce que vous êtes de ceux qui m'aiment pas. Je le vois, vous savez ? Je suis pas stupide."
Eriqwyn ne trouva rien à dire. C'était vrai, elle n'aimait pas cette fille, sans pouvoir se l'expliquer. Et c'était aussi vrai pour beaucoup au village. Mais elle apercevait là une facette de Demelza qu'elle n'avait jamais vue auparavant. La mort du sarbek avait ému la jeune fille à un point qu'Eriqwyn n'avait pas imaginé.
"Tu ne peux pas faire de ces prédateurs sauvages des amis," dit -elle. Mais malgré toutes les années de formation qu'elle avait acquises, sa déclaration manquait de fermeté. Est-ce que le sarbek était vraiment sur le point d'attaquer ? Eriqwyn n'en était plus tout aussi sûre.
"Peut-être pas vous," sanglota Demelza. "Je ne tue que pour manger, pas parce que je crois que je vais me faire attaquer, et pas parce que ça me plaît."
Eriqwyn fut indignée. "Ça ne me plaît pas !"
Demelza lui lança un regard noir puis s'enfuit en courant vers les bois.
Eriqwyn posa son arc contre la pierre d'autel et laissa échapper un long souffle. Elle se tourna vers le sarbek, empoigna la flèche plantée dans son flanc et la délogea. Avec un chiffon qu'elle gardait dans une poche retenue à sa taille, elle en essuya la tête et la remit dans son carquois puis, immobile, elle regarda la créature morte. Peu importait la raison, le sarbek était mort et, dans les plaines désertes du Plateau de Scapa, on ne pouvait rien gaspiller. Avec un haussement d'épaule, elle dégaina son poignard, s'agenouilla et se mit au travail.
Chapitre Cinq
Complications Contractuelles
Alors qu'il se penchait vers le tonneau de Saltcoast Tan en grimaçant, Maros soulagea sa jambe blessée en faisant passer le poids de son corps sur son autre jambe. Il attrapa le rebord en fer du tonneau de bière, banda ses muscles et souleva le tonneau. D'une poigne aussi solide que l'objet en métal qu'il avait en main, il tint le tonneau plaqué contre son torse et, verrouillant sa prise, le maintint fermement. S'appuyant sur sa mauvaise jambe, il fit un pas en avant. Une douleur lui traversant le côté de la jambe lui fit proférer un juron ; la brise soufflant dans l'arrière-cour de la taverne lui rafraîchit la peau qui s'était couverte de sueur.
"Maudite jambe," grommela-t-il. Il fut un temps où je pouvais porter ce tonneau sans le moindre effort. Maintenant, ça me fait grogner et suer comme un porc en rut, sans même parler de cette maudite charrette.
Il sentit une envie soudaine d'envoyer un coup de pied à sa charrette mais il se retint ; ce serait bien inconséquent de perdre son sang-froid pour vingt gallons de sa bière préférée. D'un autre pas périlleux, il se rapprocha de l'arrière de la charrette. Il déposa son fardeau sur les planches à côté du tonneau de Carradosi Pale de moindre taille et d'un baril encore plus petit de Vorinsian Redanchor.
Frottant son ventre arrondi, il poussa un soupir et secoua la tête. "C'est plus que jamais Maros la Montagne, ces jours-ci," marmonna-t-il. "Maudite soit cette créature qui a planté sa foutue dent dans mon genou." Il fit le tour de la charrette en boitant et s'arrêta pour masser le côté endolori de sa jambe.
Ah, si je pouvais tuer cette lyakyn encore une fois ! Lui aplatir ses dents et lui arracher ses mâchoires de sa tête... Ce serait aussi satisfaisant que la première fois. Il soupira et secoua la tête. Ouais, mais rien ne me fera plus jamais marcher comme avant.
Soulevant le long bras de la charrette, il boita et grogna jusqu'à ce qu'il eut traversé l'arrière-cour plongée dans les ténèbres de la nuit et atteint la porte de derrière. Une fois là, il se mit à décharger les tonneaux vers le Camelot Solitaire.
La taverne était calme. À part quelques sabreurs assis à l'une de leurs tables habituelles, il n'y avait que quelques citadins clairsemés dans la salle commune. Maros avait laissé le jeune barman Jecaiah rentrer plus tôt voir sa femme ; il avait aussi permis à deux autres serveuses de rentrer plus tôt. Avec son stock de tonneaux pleins maintenant rangés sous le bar à côté de ceux déjà ouverts, Maros posa le baril de Redanchor sur le dessus du comptoir, prêt pour le lendemain, ou pour le jour d'après pour les clients aux goûts plus onéreux.
Il attrapa son tabouret et sortit en claudiquant de derrière son comptoir pour se rendre vers la table des sabreurs, et s'assit avec eux, le dos contre le mur.
"Mais qu'avaient-ils donc en tête ?" disait Alari. "Dix pour cent à se partager pour les trois d'entre eux," elle hocha la tête en direction de Maros, "moins la part du patron et de la boîte ; c'est pas mal mais ça ne les mènera pas loin."
À côté d'Alari, le novice dont elle avait la charge ricana. "Ils auraient dû prendre une flopée de petits boulots comme tu me l'as conseillé car d'ici un mois, peut-être un peu plus, il n'y en aura plus.
Maros regarda le jeune homme, le sourcil froncé. "Kirran, c'est tout à fait l'attitude à adopter pour un novice, surtout si tu veux le rester pour le restant de tes jours de sabreur."
"Oh, désolé, patron."
"Ne le sois pas. Ces petits boulots, quelqu'un doit bien les faire et, pour le moment, je ne vois que toi."
Kirran pinça les lèvres et ne dit plus rien.
De l'autre côté de la table, Henwyn éclata de rire. "Le patron t'a bien eu, là." Il prit une gorgée de vin. "Sérieusement, patron, tu penses que ce contrat en vaudra la peine ?"
Maros grommela. "Ton avis vaudra bien le mien, Hen. En vérité, je me pose des questions sur les motivations de cette Chiddari. C'est un paquet d'argent qu'elle a proposé mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans cette affaire. Tu as déjà rencontré, toi, quelqu'un qui manifeste tant d'intérêt pour une babiole qu'elle n'a jamais vue ? À son âge ?"
Henwyn haussa les épaules et regarda en direction d'Alari. "Moi, j'aurais pris le contrat rien que pour les dix pour cent. C'est déjà une somme considérable. À vrai dire, je m'en veux de ne pas avoir été là quand tu l'as épinglé au tableau. Je l'aurais arraché. Un mois tout seul dans le désert ? Ah ouais, j'aurais bien pris ça."
"Tout seul ?" La fille à ses côtés le regarda d'un air abattu. "Et tu ne m'aurais pas emmenée pour me montrer les ficelles du métier ?"
"Bah." Henwyn sourit à travers sa barbe rasée de près. "Ne le prends pas mal, jeune fille, mais tu ne fais pas encore la différence entre tes seins et tes orteils, au stade où tu en es. Tu n'es pas encore prête à ne faire qu'un avec la terre pour autant de temps."
Elle lui jeta un regard froid. "Je connais le désert," dit-elle, puis elle tourna la tête ailleurs.
Alari se racla la gorge. "Tu en penses quoi de la légende ?" demanda-t-elle. "J'espère juste que tes amis sont bien préparés, c'est tout."
"Je n'en sais rien," admit Maros en déplaçant son poids sur son tabouret. "Je sais que certains ne sont pas d'accord, mais je pense qu'il n'y a que des sornettes là-dedans. Si je le pouvais, je serais dehors là-bas avec eux plutôt que cloué à cette Folie. Je n'ai jamais eu envie de m'aventurer dans les Terres Mortes, ni d'aller explorer la Cité Ravagée mais—" une toux grasse se fit entendre depuis la table voisine. Maros jeta un coup d'œil à Jerrick, un régulier du Camelot, assis tout seul comme à son habitude et postillonnant dans son verre. "Cette toux empire, mon vieux," dit Maros. "Tu devrais prendre de la teinture."
"Hein ?" Jerrick leva ses yeux chassieux et regarda Maros. "Ça m'avance à rien si c'est pour vous entendre, vous les jeunes."
"C'est une affaire de sabreurs," le réprimanda Maros. "Ce n'est pas pour tes oreilles."
"Ah bon, quand un homme entend ce qu'il entend, il a bien le droit de parler, non ? J'avais un ami sabreur autrefois, tu sais ? Ouais, je vois bien que c'est difficile d'imaginer qu'un vieux cabot comme moi ait eu des amis, hein ? Eh bien, j'en ai eu. Tous morts, maintenant. Lijah a été le premier à partir. Un bon gars." Jerrick soupira et fronça les sourcils. "Laisse-moi réfléchir... Ça doit bien faire cinquante ans que Lijah et moi étions assis dans cette taverne et il s'en est allé pour une mission. Ouais, ça s'appelait des missions en ce temps-là."
Maros lança un coup d'œil à Alari et lui fit un signe discret de l'épaule.
Jerrick toussa, portant une main à sa bouche, qu'il essuya ensuite sur son pantalon avant de lever un sourcil blanc et touffu. "Il avait dit qu'il serait absent pour un moment, qu'il partait en direction du sud pour retrouver une pierre pour une fille. Enfin, vous voyez le genre de quêtes insensées qui vous plaisent à vous, sabreurs. Je lui demande, au sud vers où et, de tous les endroits au monde, il me dit dans la Cité Ravagée. Eh ben, il est parti. L'est jamais revenu. Les gens avaient dit qu'il s'était perdu, attrapé par des monstres ou autre chose, tombé dans un marais, quelque chose comme ça. Moi, j'en suis pas sûr. Lijah était rusé."
Alari remuait sur son tabouret et attendit pendant que Jerrick éclaircit bruyamment sa gorge derrière sa main noueuse. Quand il eut fini, elle se pencha vers lui et demanda : "Qui était la jeune fille ?"
"Ça, si je le savais..."
Maros secoua la tête. "Je n'avais jamais entendu ça."
"Pas de raison que tu en aies entendu parler," dit Henwyn. "Un contrat parmi mille autres, il y a un demi-siècle de ça ?"
"Vérifie les archives," suggéra Alari.
"Non, il y aura rien," dit Maros. "Les archives ne remontent qu'à dix ans. Les anciens contrats et les dossiers des membres sont tous gardés à Brancosi."
Jerrick émit une autre quinte de toux puis tira de son manteau une pipe en bois et une poche de ce qui semblait être aux yeux de Maros du tobah corsé de népenthès. Malgré ses doigts noueux, il fourra habilement les feuilles humides dans sa pipe, puis prit une gorgée de bière. "Vivre par l'épée, mourir par l'épée, c'est comme ça que vous dites, vous les jeunes, non ? Oui, eh bien, moi, c'est ça, mon épée," dit-il en brandissant sa pipe et son verre, avalant ce qui restait de sa bière et se levant de sa chaise. "Au plaisir de bavarder avec vous, les gars." Il hocha la tête en direction d'Alari. "À toi aussi, jeune fille."
"Eh, Jerrick," le salua Maros.
Une expression perplexe se posa sur le visage du vieil homme. "Hein, de quoi on parlait déjà ?"
Maros sourit tristement. "De vie et de mort, je crois."
"Ah, oui." Le vieux sourit de toutes ses dents. "Deux sujets que je connais assez bien. Bon, allez." Il leva une main tachetée vers sa tête, comme s'il la portait à un chapeau, puis il traversa la grande salle et sortit dans le soir.
Tandis que les portes se refermaient dans un chuintement, Maros se perdit dans ses pensées. La révélation de Jerrick le dérangeait. Ça le dérangeait beaucoup.
Henwyn le regardait. "La prochaine fois que le courrier passe, renvoie-le avec une requête pour les dossiers d'il y a cinquante ans."
"Le courrier ne sera de retour que dans deux semaines," dit Maros. "Ensuite, il devra faire toute sa tournée avant de retourner à la Baie. Et il se passera probablement plusieurs semaines avant qu'il ne revienne. C'est trop long."
"Trop long pour quoi, patron ?" demanda la jeune fille assise près d'Henwyn.
Maros fronça les sourcils. "Désolée, jeune fille, j'ai oublié ton nom."
"Leaf," dit-elle.
"Hmm. Bon alors, Leaf. Que dirais-tu d'un petit contrat de coursier ? Pour montrer un peu à Henwyn ce que tu es capable de faire."
Les yeux de Leaf s'agrandirent. "Un travail rien que pour moi ? Et comment !"
"Bien. Rendez-vous ici, demain à midi. D'ici là, j'aurai rédigé le formulaire de requête."
"Où est-ce que je vais ?"
"Au quartier général de la Guilde à la Baie de Brancosi."
Leaf resta bouche bée. "Je ne suis jamais allée à la capitale."
"Eh bien, voilà ta chance. Mais ne traîne pas en route, je veux ces papiers aussi vite que possible."
"Quelle est l'urgence ?" Kirran essaya de garder un ton prudent.
Maros dévisagea le novice. "L'urgence, mon garçon, est que j'ai tendance à croire Jerrick, que son ami n'est pas juste mort en route. Si un sabreur est envoyé en mission"— il se surprit à utiliser la même expression ancienne que Jerrick et secoua la tête — "alors la probabilité est qu'il s'agit d'un vétéran, au moins d’un compagnon ou d’une compagne, sinon un maître ou une maîtresse-lame."
"Qu'est-ce que tu sous-entends ?" demanda Henwyn.
"Ce que je dis, Hen, c'est que je crois que ce Lijah a peut-être bien trouvé la Cité Ravagée. Plus précisément, je crois que Jalis et les gars la trouveront aussi et je serais damné plutôt que de les laisser subir le même sort."
Le dernier des clients de la nuit disparut dans la nuit à travers les portes de saloon, laissant Maros seul, en compagnie de deux serveuses qui devaient nettoyer le plancher et essuyer les tables. Des bruits de marmites et de casseroles leur parvenaient depuis la cuisine où Luthan, le chef, terminait lui aussi ses corvées de fin de journée.
Après quelques minutes, Maros entendit un swish-swish et regarda vers la passerelle derrière le bar. Luthan avait quitté la cuisine et se dirigeait vers Maros. Son tablier empesé et son bandana étaient aussi immaculés que quand il venait devant les clients, même s'il n'y en avait aucun. Plus qu'un chef, les fameux sandwichs de Luthan lui avaient valu une bonne réputation dans le coin et il avait une image à entretenir ; il gérait tout cela avec panache, sereinement et avec plein d'assurance.
"Tu manges avec moi ?" offrit le chef. "Je me prépare quelque chose avant de rentrer chez moi. On mange ensemble ? Patron ?"
"Hmm ?" Maros réalisa que Luthan le regardait et il gonfla ses joues. "Non, pas pour moi. C'est trop tard."
Le chef, méticuleusement rasé, tira un tabouret et se hissa dessus. De ses yeux bleus, il étudia le visage de Maros. "Quelque chose te perturbe." Ce n'était pas une question ; avec Luthan, il n'y avait jamais de question.
"Je me fais du souci pour Jalis et les gars. Je pensais les avoir envoyés chasser des dragons mais je crois que ça pourrait en fait être pire."
"Ah, il y a toujours ce risque avec les sabreurs," dit Luthan.
"C'est vrai." Maros serra son poing et se frotta les jointures avec son autre main. "Mais cette fois, j'ai le sentiment que quelque chose cloche."
À l'autre bout de la salle, les portes s'ouvrirent. Un homme entra. Il s'arrêta sur le palier, lissa les pans de son manteau et enleva sa casquette en tissu écossais. Puis il avança d'une démarche assurée vers le bar, les yeux fixé sur Maros.
Luthan se racla la gorge et sauta de son tabouret pour filer en direction de la cuisine.
"Nous sommes fermés pour la nuit," dit Maros au nouvel arrivant. "À moins que ce soit une chambre que vous cherchez ?"
L'homme arriva au bar, lâcha un soupir et posa sa casquette sur le dessus de comptoir en chêne. "Je ne viens pas en tant que client, maître tavernier."
Maros le dévisagea. L'étranger au visage indolent, rasé de près, avait une tenue froissée mais de bonne facture et il n'avait pas l'air du genre à se salir les mains. Maros estima qu'il avait largement dépassé la quarantaine. "Je ne pense pas vous avoir encore vu dans le coin, l'ami. Vous êtes venu offrir un contrat ?"
"Pas tout à fait." L'homme semblait fatigué. "Je suis là à propos d'un contrat mais malheureusement il a déjà été octroyé."
"Je vois." Maros ressentit une pointe d'agacement, il voulait que l'homme en vienne au fait. "Alors, de quoi s'agit-il, s'il vous plaît ?"
"J'ai quitté le hameau de Balen il y a cinq heures," dit l'homme tout en fouillant dans son manteau. Puis il en retira un rouleau de parchemin qu'il posa sur le comptoir poli à côté de sa casquette. "Je suis trop fatigué pour de longues formalités. Je vais peut-être prendre cette chambre que vous avez à offrir. Ça a été une longue journée, vraiment singulière."
"Onze cuivres pour une chambre," marmonna Maros. "Quinze, si vous voulez un petit-déjeuner chaud avec."
L'homme pinça ses lèvres et maintint le regard de Maros. "Maître tavernier, j'aimerais penser qu'après avoir soigneusement lu et assimilé le contenu de ce document," il tapota le rouleau de parchemin devant lui, "vous envisagerez de me laisser disposer gratuitement de la chambre à titre de bonne volonté."
Maros serra les dents, jeta un coup d'œil vers le parchemin, puis lança un regard sombre vers le nouveau venu, venant à bout de sa patience. Il fallait reconnaître que l'homme ne semblait pas impressionné par la réputation de Maros, ni intimidé par sa taille de demi-jötunn ; s'il le voulait, Maros aurait très bien pu l'attraper depuis l'autre côté du comptoir et lui écraser le visage dans son poing velu. Même voûté et assis sur son tabouret, il dépassait l'homme de pas moins d'une tête.
"J'accepterai aussi le petit-déjeuner par courtoisie," rajouta l'homme.
Maros se renfrogna perceptiblement. Il se leva de son tabouret, posa ses grandes mains sur le dessus du comptoir et regarda l'homme de haut. "Et pourquoi," gronda-t-il, "devrais-je me montrer si généreux, l'ami ?"
L'étranger prit une inspiration avant de répondre. "Il semble que, dans ma fatigue, j'ai oublié de me présenter. Mon nom," dit-il l'air imperturbable, alors que ses yeux se levèrent et se plantèrent dans ceux de Maros, "est Randallen Chiddari."
"Ah." Maros le dévisagea. "Alors, je suis content que vous soyez là. Il y a quelques années, oui, cela fait maintenant un bon paquet d'années, on dirait que l'un de nos sabreurs ait été engagé pour se rendre dans le même territoire que là où trois des miens se trouvent en ce moment, pour remplir le contrat de votre mère. Cet homme n'est jamais revenu et j'ai l'intime conviction qu'il avait été engagé par votre mère, ou par l'un des membres de votre famille. Je dois aller lui parler."
Randallen maugréa. "Je n'ai jamais connu ses parents. Ça fait cinquante ans que sa mère est morte et enterrée dans le lotissement familial d'Eihazwood. Quant à ma chère mère, je crains qu'elle ne puisse répondre à aucune de vos questions."
"Non ?" Maros pinça les lèvres. "Et pourquoi pas ?"
"Parce que, mon bon maître tavernier, aux petites heures du matin, elle a perdu tout intérêt pour votre petit accord. Pour parler en toute franchise, elle est morte."
Chapitre Six
Deux Fins De Route
Maros quitta ses quartiers situés au-dessus de la salle commune et se rendit au rez-de-chaussée, s'agrippant à la solide rampe et prenant les marches d'escalier une à la fois.
Mais au nom de quoi est-ce que je garde ce logement privé en haut ? Il prit note d'échanger les quartiers des sabreurs, qui comprenait ses appartements et ceux de ses trois amis absents, contre l'une des ailes réservées aux clients au rez-de-chaussée.
À une demi-douzaine de marches du bas, il fit une pause et étouffa un bâillement derrière sa main tout en jetant un coup d'œil à la salle. À cette heure matinale, il n'y avait que trois clients. Tous étaient des clients de la nuit, prenant un petit-déjeuner solitaire à des tables séparées.
La botte de Maros grattait le sol de pierre quand il traînait sa jambe handicapée sur le reste des marches. Ses yeux se posèrent sur un client en particulier et celui-ci leva son regard de son petit-déjeuner pour rencontrer le sien. Il lui fit un bref signe de salut. Randallen Chiddari tenait un des fameux sandwichs de Luthan au-dessus d'une assiette, une coulée de sauce dégoulinant de l'épaisse tranche de viande qui se devinait entre les deux tranches de pain croustillant. Maros marmonna un juron entre les dents tout en s'approchant de lui.
La porte de la cuisine s'ouvrit dans un chuintement quand il passa devant et une serveuse en sortit, le gratifiant d'un sourire dévoilant des dents du bonheur. "Bonjour, Diela," dit-il, lui renvoyant un sourire.
"Bonjour, patron. Café ?"
Il hocha de la tête.
"Je l'amène tout de suite."
Maros parvint à la table de Randallen et le regarda. "Maître Chiddari, puis-je m'asseoir ?"
Randallen posa son sandwich sur l'assiette et leva les yeux. "Je vous en prie," dit-il platement.
Maros percevait sa mauvaise humeur. Dieux, pensa-t-il, comme je déteste cette diplomatie obligatoiredans la Guilde Officielle. "Merci," dit-il. Il s'abaissa sur un tabouret en face de son client, réprimant une grimace de douleur lorsqu'il plaça sa jambe dans une position plus confortable. Je devrais mettre un siège de la taille d'un Maros à chaque table pour éviter des moments comme celui-ci. Se tortillant sur le tabouret de petite taille, il s'éclaircit la gorge. "Maître Chiddari—"
Randallen leva les yeux au ciel. "Je n'ai pas de patience pour ces formalités. Je suis un villageois. À Balen, tout le monde m'appelle Ral, même ceux avec qui je ne m'entends pas. Je vous demanderais de faire de même."
Donc ce matin, il veut parler franchement. Moi, ça me va. "Très bien, Ral." Montrant la nourriture en partie consommée d'un geste de la main, Maros demanda : "Comment il est, ce petit-déjeuner ?"
Randallen lui lança un regard indifférent. "Avez-vous eu le temps de réfléchir à notre problème ?"
"Je n'ai pas fait grand-chose d'autre cette nuit", dit Maros. "Pas même dormir."
"Ça, je peux le comprendre."
Maros sortit de la poche de son gilet un parchemin qu'il déplia et qu'il posa sur la table. "Le contrat entre votre mère et les Sabreurs de la Guilde porte sur la recherche d'un joyau funéraire qui appartenait à la famille Chiddari."
"Oui, oui. Et il y a cinq cents des dari d'argent de ma mère qui sont dans vos coffres."
Maros hocha la tête. "Réservés aux sabreurs qui ont remporté le contrat."
"Ce qui nous amène à notre problème." Voyant Diela s'approcher de la table, Randallen étouffa un soupir.
"Voilà, patron." Diela déposa un pot de café fumant devant Maros. Il avala une goulée du chaud breuvage, soupira d'aise et la remercia d'un hochement de tête.
La jeune serveuse partit poursuivre son travail. Randallen leva un sourcil. "Le problème ?"
"Comme je vous le disais hier soir, un contrat n'expire pas en cas de décès du client." Maros fit une pause pour avaler une gorgée de café. "Je suis vraiment désolé pour votre mère. Elle semblait—"
"Je suis dans cette taverne depuis bien trop longtemps déjà," dit brusquement Randallen. "Alors, s'il vous plaît, épargnez-moi vos platitudes et finissons-en avec cette affaire. Vous avez en votre possession une somme d'argent qui se trouve être la plus grande part des économies de toute la vie de ma mère. Comprenez-vous ce que cela signifie ?"
"Je commence à comprendre, en effet."
"Cela signifie que, en tant que fils et héritier unique de ma chère mère, je me retrouve tout à coup sans héritage. Ça va pas le faire. J'ai une femme et deux filles. J'ai pris soin de ma mère aussi longtemps que j'ai pu. Quand je mourrai, ma femme et mes filles recevront ce que j'aurai réussi à amasser au cours de ma vie, tout comme je mérite de recevoir les économies de ma mère."
Maros étudia ses propos en plissant des lèvres. "Selon les termes et les conditions des contrats de la guilde," dit-il avec prudence, "les paiements ne sont remboursés que dans les cas où le contrat n'a pas été exécuté. Auquel cas, les quatre-vingt-dix pour cent sont remboursés au bénéficiaire."
"Ah."
"En effet. Mais je dois vous avertir, et je crains que cela soit l'aspect qui vous déplaira le plus..." Maros prit le contrat de la table et le rapprocha de son visage, plissant des yeux en déchiffrant sa propre écriture jusqu'à ce qu'il trouva la partie qu'il cherchait. Retournant le document, il le plaça devant Randallen et tapota du doigt le paragraphe en question. "Voyez là ? Vous remarquerez que votre mère n'a désigné aucun bénéficiaire. Techniquement, cela signifie que je ne suis pas obligé de vous reconnaître comme tel. Toutefois—"
"Quoi ? Avez-vous au moins tenté de lui faire désigner quelqu'un ?"
Maros lui fit un sourire glacial. "Si un client souhaite désigner un bénéficiaire, il peut le faire, mais ce n'est pas une partie essentielle de l'accord. Si votre mère avait dans l'idée de vous désigner, elle avait toute latitude pour le faire."
"L'ingrate..." Les joues de Randallen rougirent de colère pendant qu'il déchiffrait le parchemin.
"C'est une situation difficile," dit Maros. "Je vous le concède. Nous avons donc parlé de votre problème, mais vous devez vous rendre compte que pour chaque pièce, il y a deux faces." Il se pencha et dit à voix basse. "J'ai trois braves gens qui risquent leur vie à s'aventurer dans un endroit où personne n'a mis les pieds depuis des siècles, un des rares lieux à Himaera qui porte le symbole de la Tête de Mort. Mes sabreurs - ma famille - sont partis pour la Cité Ravagée chercher l'héritage de votre mère. Les possibles dangers, vous serez d'accord avec moi, y sont inimaginables." Il pointa un doigt en direction du parchemin. "Ce contrat est l'assurance contre la mort de mes compagnons pendant cette mission. Vous avez perdu votre mère. C'est regrettable. Mais si mes sabreurs ne reviennent pas des Terres Mortes—"
"Ça n'est pas mon problème ! Personne ne les a contraints à prendre le contrat."
"Maître Chiddari." Maros se leva et domina la table de toute sa hauteur. "Vous avez une sale tendance à m'interrompre. Si vous ne l'aviez pas fait, vous m'auriez déjà entendu dire que j'envisageais de vous considérer comme bénéficiaire à la place de votre mère. Notez bien que j'ai dit envisager. Que je le fasse ou non, tout dépend de vous. Et tel que je vois les choses, vous avez une option. Si mes compagnons reviennent avec l'héritage – et ils le feront si cet héritage existe ou ils perdront la vie en essayant de le faire – je vous conseille de l'accepter gentiment. S'il ne reviennent pas—"
"C'est inacceptable !" Le visage de Randallen frémissait de rage refoulée. "J'exige que vous—"
Maros serra les poings, ce qui fit craquer ses jointures, et les posa sur la table. Le bois craquant sous son poids était le seul bruit que l'on put entendre dans la salle. "Vous n'exigez rien des Sabreurs de la Guilde, petit homme. Encore une incartade de mauvais goût de votre part et, non seulement j'omets de vous ajouter comme bénéficiaire de ce contrat, mais je vous jette à travers les portes de la taverne. Ne me mettez pas le dos au mur."
Maros prit une inspiration pour se recomposer, content de voir Randallen déglutir. Le message semblait être passé.
"Réfléchissez," dit Maros, de nouveau à voix basse. "Le joyau sera à vous. Je ne sais s'il vaut plus, ou moins, que les économies de votre mère, mais je parierais que ça s'en approche. Si vous voulez vraiment de l'argent, rendez-vous service et vendez cette maudite chose. Je suis sûr que vous trouverez preneur à la Baie de Brancosi. Je peux même vous mettre en contact avec quelques acheteurs potentiels, moyennant finances, bien entendu."
Bien qu'il ait ravalé sa colère, la défaite se lisait dans les yeux de Randallen, qu'il abaissa vers la table. "Je crains que vendre le joyau ne soit pas une option."
"Pourquoi pas ?"
"Parce que," dit Randallen en lâchant une expiration hésitante, "Mère était catégorique, elle voulait l'avoir à elle à sa mort. C'était la seule raison pour laquelle elle voulait tant cette maudite chose. J'espérais qu'avec sa disparition..."
"Donc, vous essayiez de récupérer l'argent pensant que le contrat était annulé, c'est ça ?"
"Peut-être." Le visage de Randallen était de pierre.
"Eh bien," dit Maros en haussant des épaules, "je suis désolé de vous dire que ça n'est pas le cas. Peut-être que cela avait échappé à votre mère, mais le contrat tient toujours. Le joyau sera à vous et vous serez libre d'en disposer."
Randallen secoua la tête. "Eh bien, non. Elle ne voulait pas seulement que ce soit en sa possession avant de mourir."
"Vous voulez dire qu'elle voulait être brûlée avec ?" Maros éclata de rire. "Si ça vous chante de jeter quelque chose de cette valeur sur le bûcher funéraire, ça vous regarde."
"Oh, c'est pire que ça. Bien pire. Vous voyez, cher ami, ma défunte mère veut que ce truc soit jeté en terre. Pour quoi faire ? Pour qu'il soit déterré dans cent ans par quelque prospecteur chanceux ? Elle, elle n'y gagnera rien, et moi, certainement pas non plus !" Randallen reprit son souffle. "C'est un foutu gâchis."
Maros haussa les épaules. "Ce n'est pas une requête déraisonnable. On entend souvent des gens qui souhaitent que leurs biens soient enterrés avec leurs cendres."
Randallen aspira l'air à travers ses dents serrées. "Ai-je dit quoi que ce soit à propos de crémation ?"
Maros fronça les sourcils. "Ah, euh... Oh !"
"Voilà." Randallen sourit froidement et attrapa son manteau. Il en tira le rouleau de parchemin de la veille au soir et le brandit sous le nez de Maros. "Tout est là-dedans. Les dernières volontés de Mère. Elle ne sera pas brûlée ; elle sera enterrée."
Renfrey oscillait sur son tabouret à sa table habituelle le long du mur de la grande salle du Camelot Solitaire. Il n'était pas encore midi et il avait déjà perdu le compte de chopes de Redanchor qu'il avait bues. Les jours où il ne travaillait pas au moulin, il buvait tôt pour éviter la foule. Quand les clients du soir commençaient à emplir les lieux, il était déjà rentré et au lit pour ne se réveiller que deux heures avant l'aube. Puis il se mettait au travail, hissant et attelant les sacs de grain, les chargeant sur les chariots des fermiers, nettoyant les mottes de farine des engrenages qui faisaient tourner le moulin et débarrassant le barrage et l'étang des déchets. Par les dieux, c'était un travail misérable mais ça payait la bière.
Renfrey tenait à sa solitude. On avait bien le droit de s'asseoir seul et de prendre part aux plaisanteries de loin. Pas qu'il y avait beaucoup de plaisanteries avec la petite douzaine de clients du Camelot. Le connard de tenancier prétentieux là-bas dans le coin avait deux gardes du corps costauds qui lui tenaient compagnie. Les deux bûcherons qui mangeaient calmement dans le coin le plus éloigné n'avaient pas l'air amusant du tout. Et puis il y avait les sabreurs.
Ils ne leur pisseraient pas dessus même s'ils étaient en feu. Il fronça les sourcils en regardant sa chope de Redanchor, puis avala une gorgée de la bière corsée et reposa la chope avec un boum. Du liquide se heurta contre le rebord de la chope avant de retomber à l'intérieur. "Ouais," marmonna Renfrey, "reste où tu dois rester, toi, pourriture..."
Son regard fit un tour d'horizon, survola les lanciers qui étaient plongés dans une conversation à voix basse, puis sur l'énorme lourdaud qu'était le barman et enfin se posa sur la serveuse qui nettoyait une table au milieu de la salle. Jolies jambes. Crémeuses. Douces. Jolis seins, aussi. De jolies petites choses, qu'elles étaient, mises en valeur par sa tenue, petites oui, mais elles pointaient leur nez au-dessus du décolleté. Mais bon, pas grand-chose à dire à propos du visage. Renfrey reluquait la chair tendre qui enrobait la taille de la jeune fille.
La serveuse leva la tête et croisa son regard. Il lui fit un grand sourire et elle lui sourit en retour.
Oh, je me la ferais bien, comme un porc en rut, pensa-t-il tout en regardant son petit cul se balancer alors qu'elle s'éloignait. Il se lécha les lèvres et, de la langue, titilla un espace qu'il avait entre les dents.
La conversation depuis la table des sabreurs parvenait jusqu'à lui et Renfrey proféra un juron. Les sabreurs pouvaient aller pourrir dans la Fosse, pour autant qu'il s'en souciait, tous autant qu'ils étaient, petits prétentieux voleurs de femmes. Ils étaient un fléau dans cette ville. S'il y avait eu une autre taverne à la Folie de l'Aulne, il irait boire là-bas au lieu d'être au Camelot. Il prit une gorgée de bière et prêta l'oreille.
"...cette quantité de dari..."
"...je ne l'aurais pas pris, en ce qui me concerne..."
"Maros a dit..."
"Et si c'était vrai ?"
"Putain de sabreurs," grogna Renfrey. "Bons à putain de rien."
L'un d'eux, un barbu tout juste plus jeune que Renfrey, lança un regard en sa direction mais continua de discuter avec ses compagnons.
"Ouais, vas-y," dit Renfrey, élevant la voix. "Z'avez rien d'autre à foutre que de dire des conneries !" Cela attira leur attention.
"Je te demande pardon, Ren ?", dit le jeune barbu. "Est-ce qu'on t'a offensé de quelque manière que ce soit ?"
Renfrey ne connaissait pas le nom de ce bâtard. Mais il n'appréciait pas que celui-ci connaisse le sien. "Offensé ?" Il abattit sa chope sur la table, oscilla sur son tabouret et retrouva son équilibre. "Ouais, je dirais ça."
"Et comment est-ce qu'on t'a offensé, Maître Renfrey ?" dit la jeune fille assise près du barbu.
Maître ? Je suis un putain de maître, maintenant ? Je n'avais pas remarqué cette petite salope dans le coin. "Eh toi, la fille, on va d'abord commencer par ne pas m'appeler Maître." Il dévisagea le barbu assis à côté d'elle. "Ni Ren, d'ailleurs. Qu'est-ce que t'en dis ?"
Alors que les sabreurs échangeaient des coups d'œil, une voix tonitruante provint depuis derrière le bar. "Tu mets les basses, Renfrey. Tu connais le règlement."
Il tourna son attention vers la vilaine brute qui dominait le comptoir comme un chêne. "Pas ton affaire, barman. Laisse-moi et cette bande discuter de ça, tu veux ?"
"Ah." Le sang-mêlé croisa les bras. "Alors c'est barman, maintenant, hein ? Tu m'as rétrogradé, là ?"
"De quoi ?" Renfrey fronça des sourcils pendant qu'un grand sourire fendait le visage meurtri de cicatrices de cet imbécile. "Maros," se souvint-il. Ouais, c'était ça son nom. Pas que ça me préoccupe, hein, du moment qu'il me sert de la bière.
"Je vais te dire," dit Maros et Renfrey réalisa que tout bavardage avait cessé, "je vais te laisser m'appeler maître tavernier, juste une fois. Qu'est-ce que tu en penses, gars ?"
Renfrey partit d'un grand rire, ce qui fit le postillonner. "Et qu'est-ce que t'en penses si je continue à t'appeler barman ? Qu'est-ce que t'en dis, barman ? J'ai entendu une fois qu'on t'appelle aussi la Montagne. T'as plus l'air aussi imposant maintenant, hein ? À ce qu'il paraît, tu t'es écroulé."
Maros plissa des yeux. Il se leva et, lentement, délibérément, déploya toute sa hauteur. "Ouais, la montagne s'est peut-être écroulée," dit-il d'une voix contenue, "mais j'ai pas encore fini de tomber."
Renfrey ricana. "Paraît que c'est une bestiole qui t'a abattue, tout comme c'est un bœuf a violé ta mère." Il voulut attraper sa chope mais ses doigts échouèrent sur le rebord. Le récipient en bronze s'inclina et son contenu se renversa sur la table en une flaque mousseuse. Il regarda la chope rouler vers le bord et tomber au sol dans un fracas.
BOUM. Scratch. BOUM. Scratch...
Il leva les yeux pour chercher la source de ce vacarme. Le tavernier souleva la trappe au bout du comptoir, claudiqua vers la grande salle et se dirigea tout droit sur Renfrey.
"Merde."
"Tu sais ce qui arrive aux petits merdeux qui se trouvent sur le chemin d'une Montagne qui s'écroule ?" Scratch. BOUM. Maros domina Renfrey de toute sa stature. "Ils s'écrasent."
Deux mains énormes le soulevèrent du sol. Il planta ses doigts dans les bras en troncs d'arbre. Il fut pris de tournis et ne voyait plus le monstre que de sa vue brouillée. "Putain d'ogre !" cria-t-il. "Au secours !" Le contenu de son estomac menaçait de se répandre alors qu'il virevoltait de droite et de gauche.
"Dehors !" tonna l'ogre dans son oreille.
Il vola. Il vola littéralement dans les airs. Une lumière brillante l'aveugla et il réalisa vaguement qu'il regardait le soleil.
"Aveia douce et bénie !" cria-t-il. Puis il toucha terre, expulsa un jet de bière et perdit connaissance.
La frustration s'emparait de Maros à mesure que les minutes s'écoulaient. Le Camelot avait été débarrassé du reste de sa clientèle et il avait tiré le verrou aux portes battantes pour empêcher toute intrusion. Les seuls qui se trouvaient maintenant dans la salle étaient Henwyn et Leaf, tous les deux victimes des propos agressifs de Renfrey, et ils étaient assis avec Luthan pendant l'une de ses rares pauses.
Il s'empara de son tabouret et les rejoignit en claudiquant. "Termine cette phrase," dit-il à Leaf. "Quand un sabreur a un pressentiment..."
Avec un sourire, Leaf regarda les quatre hommes tour à tour. "C'est qu'elle a probablement raison."
Henwyn rit. S'adressant à Maros, il dit : "Tu parles de Jalis et des autres, là."
Maros hocha la tête.
"Écoute," dit Henwyn, "je suis disponible en ce moment et Leaf s'en va pour la Baie de Brancosi. Si ça peut te rassurer, je peux aller les trouver. Ça t'en coûtera un peu, bien sûr."
Luthan s'accouda à la table. "Si tu loues un chariot, tu pourrais les rattraper en quelques jours."
Maros réfléchit. "C'est moi qui les ai mis dans cette situation en acceptant le contrat. Si quelqu'un doit les ramener, ça me revient. J'ai pu aller à Balen et en revenir, je peux bien m'aventurer jusqu'au Terres Mortes." Il surprit le regard qu'Henwyn échangea avec Luthan pendant que Leaf regardait ailleurs l'air de rien. "Oh, je sais ce que vous pensez tous les trois. Vous êtes en train de penser que je n'ai aucune chance de les rattraper."
"Si tu me permets d'être franc," dit Luthan, "je pense que ça te ferait du bien d'aller, euh, te dégourdir les jambes. Je préfère ça plutôt que de te voir assis sur ton derrière ici à te faire du mouron pour tes amis ou à jeter cet homme dehors."
"Qu'est-ce que tu sous-entends ?"
"Allons, patron. Tu sais que tu aurais pu traiter Renfrey avec un tout petit peu plus de déférence. Bien qu'il soit un sérieux cas de chiasse verbale et un gâchis pour notre bière, c'est un régulier et ses poches sont profondes."
"Hmm. Ça faisait longtemps que ça lui pendait au nez."
"Peut-être, mais il faut dire ce qui est, tu n'arrêteras pas avant d'en avoir le cœur net et une taverne n'est pas vraiment l'endroit rêvé pour une tête brûlée. Je te le dis en tant qu'ami. Quand tu m'as demandé de te rejoindre en tant que chef, je suis venu depuis Aster parce que j'avais confiance en tes qualités de maître tavernier, même si c'était un travail que tu n'avais jamais fait auparavant. Tout autant, j'ai foi en toi maintenant."
Maros grommela. "J'apprécie le vote de confiance."
Henwyn leva une main. "Au moins, laisse-moi me joindre à toi. Je préfère être sur les routes plutôt que de traîner dans le coin à attendre qu'un contrat pointe son nez."
"Ha ! Hen, tu es le plus ancien de nous tous. Je serais heureux d'avoir ta compagnie. En plus, je pense avoir besoin d'un archer si je veux mettre quelque chose à rôtir. Mais le mieux que je puisse te proposer, c'est un dixième des dix pour cent non remboursables."
Henwyn haussa les épaules. "C'est plus qu'acceptable. Mais s'il s'agissait de Fenn au lieu de Jalis, je demanderais plus."
Maros souris, amusé. "S'il s'agissait de Fenn, nous n'aurions pas cette discussion."
"Alors, si cet aspect est réglé," déclara Luthan, "je ne veux pas que tu te fasses du souci pour la taverne pendant ton absence. Je m'en occuperai à ta place, ouais, même en plus de mes attributions de chef."
Henwyn sirota ce qui restait de son vin et se leva. "Je vais aller nous dégoter un chariot. Si aucun de ceux qui en ont n'est prêt à aider, je choisirai celui que j'aime le moins. Leaf a déjà ta requête pour le QG. Elle se met en route bientôt. N'est-ce pas, petite ?"
Leaf se leva et se tint debout près de lui. "Mon sac est déjà prêt. J'ai juste besoin de passer le prendre à la maison de la Guilde."
"Bonne chance," lui dit Maros. "Et ne traîne pas."
Leaf sourit. "Je ne traîne jamais." Avec un clin d'œil envers Henwyn, elle traversa la salle et se glissa entre les portes battantes.
"Elle a plus de potentiel que la plupart des novices, celle-ci," dit Maros. "Et avec un très bon professeur, Henwyn. Je ne pouvais demander meilleure équipe. Et tu en fais partie, Luthan."
"Allons." Le chef repoussa sa chaise et lissa son tablier. "Retiens-moi cet élan de tendresse, surtout que j'ai des marmites à nettoyer."
Jalis s'accroupit, visa et pressa la détente de son arbalète. Un instant plus tard, le balukha dans le lointain laisser échapper un croassement de douleur, fit quelques pas hésitants et s'effondra.
Elle gratifia ses compagnons d'un sourire satisfait. "Je l'ai eu !"
"Bien visé, copine," dit Dagra.
Jalis sourit. "Je vis pour tes compliments, ô Homme à Barbe." Elle se leva et mima une révérence, tout à fait consciente d'être complètement déplacée avec ses armes et sa tenue de voyage froissée.
Elle partit au trot chercher le volatile qu'elle avait abattu et Oriken lança : "Ça nous remplira la panse pour ce soir. Et ouis ça changera des lapins malingres et des baies de marécages. On ferait peut-être mieux de faire une pause ici. Qu'est-ce que vous en dites ?"
Jalis approuva, son estomac gargouillait déjà. "D'accord," cria-t-elle par-dessus l'épaule tout en saisissant le balukha mourant. "J'ai fait la chasse, vous les hommes pouvez maintenant vous chamailler pour faire un feu et dépecer la carcasse." Elle sortit Silverspire de son fourreau et glissa la fine lame dans le cœur de la créature. La soulevant par les pattes, elle retourna vers ses compagnons et la déposa par terre.
S'approchant d'un monticule herbeux, elle s'installa par terre et posa Silverspire dans l'herbe près d'elle. Elle fouilla dans son sac à dos à la recherche d'un chiffon et de son cuir à rasoir, tout en regardant Oriken et Dagra ; l'un dégainait son couteau de chasse en s'agenouillant devant la carcasse et l'autre ramassait de quoi faire du feu dans les buissons avoisinants. Il y aurait encore de longues heures avant la tombée de la nuit mais manger maintenant serait tout aussi bien.
Avec un soupir de frustration, elle cria en direction de ses compagnons : "Je n'arrive pas à trouver mon cuir à rasoir. Est-ce que l'un de vous l'a pris ?"
"Non, ce truc est à toi." Oriken fit une pause pour tapoter le sabre fixé à sa taille. "Tu sais que je ne polis jamais ce vieux truc."
"La pierre à aiguiser se trouve dans le sac d'Oriken," cria Dagra de loin pendant qu'il se penchait pour ramasser du bois.
"Je le prendrais bien pour toi," dit Oriken, "mais je suis pris jusqu'aux poignets dans les tripes de ce truc."
"Oublie ça. Je le retrouverai." Faisant une boule de son chiffon, Jalis se mit à nettoyer la lame de sa dague ; son regard était perdu vers la Route du Royaume qu'ils avaient pu rejoindre après avoir traversé le marécage. Les marais étaient loin derrière eux à présent, bien que le paysage fut encore parsemé de parcelles boueuses. Que quiconque ait choisi de vivre ici était un mystère, à moins que la région n'ait à l'époque été plus propice au fermage et au pâturage. Cela se voyait que le vaste marécage n'avait pas toujours recouvert la route et Jalis se demandait si quelqu'un ne l'avait pas créé, tranchant à l'intérieur des terres dans une tentative délibérée de dissuader les voyageurs d'aller plus au sud. Si c'était le cas, c'était en effet décourageant.
Elle finit de nettoyer Silverspire et le remit dans son fourreau puis posa sa tête contre l'herbe. Elle s'endormit vite et ne se réveilla que plus tard au son du feu qui crépitait et à l'arôme de la viande qui rôtissait.
"Ah, la princesse se réveille," dit Oriken avec un clin d'œil tandis que Jalis s'étirait. "Et au bon moment. Dag en a presque fini avec l'oiseau."
Ils s'attaquèrent à la chair blanche brûlante du balukha pendant que le feu se réduisait en braises. L'estomac plein, ils bouclèrent leur paquetage et reprirent leur voyage, suivant ce qu'il restait de la route. Les heures s'égrenaient, le globe doré de Banael poursuivant sa course dans le ciel bleu.
Tout en marchant, Jalis réajusta son sac dans son dos, puis pinça sa chemise pour en décoller le tissu de son dos en sueur. "Je devrais être habituée à cette chaleur," marmonna-t-elle. "J'ai été à Himaera trop longtemps. J'ai passé plus de vingt ans dans l'Arkh et la plupart du temps à Sardaya. La température ici, en comparaison, est beaucoup plus supportable."
"Bah." Devant elle, Oriken échangea un regard avec Dagra et sourit par-dessus son épaule. "Il n'y a rien de tel que de passer trop de temps à Himaera."
Jalis se moqua. "Venant d'un homme qui n'a jamais mis les pieds en dehors de sa terre natale ? Excuse-moi si je ne te prends pas au mot."
"Eh, on a tous pris le ferry pour l’île de Carrados, tu te souviens ?"
"Comment pourrais-je oublier ?" dit Dagra "Tu as passé ton temps à vomir sur le pont."
"Ce n'était pas ma faute ! Personne ne m'avait prévenu. Tu ne me verras plus sur un bateau, ça, tu peux en être sûr."
Jalis secoua la tête. "Carrados ne compte pas. Ça fait toujours partie d'Himaera. Mais bien tenté, va, l'Homme au Chapeau."
Oriken agrippa le rebord de son chapeau et le souleva pour s'essuyer le front. "En vrai, j'ai beaucoup aimé ce temps en compagnie des moines sur cette île. Si ce n'était l'océan, ça ne me dérangerait pas de quitter Himaera pour aller m’y détendre. À écouter Jalis, Sardaya semble bien attrayant."
"Attrayant ?" Jalis éclata de rire. "Je n'en dirais pas tant. Le paysage est magnifique, certes. Les hommes et les femmes y sont beaux, pour la plupart. Leur culture est riche. Mais il y a la présence constante des reivers et des troupes d'Ashcloak qui passent de ville en ville pour collecter les impôts. Et puis, bien que la faune soit beaucoup plus variée dans l'Arkh, il en est de même des monstres. Et puis, il y a les— Eh !" Elle trébucha contre Dagra qui s'était arrêté net. "Dag, fais attention ! Ne me dis que tu as déjà besoin d'une pause ?"
Dagra lui toucha l'épaule et pointa devant. D'une voix sombre, il dit : "Je crois que nous avons atteint notre destination."
Ils venaient d'arriver au sommet d'un promontoire et devant eux s'étalait une vallée peu profonde qui s'ouvrait à perte de vue dans toutes les directions, son rebord remontant dans le lointain. Vers la droite, le murmure presque imperceptible de l'océan leur parvenait dans la chaude brise d'est, et devant eux...
Oriken siffla. "Alors ça, pour un mur."
Une ligne sombre découpait la lande au-dessus de la vallée, s'étendant presque depuis la côte occidentale pour disparaître derrière le paysage vallonné au loin à l'est. Les sommets des créneaux, blanchis par le soleil, pointant comme les dents abîmées de la mâchoire d'un incroyable géant, rappelait à Jalis l'ancien dieu de la pierre, Cherak. "D'accord," dit-elle, la voix étouffée par l'admiration, "je dois l'admettre, ce mur est plus grand et aussi plus laid que n'importe quel mur de mon pays. Sur ce point, vous m'avez battue."
Dagra serra son pendentif dans sa main. "Peu importe le mur," dit-il la voix serrée. "Regarde au-delà. C'est la cité." Il tourna un visage pâle dans la direction dont ils venaient d'arriver.
Jalis abrita ses yeux des rayons du soleil. Son regard dériva au-delà du mur vers le lointain, errant à travers le paysage nébuleux. "Oh," murmura-t-elle.
Au-dessus et bien au-delà des remparts déchiquetés, les sombres contreforts des derniers vestiges de la civilisation de l'Époque des Rois s'étendaient, à peine visibles dans l'horizon brumeux.
"La cité légendaire de Lachyla. Impressionnante." Oriken arracha ses yeux du spectacle pour regarder Jalis. "Ça met les choses en perspective, non ?"
"Que veux-tu dire ?" Elle avait les yeux fixés sur les tours, les flèches et les dômes qui marquaient le paysage comme des ampoules gonflées. La cité de Lachyla était impressionnante, mais de savoir que l'endroit était mort et vide depuis des siècles la fit frissonner.
"Ce que je veux dire," dit Oriken, "c'est que notre contrat pour cette babiole est dérisoire en comparaison à..." Il étendit les bras en direction de la cité au loin. "À ça."
Dagra se retourna pour leur faire face. "J'étais persuadé que cet endroit n'était qu'un mythe," dit-il. "Juste une fable pour que les vieux puissent faire peur aux enfants."
"Et pour que les Tisseurs de Contes puissent faire peur à tout le monde," dit Oriken.
"Eh bien, ça a marché. La légende de Lachyla me terrifiait à chaque fois que ma grand-mère nous la racontait quand on était petits." Dagra prit une inspiration en tremblant.
"Tu vas bien ?" Oriken demanda.
Jalis capta le regard de Dagra. "Eh," dit-elle doucement.
"Je sais. Je gère." Il s'éclaircit la gorge. Son visage se transforma en un masque de résolution. Il regarda Jalis, puis Oriken, et leur fit un petit sourire forcé. "Alors ? On va aller chercher cette foutue babiole ou non ? Oui ? Allons-y, alors !"
Dagra reprit sa marche sur la Route du Royaume. Oriken échangea un regard terne avec Jalis avant de lui emboîter le pas. Il avait l'habitude de cacher ses émotions sous un comportement désinvolte mais Jalis savait qu'Oriken luttait contre quelque chose à l'intérieur de lui, tout comme Dagra, et ce n'était pas seulement de se retrouver face à face avec une histoire de fantômes. D'après les bribes d'informations qu'elle avait glanées en cours de route, la légende de Lachyla était si fantaisiste que ni Oriken, ni Dagra ne pouvaient être certains que ce lieu existât vraiment. Les gens avaient tendance à user d'imagination pour faire apparaître une légende à partir de rien. Chaque légende avait une origine, aussi minuscule ou, en l'occurrence, aussi grande fut-elle. L'énorme cité devant elle n'était pas une surprise mais le temps avait le don d'exagérer les détails les plus petits de toute histoire.
Jalis lança un coup d'œil en direction du nord et, pendant un moment, un sentiment de solitude s'empara d'elle. De se retrouver si loin de toute civilisation et en présence d'une telle antiquité fit naître en elle une envie inattendue de retourner dans son propre passé. Mais cette envie fut éclipsée par l'atmosphère mélancolique qui s'échappait de Lachyla. Avec un soupir, elle suivit ses amis en direction de la Cité Ravagée.
La terre compacte de la route et des chemins commençait déjà à sécher après la récente averse, grâce aux rayons chauds de Banael qui était à mi-course de son voyage déclinant. Maros se tenait debout devant le Camelot Solitaire, ses mais posées sur la poutre de la clôture. Il ruminait tout en regardant les maisons et les échoppes familières en pierre et en bois, qui avaient été construites sans aucun souci de symétrie. C'était ainsi avec les migrants et les colons.
À travers les habitations, il regarda en direction des collines et des bois. Ses pensées étaient tournées vers Jalis, Oriken et Dagra, ses compagnons, avant qu'il ne fut forcé à raccrocher ses lames. Sa certitude que quelque chose clochait avait considérablement augmenté depuis qu'il avait entendu l'histoire de Jerrick. Et puis il y eut cette complication supplémentaire de Cela Chiddari qui avait passé l'arme à gauche...
"Patron."
"Agh !" Maros se retourna brusquement pour voir Henwyn debout près de lui. "Par les couilles en feu de Banael, mec ! Tu essaies de m'envoyer de vie à trépas ou quoi ?"
Le lancier vétéran réprima un sourire et inclina la tête en s'excusant. "Bonne nouvelle," dit-il. "Leaf est en route pour le quartier général et j'ai pu trouver un chariot et un conducteur. Je dis pas que deux mules nous ferons avancer plus vite mais je préfère ça que d'avoir à te porter sur mon dos si tu fatigues. Sans vouloir t'offenser, patron, mais tu es légèrement lourd même si ma force est légendaire."
"Ha !" Maros claqua une main sur l'épaule d'Henwyn, ce qui fit fléchir ses genoux d'un bon pouce. "Peu de mots plus vrais ont jamais été prononcés, Hen. Qui as-tu embauché ?"
"Le meunier. Wymar."
Maros grommela.
"Ouais, je sais. J'en ai essayé d'autres avant lui mais personne ne voulait risquer de s'aventurer au-delà des limites du Plateau avec rien de que des petits hameaux aux alentours. Wymar était le seul qui n'ait pas protesté d'office. L'appât du gain, sans aucun doute."
"Avec quelle facilité les gens d'ici oublient que les sabreurs leur facilitent la vie rien qu'en vivant dans cette ville. Par contre, quand il s'agit de rendre une faveur—"
"Ce n'est pas tout, patron."
Maros émit un grondement sourd. "Quoi d'autre ?"
"Wymar est énervé, il a dû répartir sa charge de travail parmi le restant de son personnel pour ce qui semble être quelques bonnes semaines."
"Par Verragos, qu'est-ce qu'il raconte là ?"
"Renfrey," dit Henwyn en guise d'explication.
"Pfff, cette petite fouine ? Je l'ai à peine effleuré. Quel est le problème ?"
"Eh bien, on dirait qu'il est arrivé à rentrer chez lui après que je lui ai renversé un seau d'eau sale sur la tête pour le réveiller. Mais quand il s'est réveillé de son sommeil d'ivrogne, il s'est aperçu que son doigt était cassé."
"Son doigt ?"
"Et donc, il est en arrêt de travail."
"Ouais, et Wymar, il veut en tirer le plus grand profit. Je vois. L'étendue des dégâts ?"
"Il veut dix pièces d'argent pour la perte de travail."
"Dix ! Cet ivrogne de Renfrey ne doit pas gagner plus d'une pièce par semaine !"
Henwyn haussa les épaules. "C'est vrai mais le meunier prétend que la redistribution des tâches lui occasionne des coûts supplémentaires, plus la couverture des dommages pour la perte de travail qualifié, la chute du niveau de production, pour ainsi dire."
"Travail qualifié. Je lui en donnerais, moi, du travail qualifié. Bon, dix pièces d'argent pour ce sale voleur. Et le chariot ?"
"Eh bien, Wymar sera notre conducteur, et puis il parle de nourriture pour les mules, d'usure des roues du chariot—"
"Par la verge poilue de Cherak !" Maros agrippa la clôture. Les muscles de son bras se contractèrent tandis qu'il serrait la poutre en bois.
"Doucement, patron," le prévint Henwyn comme la clôture commençait à se fissurer.
"Bien. Bien. Finissons-en, Hen. Je garde mon calme."
"Cinquante pièces d'argent."
La poutre fut arrachée de la clôture. Maros la jeta sur le côté. Un sourire crispé lui fendit le visage. "La violence me calme." Il leva les sourcils pour souligner le fait.
"D'accord," soupira Henwyn. "Je suis content que tu aies eu autre chose que ma pomme sous la main."
"Cinquante, ça fait dix pour cent du budget pour ce travail. Et tout ça va finir dans la poche de Wymar s'ils ne retrouvent pas le joyau, ou la moitié de la part qui me revient s'ils le trouvent. Par tous les dieux, mon gras, ça aurait coûté moins d'acheter deux mules pour toi et un chariot pour moi."
"J'ai essayé ça aussi." Henwyn haussa les épaules. "Tu sais qu'il y a peu de mules disponibles. Personne n'est disposé à en vendre. Si je me mets à leur place, je ne les blâme pas. Je ne peux même pas en vouloir à Wymar de vouloir garder un œil sur ses bestioles plutôt que de nous les confier."
Maros soupira. "Bah, on ferait tout pour les amis, non ? Va dire à ce voleur de meunier que pour le prix qu'il demande, on s'en va avant le coucher du soleil ce soir. Il a quatre heures pour se magner le cul et on est parti. Je ne suis pas parvenu à ce stade de ma vie sans faire confiance à mes tripes, et mes tripes me disent que Jalis et les gars sont en danger."
Chapitre Sept
Patience et Prières
Dagra et ses amis descendaient dans la vallée alors que le soleil du crépuscule plongeait dans l'horizon lointain. Les flèches et les tours fantômes de la cité au loin s'évanouirent à la vue, de même que le mur lui-même et ses créneaux. Le mur était encore à une heure de marche mais la nuit tomberait aussitôt une fois arrivés. Dagra regarda vers l'est, plissant des yeux en direction d'un gawek solitaire niché au pied d'un promontoire. Ses troncs jumeaux étaient enroulés l'un autour de l'autre, les hautes branches jetant une ombre longue sur le versant de la vallée.
"On ne met pas les pieds dans ce lieu oublié des dieux avant le lever du jour," dit-il. Voyant l'expression d'Oriken, il rajouta : "Pas de discussion. Je n'y mettrai les pieds qu'en plein jour et avec assez de marge devant nous. C'est déjà suffisant d'avoir à se promener dans une crypte au sein d'un cimetière, alors je ne vais pas passer des siècles à le faire dans l'obscurité s'il n'y a pas lieu de le faire."
Oriken haussa les épaules. "C'est désert, Dag. Je ne vois pas où est le problème."
"Dagra a raison," dit Jalis. "On ne sait pas ce qui s'y trouve. Pour autant qu'on sache, il pourrait y avoir un nid de lyakyn. Ou des cravants qui se sont adaptés à vivre dans des ruines plutôt que parmi les arbres. Ou encore d'anciens pièges tendus secrètement dans l'obscurité."
"Ça," dit Dagra d'une voix rauque, "et les esprits de tous ces païens morts qui hantent probablement les lieux. Non, non, oublie ça. Je suis d'avis de camper ici jusqu'à demain. On est bien arrivés jusqu'ici, qu'est-ce qui presse ?"
"On va aller jusqu'au point le plus haut et on trouve un endroit où camper," proposa Jalis.
"On pourrait tout aussi bien s'abriter sous cet arbre." Dagra fit un signe en direction du gawek. "Cet endroit en vaut bien un autre dans cette zone maudite."
Oriken secoua la tête. "On y est presque et tu te dégonfles."
Dagra lui lança un regard fâché.
"C'est une sage décision," dit Jalis en se dirigeant vers l'arbre. Alors que Dagra lui emboîta le pas, elle jeta un regard en direction d'Oriken. "Allez, on termine la journée ici et on attaque demain avec l'énergie du matin."
"D'accord, d'accord." Oriken tordit le rebord de son chapeau et se traîna derrière eux. En approchant du gawek, il dit : "Laissez-moi au moins explorer l'entrée avant la tombée de la nuit. Je promets de ne pas y entrer seul."
"Non. Personne ne va nulle part seul. Pas cette fois. Et puis, l'entrée est barrée. On aura besoin du grappin pour escalader." Voyant l'expression déçue d'Oriken, Jalis le regarda avec insistance. "Il y a un dicton de Vorinsia : c'est l'empressement qui a mis fin aux Edel."
"Je n'ai aucune idée de ce que cela veut dire."
"C'est une phrase attribuée au Premier Ascendant à l'époque où Vorinsia avait conquis les terres du sud de l'Arkh, en commençant par Sardaya, puis Khalevali. Les nobles, appelés les Edel en langue vorinsienne, de Khalevali et de ma patrie, surestimant leurs forces, avaient monté une révolte contre la mainmise des forces de Vorinsia. La haute noblesse fut écrasée mais l'Arkhus appela à la clémence, autorisant aux membres survivants des familles à quitter leurs domaines et leur fortune." Arrivant à l'ombre des grandes branches du gawek, elle ajouta : "Ne joue pas au héros, Oriken."
Il se renfrogna. "C'est toi le patron, patron."
"Arrête avec ça."
"Comme tu veux, patron."
Jalis le menaça du doigt. "Malan-gamir !"
Oriken eut un sourire narquois. "Je le ferais avec plaisir, siosa, pouvons-nous attendre jusqu'à ce qu'il fasse noir ?"
Jalis leva le bras et, d'une tape, fit voler le chapeau de la tête d'Oriken.
"Eh !"
Alors qu'il se penchait pour le récupérer, elle lui lança un regard d’avertissement. "La verge divine, cher Orik, pointe aussi bien vers le trésor que vers le piège. Prends bien garde où tu pointes la tienne. Et maintenant, prends un bol et va voir si tu peux nous trouver des baies fraîches."
"Je me servirai de mon chapeau." De par son ton, il était clair qu'elle l'avait froissé.
"On ne mange pas dans ton vieux machin tout abîmé," dit Dagra. "Les baies de marécage ont déjà assez mauvais goût comme ça, sans y ajouter ta sueur et tes sales cheveux."
Oriken haussa les épaules et fouilla un bol dans son sac.
"Passe-moi l'arbalète, jeune fille," dit Dagra. "Je vais aller avec lui."
Oriken le regarda pendant qu'il refermait son bardas. "C'est un peu excessif."
Dagra rigola tout en prenant l'arbalète des mains de Jalis. "T'inquiète, je ne vais pas te tirer dessus juste pour avoir désobéi au chef."
"Ne commence pas," prévint Jalis.
Dagra inclina la tête et lui fit discrètement un clin d'œil avant de suivre Oriken. Même si son humeur s'était un peu allégée, son agitation intérieure demeurait.
Dagra s'appuya sur les troncs enchevêtrés du gawek et laissa son regard courir sur le paysage du soir recouvert de lumière argentée. Quelques nuages obscurcissaient la course ascendante d'Haleth qui n'était qu'une pâle lueur dans le ciel étoilé. Au-delà des pierres qui formaient la route, les endroits où se trouvaient des bancs de marécages étaient signalés par les minuscules point lumineux des feux follets qui luisaient au-dessus de la lande. Tout était calme, à part le gazouillis et le pépiement des passereaux, le lointain croassement d'une grenouille et les ronflements discrets d'Oriken.
Dagra posa ses coudes sur ses genoux et, pour ce qui lui semblait être la millième fois depuis qu'il avait pénétré les Terres Mortes, il appela les dieux de ses pensées. Aveia et Svey'Drommelach bénis. Prophète Avato. Sage Ederron. Écoutez votre dévoué en ce moment de besoin. Protégez-le de vos ailes alors qu'il se dirige vers les ténèbres et faites que votre divine bonté chasse le mal et les ombres. Donnez-lui la force d'aller là où vous n'êtes pas et, de là, de retourner dans votre domaine. Si c'est votre volonté, guidez son retour pour qu'il continue de vous servir, ou bien, si c'est votre volonté, guidez son âme vers Kambesh pour qu'il puisse renaître.
Alors que Dagra finissait sa prière, Oriken renifla dans son sommeil et claqua des lèvres. Dagra regarda dans sa direction et il se figea, l'estomac noué. Une silhouette pâle, bipède, était accroupie au-dessus d'Oriken, sa tête informe penchée sur la couverture qui recouvrait le torse d'Oriken, ses bras gélatineux sans mains tapotant le tissu de laine. Dagra, paralysé, fixait cette curiosité informe.
Sortant de sa transe, il appela Oriken à voix basse. Bien que la créature ne semblât manifester aucune agressivité, il ne voulait pas la provoquant en poussant un cri. Une règle fondamentale dans la nature sauvage était de ne jamais sous-estimer une faune ou une flore inconnue. Oriken grommela et se mit à ronfler doucement.
Dagra empoigna son glaive et s'accroupit. Il avança avec précaution mais la créature semblait concentrée, la tête perdue dans la couverture. Une fois tout proche, il l'attaqua de son glaive. La lame s'enfonça profondément dans la chose mais celle-ci réagit à peine. Il retira la lame et remarqua, abasourdi, l'absence de sang sur la peau blanchâtre ; bouche bée, il observa la plaie se refermer sur elle-même.
"C'est ça, sale bâtard," murmura-t-il tout en tranchant dans la tête de la créature d'un coup de glaive latéral. Le glaive plongea dans la chair molle qui offrit peu de résistance mais la lame passa au travers et la chair sembla se cicatriser instantanément. La créature leva la tête et se tint debout. Elle s'éloigna de la couverture et tourna son visage sans trait vers Dagra, puis s'en alla.
"Orik ! Réveille-toi !" Dagra se redressa, poursuivant du regard la créature qui s'évanouit dans la nuit.
Jalis se réveilla et se mit sur son séant. Alors qu'elle scrutait l'obscurité, un couteau à lancer apparut dans sa main.
Dagra attrapa Oriken par les épaules et il le secoua violemment. "Réveille-toi, merde !"
"Hein..." Paresseusement, Oriken se frotta le visage et finit par ouvrir les yeux. "Quelqu'un a mis de la mandragore dans mon thé ?"
"Tu n'as pas bu de thé," marmonna Jalis en remettant le couteau dans sa poche.
Oriken souleva la tête et regarda autour de lui. "Alors, Dag ?" dit-il encore endormi. "T'as vu quelque chose ?"
"Oui ! Non. Je ne sais pas. Il y avait..." Mais la créature étrange avait disparu.
Jalis lui lança un regard sévère. "Tu t'es assoupi et tu as fait un rêve ?"
"Non ! Je vous jure, il y avait quelque chose..."
"Eh !" Oriken se redressa et s'assit. Il jeta un coup d'œil à sa couverture. "C'est quoi ce truc blanc dont je suis couvert ? Dag ? Je ne plaisante, tu ferais mieux de ne pas—"
"Il y avait une créature !" protesta Dagra pendant qu'Oriken se débarrassa violemment de sa couverture. "C'était un... ah, je sais pas !" Il bafouillait d'exaspération.
"Dégoûtant." Oriken pinça sa chemise entre deux doigts. "C'est passé au travers."
"Laisse-moi voir." Jalis se pencha au-dessus de lui et souleva sa chemise pour exposer la peau de son torse. Il y avait trois amas de cette substance collante emmêlés aux poils de sa poitrine et des cercles rouges se dessinaient au travers.
"Qu'est-ce que..." dit Oriken en attrapant la couverture pour essuyer le liquide. "C'est engourdi."
Dagra fixait la couverture des yeux. Les parties de laine où la créature avait posé sa tête et ses mains commençaient à se désintégrer.
Jalis l'avait également remarqué. En toute hâte, elle s'empara de son sac et en sortit une serviette et une pochette et elle versa de l'eau sur la poitrine d'Oriken. Avec le coin de la couverture, elle épongea la substance collante des plaies autant qu'elle le put. De la pochette, elle prit une feuille humide et la plaça sur la plus grande des trois plaies. "Le népenthès est le meilleur traitement que nous ayons sous la main pour le moment. Peut-être cette créature n'était-elle pas venimeuse."
Oriken hocha la tête et regarda Dagra. "Ça ressemblait à quoi ?"
Dagra était perplexe. Il décrivit la créature du mieux qu'il put mais ni Oriken, ni Jalis ne purent s'en faire une idée précise.
"Nous allons devoir être plus vigilants." Jalis prit deux feuilles de plus de la pochette et dit à Dagra : "Bravo de l'avoir vue à temps. On ignore l'étendue du mal que ça a pu causer à Oriken pendant son sommeil. J'imagine que la sécrétion contenait un anesthésique."
Oriken pâlit pendant que Jalis continuait d'appliquer les feuilles de népenthès sur ses plaies. "Je te revaudrai ça, Dag. Écoute, je m'excuse de t'avoir crié dessus."
Dagra bougonna. "Oublie ça. Retourne te coucher. Je vais monter une autre garde et je te réveille dans deux heures. Je veux faire une rapide surveillance aux alentours de toutes façons. Si j'attrape cette chose, je la mets en pièces."
"Merci," dit Oriken. "Je doute de pouvoir me rendormir pourtant."
"Reste éveillé alors," proposa Jalis. "Mais repose-toi. Si tu te sens bizarre, appelle Dag ou réveille-moi." Elle jeta un coup d'œil à son bras. "Comment va cette blessure que tu as eue avec le cravant ?"
Oriken serra et desserra son poing. "Beaucoup mieux." Il fouilla dans le fond de son sac et en sortit sa veste en peau de nargut doublé de fourrure et l'enfila. Tout en fermant la rangée d'agrafes sur le devant de sa veste, il regarda Dagra et Jalis, tour à tour. "Eh, ça va, je ne veux plus courir aucun risque." Il s'allongea et posa son chapeau sur sa poitrine.
Jalis retourna s'enrouler dans sa couverture et, en moins d'une minute, se rendormit. Oriken croisa les bras derrière la tête et fit un signe de tête en direction de Dagra. Après avoir rengainé son glaive et vérifié que l'arbalète était chargée, Dagra partit faire sa patrouille.
Des cadavres, des cravants, des hommes sauvages et des trucs bizarres blancs et gélatineux, pensa-t-il. Et au matin, sans doute les esprits de gens morts depuis longtemps. Il envoya rapidement une autre prière aux dieux et aux prophètes pour que demain ne soit pas une épreuve supplémentaire. Il s'agissait maintenant d'attendre si, et comment, ils répondraient à ses prières.
Chapitre Huit
Observateurs du Bout du Monde
Oriken mâchonnait un coriace bout de viande séchée tout en suivant les plaies de son abdomen du bout d'un doigt. Le népenthès avait fait son travail. La peau était à vif mais elle cicatrisait, des croûtes avaient commencé à apparaître et, à la fin de son tour de garde, l'engourdissement avait diminué. Il prit l'un des trois œufs de caille bouillis dans la coupe qu'il gardait près du feu et l'écala. Il regarda le petit œuf d'un air maussade. C'était tout ce qu'il avait pu trouver la veille, bien qu'il eut poursuivi le cri de l'insaisissable caille. Leurs dernières provisions de viande salée, un petit œuf chacun et un bol de baies des marécages, c'était là tout leur petit-déjeuner. Il goba l'œuf et l'avala en quelques secondes.
"Moi, je vous le dis," annonça-t-il, "si on trouve l'un de ces cravants dans la cité, je m'en avale un."
Dagra fit une grimace.
"Bah quoi, qui sait quand on aura un autre repas digne de ce nom ? Je suis juste... innovateur."
"Si j'étais toi, je m'en abstiendrais," dit Jalis.
"De quoi, d'être innovateur ?"
Jalis lui lança un regard sarcastique. "La chair de cravant est plus coriace que le cuir, à moins de la faire mijoter une journée entière."
Dagra essuya ses mains sur son pantalon et se leva. "Ne me dis pas que tu sais ça d'expérience."
"Eh bien, en fait, si." Pendant un moment, Jalis parut perdue dans ses pensées. "C'est quelque chose de rare à Sardaya, du moins quand j’étais petite fille. Les cravants volants étaient un vrai fléau les fois où ils descendaient des montagnes. Mon père prenait souvent part à la chasse mensuelle et, parfois, il apportait un jarret de cravant que les bonnes faisaient mijoter." Elle regarda Oriken. "Mais nous n'en trouverons pas dans la cité parce que nous n'y allons pas. Ça n'est pas nécessaire. Pendant mon tour de garde, j'ai étudié la carte que Cela a donnée à Maros. Les Jardins Funéraires sont directement au-delà du portail. Nous n'avons donc pas besoin d'entrer dans Lachyla."
"Hmm." Oriken saisit son ceinturon posé au sol et se leva. "C'est vraiment dommage. J'étais impatient d'aller faire un tour à l'intérieur."
Dagra soupira. "Bien sûr que tu l'étais."
"On en reparlera plus tard." Jalis se redressa elle aussi et frappa dans ses mains. "Avant tout, les garçons, je crois que nous avons un joyau à trouver."
Le mur d'enceinte s'élevait au-dessus d'eux, aussi solide que le temps lui-même, à part quelques moellons effrités et quelques morceaux de mortier cassé au pied du mur. Oriken se sentait petit et insignifiant devant ces vieilles pierres imposantes.
"S'il y avait des archers sur ces créneaux," dit-il, "il n'y aurait aucun moyen d’accéder à l'intérieur, pas même avec une armée, et encore moins un trio de sabreurs."
"Heureusement qu'on a le grappin," dit Jalis.
"Et qu'il n'y a personne d'autre," réplique Oriken. "N'est-ce pas, Dag ?"
"J'espère," dit Dagra sourdement.
Oriken remarqua le long du mur les restes d'une corde qui pendait depuis les remparts crénelés. "Y a pas quelque chose qui vous dérange, vous deux ?"
Jalis fronça les sourcils en regardant la corde usée.
"Ça a l'air très vieux," dit Dagra.
Oriken hocha la tête. "Mais je ne crois pas que ça date du fléau. Et si ce que je dis est vrai, ça veut dire que nous ne sommes pas les premiers à nous être aventurés ici depuis que les cartes ont marqué ce territoire de la tête de mort.
Il porta son attention vers la herse abaissée dont les pointes étaient plantées dans la poussière entre les dalles fendillées. Les barres de fer rouillées étaient chacune aussi épaisse que son poignet. Il avança pour jeter un œil au travers et regarda au-delà, bouche bée.
"Le mot mort prend tout son sens..." murmura-t-il.
Jalis était à ses côtés. "Oh...," murmura-t-elle, puis elle recula d'un pas. "Eh bien, Orik. À toi l'honneur ?"
Avec un sourire, il se débarrassa de son sac. Il en sortit un long rouleau de corde dont l’une des extrémités était attachée à un lourd grappin.
"Reculez," dit-il. Il enroula la corde autour de son bras et s'avança vers le mur. Il bloqua l'extrémité libre de la corde sous son pied, jaugea la hauteur du rempart et fit osciller le crochet à l'autre extrémité de la corde. Puis, il lâcha la corde et le crochet s'éleva dans les airs, passa au-dessus, puis au-delà du mur et, dans un mouvement d'arc, redescendit et accrocha un rebord sur la passerelle qui longeait le haut du rempart. Il tira sur la corde pour tester l'ancrage du grappin puis il remit son sac à dos sur ses épaules.
"Honneur aux dames ?" dit-il à Jalis.
"Ah, merci, sios. Très aimable à toi." Elle empoigna la corde, s'élança avec agilité et commença à grimper.
Oriken surveillait son ascension jusqu'à ce qu'elle ait atteint le sommet. Puis, il se tourna vers Dagra. "Après toi."
Dagra ne dit pas un mot. Le visage crispé, il suivit le mur du regard. Il saisit son pendentif Avato et le pressa contre ses lèvres avant d'empoigner la corde à son tour. Il commença à se hisser, ses bottes trouvant à s'agripper dans les irrégularités des pierres. Oriken l'entendait grogner sous l'effet de l'effort, puis Dagra parvint à se hisser jusqu'aux créneaux.
Vers son sommet, le mur avait une légère inclinaison mais cela n'en facilitait pas moins son ascension. Avec ses longs membres et le poids de son bardas, les muscles des épaules d'Oriken étaient au supplice quand il atteignit enfin le sommet. De la sueur dégoulinait le long de son visage pendant qu'il se rétablissait à travers les créneaux. Sans observer de pause, il tira la corde et l'enroula sur elle-même.
Dagra était accroupi près de lui, le regard troublé.
"Eh," lui dit Oriken, "on finira ce travail. Nous sommes des sabreurs. C'est notre vocation."
Après avoir rangé la corde et le crochet dans son sac, Oriken se redressa et, pour la première fois, il étudia le paysage des Jardins Funéraires et de la cité de Lachyla au-delà, puis il comprit pourquoi Dagra avait l'air préoccupé. Il se frotta la barbe tout en regardant les innombrables rangées de pierres tombales alignées dans le vaste périmètre du cimetière. Des vases d'argile fissurés étaient debout ou couchés près de leurs plaques funéraires. Des statues de pierre partiellement effondrées parsemaient le sinistre paysage, certaines avec leurs bras et leurs têtes rassemblées à leur pied. Les statues de bronze, érigées telles des sentinelles à côté de portes de cryptes sophistiquées, étaient plus rares. Des silhouettes d'arbres sans feuilles qui, à cette époque de l'année devaient être en pleine floraison, projetaient leurs ombres, telles des doigts s'agrippant au sol. Tout était recouvert du poids des siècles.
"Tu as perdu ta langue ?" demanda Jalis.
"Pour une fois, oui," avoua-t-il.
Le terrain planté de tombes descendait puis remontait dans le lointain vers une muraille qui enfermait les morts dans un grand rectangle de pierre. Les remparts au loin paraissaient petits de là où ils se trouvaient, mais le large couloir central qui traversait le cimetière se déroulait jusqu'à une deuxième herse au milieu de la muraille.
Le Litchgate, le Portail des Morts-Vivants. Oriken se rappela avoir entendu ce nom dans les contes.
Aussi lugubres que les Jardins Funéraires puissent être, la cité au-delà était complètement différente. Des murs lourdement fortifiés ceignaient l'ensemble de la cité. Les bâtiments les plus proches étaient cachés derrière la muraille du cimetière mais, au fur et à mesure que le terrain remontait au-delà de la herse, on apercevait une artère principale qui se faufilait entre des rangées de constructions en dôme, obliques et crénelées, vers une sinistre forteresse. La masse du château dominait la cité, juché au sommet d'une basse colline comme une redoutable sentinelle, prête à bondir au moindre signe d'intrusion.
"Et nous y voilà," murmura Oriken. "Bonjour, Château de Lachyla."
"Pas le plus accueillant des endroits, hein ?" dit Jalis.
"Difficile de croire que ça ne fait pas partie des endroits qu’il faut absolument visiter à Himaera." Oriken jeta un œil en direction de Dagra. "Et toi qui trouvais la Citadelle Valekha minable."
"Ah mais, ça l'était." Le visage de Dagra était un masque de stoïcisme.
Le pied de la colline sur laquelle trônait le château était planté d'une myriade de constructions, plus petites que le château, mais de tailles imposantes, rassemblées telles des fidèles autour d'un sanctuaire. À mesure que l'on s'éloignait du cœur de la cité, les constructions devenaient moins hautes, plus petites et avaient l'air moins majestueux. Les flèches et les toits en coupole avaient peut-être été jolis dans une cité vibrante de vie mais aujourd'hui, ils n'étaient plus que les fantômes d'une grandeur passée ; des traces du fléau, sorties tout droit de la terre elle-même. Oriken devait l'admette, Lachyla était sans doute l'endroit le plus lugubre qu'il ait jamais vu.
De l'endroit où il se trouvait, des nappes brumeuses d'océan scintillaient à l'est et à l'ouest, rappelant que Lachyla était construite sur une péninsule effilée. Il pouvait imaginer les falaises escarpées, au-delà des murs de défense, donnant sur les profondeurs tumultueuses de l'Océan Echilan inexploré.
Le bout du monde, pensa-t-il, se rappelant une fois de plus comment Dagra et lui s'étaient agrippés aux flancs abrupts du Mont Sentinelle et avait contemplé l'océan.
Il se retourna au bruit des pas de Jalis et Dagra qui marchaient le long des créneaux en direction d'une tour de treuil. Ramassant ses affaires, il courut les rattraper. Le toit de la tour, fait de chêne, s'était déformé avec le passage du temps et des intempéries, mais il semblait encore intact. Au-dessous se trouvait le mécanisme du treuil avec, sur le côté, une longue poignée en fer. L'extrémité de la chaîne disparaissait à travers un trou dans le sol de pierre au-dessus du côté de la herse.
"Ça n'a pas l'air trop rouillé," remarqua Jalis. "En repartant, on essaiera le mécanisme ; s'il marche, ça nous évitera d'avoir à descendre le long du mur et risquer de laisser le grappin derrière nous s'il est coincé."
Oriken empoigna le manche de ses deux mains, banda ses muscles et pesa dessus de son poids. Il y eut du mouvement, la chaîne s'enroula autour de la bobine avec le clink-clink-clink sourd des maillons qui s'entrechoquaient, suivi du grincement de la herse qui semblait protester contre le réveil de son long sommeil.
"Je pense qu'on arrivera à l'ouvrir," dit-il en époussetant ses mains sur son pantalon.
Depuis la tour du treuil, une volée de marches en pierre menait vers le cimetière. Oriken suivit Jalis vers le terrain aride, Dagra sur ses talons. Ils traversèrent en direction des ruines de l'Allée des Morts-Vivants et se tinrent devant la herse. Oriken jeta un coup d'œil à travers les barres de fer vers la lande au-delà des murs et, pendant un court instant, il se sentit prisonnier, comme piégé dans les filets des mots du Tisseur de Contes, transporté dans un temps qui aurait peut-être dû rester enfermé dans les paroles de contes anciens. Repoussant cette pensée, il vit Jalis sortir de la poche de ses jambières un vieux parchemin jauni par le temps et qu'elle se mit à étudier.
"Regardez là," dit-elle. Les hommes se rassemblèrent. Du bout d'un ongle, elle traça une ligne vers le nord jusqu'à point situé aux trois-quarts du chemin. "Ça devrait être assez simple. On suit le chemin principal jusqu'à ce point." Elle dessina du doigt une ligne vers la droite et pointa jusqu'à un X tracé par leur cliente. "Puis, on va vers la droite et, on y sera."
"Sans cette carte," dit Dagra avec une expression sombre, "nous aurions passé ce cimetière au peigne fin."
"Eh bien, nous irons remercier Cela à notre retour." Jalis fit signe d'avancer. "Pour l'instant, notre prix nous attend."
Oriken lui pressa doucement l'épaule, puis partit en direction de la voie centrale. Jalis et Dagra lui emboîtèrent le pas à ses côtés. Alors qu'ils avançaient, une impression s'infiltra dans son esprit et il ouvrit ses sens à ce qui l'entoura.
J'ai raison, pensa-t-il. Une pointe d'inquiétude naquit au fond de son estomac. Non seulement les arbres étaient-ils morts et noircis, ils étaient également recouverts de pustules fongiques. Il n'y avait pas non plus d'arbustes en vue, à part de rares amas de ronces desséchées.
Et aucun bruit provenant de quelconques créatures. Ça nous permettra de les entendre venir, à défaut de les voir. Quel qu'ait été cet endroit auparavant, il devrait être envahi d'animaux et de plantes à l'heure qu'il était. Mais il en était dépourvu. Pas de criquets, pas de mouches, pas d'oiseaux. Des arbres morts et aucune herbe de quelque sorte que ce soit. Quel merdier !
"Il n'y a aucun signe de vie dans cet endroit," dit Dagra. "Rien, à part nous trois."
Oriken fronça les sourcils. "Ouais, j'étais sur le point de—"
"Il y a une odeur dans l'air," dit Jalis, son regard survolant les rangées de pierres tombales inclinées.
Oriken aussi pouvait la sentir. Ce n'était pas juste l'odeur moisie des longues années d'isolation, ni l'odeur salée de l'océan voisin ; c'était autre chose, à peine perceptible, mais présent néanmoins. Il renifla, plissa les yeux.
Doux, comme le parfum qui persiste longtemps après qu'une fille qui l'a porté ait quitté la pièce.
"C'est malsain," dit Dagra. "Rien n'est vivant ici. La moisissure recouvre tout et même celle-ci a séché."
"Tu connais la légende," dit Oriken. "Il y a peut-être une once de vérité dans la légende de la Cité Ravagée après tout."
Dagra renâcla. "Un nom approprié, s'il en est un."
Oriken éclata de rire. "Ouais, et puis ces soi-disant Jardins Funéraires, un véritable..." il frotta son pouce contre sa barbe et regarda en direction de Jalis. "Quel est ce mot que tu utilisais ? Non-sécateur ? Ouais, c'est ça. Cet endroit ne pourrait être plus mort. Ça, ils ont vu juste. Mais pourquoi des Jardins ? Un nom stupide pour un endroit où il n'y a pas le moindre brin d'herbe."
Jalis le regarda, amusée. "C'est génial que tu aies prêté attention à ma langue maternelle. Je crois que l'expression que tu cherches est non sequitur. Des sécateurs, ce sont des cisailles de jardinage. Mais dans un sens, tu as raison. Ces Jardins n'ont pas du tout besoin d'entretien."
"Eh bien, fléau ou pas, ça s'est passé il y a très longtemps." Oriken regarda au-dessus de la ligne de toits de la cité tentaculaire. "Maintenant qu'on est tout proche, c'est franchement tentant d'aller jeter un coup d'œil."
Dagra souffla. "Toi-même tu ressens comment c'est malsain ici, Orik. Ne tente pas le destin plus que nous ne l'ayons déjà fait. Je ne suis pas un lâche et tu le sais, mais je me souviens de la peur que j'éprouvais pour cet endroit quand j'étais garçon, et je n'ai pas besoin de pénétrer dans cette cité pour que cette peur revienne. Être entouré de ces cryptes impies, ces tombes et ces statues est déjà bien suffisant."
"Je disais juste, c'est tout. Eh Dag, tu n'as pas à serrer ton pendentif si fort. Tu n'as pas besoin des Dyades, on est avec toi." Oriken fit un clin d'œil à Jalis. Ses lèvres esquissèrent un sourire.
"Je prendrai les Dyades et vous deux en plus," dit Dagra. "Plus on est nombreux..."
"Ouais— Woohoo !" Oriken s'arrêta quand il aperçut quelque chose qui émergeait de la poussière à quelques pas du chemin. Il fit quelques pas et se pencha pour observer de plus près. Il y avait un amas de petits os partiellement déterrés dans la terre fissurée, une main humaine, ça ne faisait aucun doute. "Faut croire qu'ils n’enterraient pas bien profond par ici."
"Qu’est-ce qu’il y a ?" La voix de Dagra était nerveuse.
"Tu te souviens de cette maison où on est tombé sur les cravants ?"
"Oui."
"Eh bien, quand je dis qu'il vaut mieux s'en aller, rends-toi service et écoute-moi, cette fois. Tu es déjà assez sur les nerfs comme ça, on n'a pas besoin que tu nous fasses une crise de panique totale."
Dagra se rebiffa et tourna la tête. "C'est noté."
Ils continuèrent le long de l'Allée des Morts-Vivants jusqu'à ce qu'ils soient en mesure d'apercevoir au lointain le mur qui séparait le cimetière de la cité, avec la herse abaissée tout comme au portail d'entrée. Oriken jeta un œil par-dessus son épaule aux tours et aux remparts du mur de la lande, à peine visible derrière les entrées surélevées des cryptes, les statues plus grandes que nature et les arbres squelettiques.
"La crypte Chiddari devrait être proche maintenant," dit-il.
Jalis replia la carte et la glissa dans sa poche. "Il y a pas mal de cryptes par ici. Je propose qu'on se sépare et qu'on les vérifie séparément."
Dagra secoua vigoureusement la tête. "Oublie ça. Je n'irai pas seul dans ces lieux."
Jalis réprima un soupir. "Je n'ai pas dit qu'on y entrait, Dagra. Je dis qu'on devrait vérifier les noms au-dessus des entrées et sur les statues, là où il y en a."
"Oh." Il s'éclaircit la gorge. "D'accord. Très bien."
Oriken regarda son ami barbu. En vérité, le courage de Dagra avait diminué au fur et à mesure qu'ils avaient pénétré le Plateau de Scapa et là, au milieu du cimetière, il n'en avait plus. Ça n'allait pas. Ça n'allait pas du tout. Il claqua des doigts devant le visage de Dagra et lui jeta un regard sévère. "Eh. Allez, là. Arrête ça tout de suite. Je comprends que tu aies des problèmes spirituels en ce moment, mais fais-nous une faveur à nous, tes amis, et mets un couvercle dessus. Allons vérifier ces plaques comme Jalis vient de le dire."
"Va te faire foutre," marmonna Dagra. Il leva les yeux pour rencontrer le regard d'Oriken et lui fit un bref signe de la tête. Puis, il tourna les talons et se dirigea vers la crypte la plus proche.
Oriken échangea un regard avec Jalis avant de s'en aller explorer la douzaine d'entrées de cryptes des environs immédiats. Devant la première, il s'étira pour inspecter les inscriptions gravées dans la pierre au-dessus de l'entrée. La pierre avait une fissure verticale qui coupait le nom Hauverydh juste en son centre. La statue qui ornait la crypte gisait couchée près de la porte, sa face de pierre effritée et usée, ses mains serrant sa poitrine, ce qu'elle avait tenu par le passé à présent érodé ou tombé depuis longtemps.
Oriken passa entre des pierres tombales pour se rendre vers la seconde crypte. Certaines des plaques avaient disparu, d'autres s'étaient enfoncées ou étaient penchées, tandis que d'autres encore étaient demeurées parfaitement droites. Plusieurs des inscriptions comportaient le nom Chiddari, ou ce qui semblait être une variante.
"Ça s'en rapproche par ici !" appela-t-il.
Arrivé à la crypte, il se tint debout devant sa statue et vérifia le nom effacé par le temps sur la plinthe. Cunaxa Tjiddarei. Les traits altérés étaient ceux d'une femme fière, tenant contre sa poitrine ce qui semblait être un marteau et un ciseau. La statue en bronze était dans une posture oblique, penchée vers l'avant, comme sur le point de faire une révérence à Oriken, le félicitant d'avoir trouvé son lieu de repos.
"Ouais," appela-t-il. "C'est ici !"
"Bien joué," dit Jalis dans son dos, ce qui le fit presque sauter hors de lui-même.
"Par les putain d'étoiles et de lunes, Jalis !" siffla Oriken. "Ne fais pas ça !"
Elle lui sourit. "Désolée."
À l'approche de Dagra, Jalis prit la lampe à huile et la poudrière de son paquetage et s’occupa à produire des étincelles pour enflammer un morceau de tissu à brûler. Une fois que le feu prit, elle plaça un bâton de soufre sur la flamme et s'en servit pour allumer la lampe.
Quand la lampe fut allumée, Dagra dit : "Donne-la moi." Il avait une expression hagarde mais il avait l'air plus déterminé que plus tôt.
Jalis le regarda. "Tu es sûr ?"
"Non. Mais donne quand même." Il prit la lampe et les guida vers l'entrée ténébreuse de la crypte Chiddari.
Chapitre Neuf
Rien Sans Peur
"Finissons-en avec cette affaire." Dagra souleva la lampe et scruta la cage d'escalier. Les flammes projetaient une lueur tremblante sur les murs rugueux et les marches en pierre. Au-delà du halo de lumière, la fosse du caveau s'ouvrait dans une sinistre invitation.
Se préparant mentalement, il pressa son pendentif Avato sur ses lèvres, puis avança dans l'obscurité d'un pas lent et délibéré. Un pas, deux... Ses bottes crissaient doucement dans la poussière de pierre usée. Sa respiration étouffée et le bruit des pas de ses compagnons le suivaient dans les profondeurs.
"Ne t'inquiète pas, Jalis," dit Oriken. "Si quelque chose passe au-dessus de Dag, je te protège."
Jalis rigola. "Tu es un bien brave compagnon de déclarer ça à une maîtresse-lame quand elle bloquée derrière toi dans un couloir."
"Que dit le dicton déjà ? Garde tes esprits plus affûtés que ta lame." Le ton d'Oriken était nettement enjoué mais Dagra savait que c'était pour masquer son propre malaise.
Quand il parvint à un virage dans les escaliers, Dagra se figea sur place. "Par la souffrance des dieux." La lumière de la lampe éclairait les murs à angle droit, ce qui projeta des ombres sur les pierres. De sa main libre, il saisit la poignée de son glaive.
"Que se passe-t-il ?" demanda Oriken.
"Rien. J'ai juste... Tout va bien."
"Tu ferais mieux d'oublier cette légende," conseilla Jalis.
"Ce n'est pas ce qui me dérange." Non, pensa-t-il. C'est l'obscurité. Ça, et le poids écrasant de la terre au-dessus. Et le fait qu'on soit en train de descendre dans un endroit encore plus abandonné des dieux que l'ensemble des Terres Mortes.
Il scruta les ténèbres au-delà du coude avec angoisse. Pour autant qu'il sût, l'escalier était vide.
"Je me comporte comme une petite fille qui croit aux fantômes," marmonna-t-il, se forçant à poursuivre la descente. Sauf que, si les fantômes existaient, c'est bien dans cette crypte impie qu'ils se trouveraient.
Après le virage suivant, les marches débouchèrent sur un sol plat qui s'étendait en un couloir long et étroit. Des étais de bois couraient le long des murs entre des dalles de pierre carrées. Des amas de toiles d'araignée poussiéreux pendaient depuis les coins des traverses. L'obscurité, humide et pénétrante, alliée à l'odeur de moisi qui provenait de la gorge noire du couloir, envoya un frisson le long de la colonne vertébrale de Dagra.
"Foutues Dyades," dit Oriken, obligé de se pencher dans l'espace exigu.
Dagra le fusilla du regard. "S'il te plaît, ne jure pas pendant que je prie."
Oriken inclina la tête davantage, cachant son visage dans l'obscurité ainsi que son sourire narquois.
"Sérieusement, j'ai entendu la même désinvolture de ta part depuis qu'on était gosses et ça ne vaut vraiment pas la peine qu'on en discute. Ce n'est pas du tout le moment de me pousser à défendre l'existence des forces d'au-dessus, d'au-dessous et par-delà Verragos que je sais être réelles et que tu t'obstines à—"
"Tout ce que j'ai dit, c'était Foutues Dyades."
"Ha !" Dagra leva les yeux. "J'espère que tu n'es pas si occupé à jurer que t'as pas le temps de voir qu’il y a des toiles d'araignée."
Oriken s'arrêta et gémit. "Par les étoiles... Il fallait qu'il y ait des toiles d'araignée ici, n'est-ce pas ? J'aurais pu le parier."
Dagra poursuivit sa marche, Oriken le suivant de près. Peu de temps après, ils aperçurent une arcade ouvrant sur quelque horreur impie qui les attendait à l'intérieur. Tous ses sens concentrés sur l'arcade sombre, il faillit s'évanouir et manqua de laisser tomber la lampe quand le cri d'Oriken transperça le couloir. Le cœur de Dagra battit à tout rompre quand il se retourna pour voir Oriken se dandiner et battre des bras avec affolement, battant le rebord de son chapeau et reculant en plein sur Jalis, amusée.
Elle l'attrapa par la taille, sans doute plus pour se protéger de son poids que pour calmer ce balourd sans cervelle. En dépit de sa petite stature, elle parvint sans mal à arrêter leur compagnon de haute taille dans sa lancée.
Les mouvements d'Oriken avaient provoqué un nuage de poussière et un fin voile restait en suspens dans le corridor, réduisant davantage leur visibilité. Les cheveux en sueur et décoiffés, alors qu'il retirait son chapeau, Oriken fixa avec effroi les toiles d'araignée qui s'étaient accrochées au rebord et sur la couronne gondolée de son chapeau. Avec une grimace, il s'en débarrassa.
Jalis posa ses mains sur ses hanches, leva le menton et lui jeta un regard déçu.
Remarquant le reproche, Oriken haussa les épaules tout en s'excusant et remit son chapeau sur la tête. "Ah ! Ça me fout les jetons !"
Dagra soupira. "On le sait !"
Jalis ne pouvait réprimer son sourire narquois, puis elle dit, "Tu en as raté une, là." Elle tendit le bras et retira un fil de toile de sa barbe, puis l'essuya contre le mur. "Voilà. C'est fini." Elle plissa les lèvres, puis rajouta, "Vas-tu maintenant te comporter comme un brave sabreur ?"
"J'avais bien dit qu'on aurait mieux fait d'emmener plusieurs torches au lieu de cette stupide lampe," marmonna Oriken. "On aurait pu flamber tout le satané plafond en passant."
Dagra secoua la tête et tourna son attention vers l'arcade plongée dans les ténèbres. Il avança prudemment, chaque pas amenant son lot d'angoisse. Ses peurs avaient repris le dessus.
Je n'ai aucune hâte à aller trouver ce qui se cache là-bas, pensa-t-il. Personne n'est entré dans ce caveau mortuaire depuis des siècles. C'est contre nature ! Mais bon, on est arrivés jusqu'ici, à défaut on ramènera une bonne histoire. Ressaisis-toi. On y est presque.
Il atteignit l'arcade et s'immobilisa. "Pour une pièce de cuivre, pour une pièce d'argent," grommela-t-il. Prenant une profonde inspiration, il franchit le seuil et entra dans un couloir au plafond haut, beaucoup plus large que le couloir exigu. Tout était silencieux et immobile. Trop calme. Trop immobile. Il scruta dans l'obscurité pendant un long moment. Les poils sur son cuir chevelu s'étaient dressés alors qu'il fit un pas de côté pour laisser les autres passer.
Oriken se pencha pour franchir l'arcade en souriant et s'étira de toute sa hauteur. "Ah, voilà qui est bien mieux !"
"Content que tu sois heureux," dit Dagra, "mais pourrais-tu exprimer ta joie avec un peu moins de bruit ?"
"Ah, allez, Dag. L'incident de la cave, c'était il y a des années."
"Ouais, parfaitement ! Sept, pour être précis. Et je n'ai pas besoin que tu me le rappelles encore une fois, merci beaucoup."
Oriken railla. "Si tu continues à crier comme ça, tu vas finir par réveiller les morts, sans parler des plafonds qui risquent de s’effondrer et les entrées qui seront bloquées."
Dagra frissonna, serra les dents et lança à Oriken un regard furieux.
"Les mômes, ça suffit," Jalis les rappela à l'ordre. "Gardez vos plaisanteries pour quand on sera de retour sur la lande. Vous pourrez même plaisanter tout le long du chemin du retour mais essayons de nous comporter comme des sabreurs pendant que nous sommes ici." Elle regarda Dagra. "Je te laisse nous guider."
Il avança avec précaution dans le hall. La flamme de la lampe vacillait alors qu'il la balançait de droite et de gauche pour scruter les alcôves creusées dans les murs à intervalles réguliers. Des ombres tremblaient tout autour d'eux comme des spectres fuyant le halo de lumière. Dans les alcôves ainsi que sur des piédestaux alignés le long du centre du couloir, des assortiments de pierres précieuses captaient la lumière ; il reconnut de l'obsidienne, de la pierre d'étoile, du lapis, des cymophanes, de la pierre de tonnerre et plusieurs autres pierres, jolies mais peu précieuses. À l'arrière de l'une des alcôves, une pierre de soleil veinée de rouge attira son attention. Il s'en approcha pour la regarder de plus près. Le joyau était enchâssé à hauteur de taille au centre d'une dalle de granit allant des genoux de Dagra jusqu'à sa poitrine, deux fois plus grande en largeur, et dont les côtés étaient fermement encastrés dans des piliers d'angle. Il saisit la pierre de soleil pour la déloger mais elle était fermement incrustée dans le granit.
Il y avait des mots et des dates gravés autour de la pierre. Dagra se pencha plus près mais les lettres gravées étaient en himaerien ancien et à peine lisible. Secouant la tête, il retourna vers le couloir.
Alors qu'il passait près d'un piédestal central, la lampe illumina des éraflures dans la poussière à quelques pas d'eux. Il s'en approcha et s'accroupit pour mieux observer ces traces dans le sol poussiéreux. Oriken et Jalis le rejoignirent. "On dirait que nous ne sommes pas les premiers," dit-il.
"Probablement des rats," dit Oriken envers qui Jalis leva un sourcil. "De très gros rats, alors ?" Dagra lui lança un regard désapprobateur. "Bon !" Il haussa les épaules. "Un nargut, alors. Et il y a probablement un terrier quelque part."
"Pas des rats." Il y avait une pointe d'inquiétude dans la voix de Jalis. "Pas un nargut non plus, Oriken, mais merci pour la suggestion. Et, quoi que ce soit, ça se déplace sur deux jambes. Peut-être un cravant. Mais je pense que nous sommes d'accord, c'est peu probable, puisque le cimetière est fermé."
"Moins probable qu'un nargut ?"
Jalis ferma les yeux. "Oublie ce nargut. Je t'en attraperai un plus tard, si tu y tiens. Tu pourras lui nouer une corde autour du cou et le garder comme animal de compagnie en chemin." Puis en plissant des lèvres, elle ajouta, "Ces empreintes sont loin d'être fraîches, c'est important de le remarquer."
"Tu crois que ça date de quand ?" demanda Oriken.
"Étant donné que cette crypte n'a probablement pas été entretenue depuis votre Grand Soulèvement... c'était quand déjà ? Au début du cinquième siècle ?"
"À peu près, oui," dit Dagra qui gardait un œil sur les ténèbres autour d'eux.
Jalis se releva ; Dagra et Oriken en firent de même. "Dans ce cas," dit-elle, "il doit y avoir là une couche de poussière vieille de deux ou trois siècles."
"Ouh la," dit Oriken. "Ces empreintes n'auraient pas été recouvertes de poussière depuis tout ce temps ?"
"Pas nécessairement. La couche de poussière dans la crypte n'est pas vraiment épaisse, comme celle qu'on trouverait dans une maison après le même nombre d'années. Ces empreintes pourraient ne dater que de quelques décennies." Les coins de ses lèvres se relevèrent en un sourire sans joie. "Dagra, je t'invite à prier pour que ce soi-disant joyau funéraire soit encore là. Orik, toi, tu peux invoquer les étoiles et les lunes, si ça te fait plaisir. Pour ma part, après ce long voyage sinistre au bout de nulle part, j'ai hâte de mettre la main sur notre trésor. Mais si quelqu'un nous a devancés..."
"Pas de conclusions hâtives," dit Dagra. Moi qui commençais à me faire à l'idée que peut-être on allait le trouver, ce joyau, après tout.
Les pièces d'argent de ce contrat leur assureraient des repas chauds et des chopes pleines pour une année entière et pour tous les trois. Même la part de Maros en tant qu'Officiel de la Guilde lui rapporterait un petit pactole. Aucun d'entre eux n'avait les moyens de cracher dessus.
Ils reprirent leur progression dans le couloir. Dagra ouvrit la marche, muni de la lampe, en suivant les anciennes traces de pas et vérifiant les alcôves de part et d'autre. Il examina chacune d'entre elles à la recherche du joyau mais elles ne contenaient que des dalles de granit et des pierres de peu de valeur.
"J'ai remarqué une chose à propos de cette salle," dit Oriken en se frottant la barbe. "Depuis le couloir derrière nous, je n'ai pas vu l'ombre d'une toile d'araignée. À moins que le plafond là-haut n'en soit infesté ; heureusement, on n'en voit pas grand-chose et donc nous ne saurons pas."
Dagra regarda Jalis. "Il a raison."
"C'est presque comme si..." le visage d'Oriken semblait plongé en pleine concentration.
Dagra s'impatientait. "Oui ?"
Oriken leva les bras en signe d'abandon. "Je ne sais pas c'est presque comme quoi. Quelque chose, sans doute."
"Merci pour ta perspicacité," dit Jalis. "Qui a besoin d'un oracle quand on a Oriken ?"
"Ouais, oublie ça." Il abaissa le rebord de son chapeau et ils reprirent leur progression en silence.
Pour Dagra, l'obscurité devenait de plus en plus oppressante et étouffante au fur et à mesure qu'ils avançaient. Il essuya la sueur de son front du dos de la main et tira sur le col de sa chemise déjà desserré. D'ici, le plafond était à peine visible ; quelques lignes grisâtres et des contours que dessinaient la pierre brute et les traverses, mais ce qui l'écrasait plus que ce couloir étroit, c'était cet espace ouvert. La dernière chose qu'il voulait était de se retrouver enfermé du mauvais côté d'une chute de pierres, nulle part où s'enfuir, pendant que les fantômes de personnes mortes depuis longtemps s'échappaient des murs, leurs lueurs fantomatiques s’approchant de plus en plus près...
"Lieu impie," marmonna-t-il en réprimant un frisson.
Il était bien content d'être celui qui tenait la lampe. Puis il pensa à Jalis qui fermait la marche et, en silence, il admira sa bravoure. De lui faire confiance, à lui, pour voir à sa place, voilà qui était culotté de sa part.
Tu as plus de cran que moi, copine. Je te le concède.
Il avait les yeux baissés sur les dalles de pierre poussiéreuses quand quelque chose bougea en bordure de son champ de vision. Il se figea, un hoquet se formant dans sa gorge. La lumière éclairait un amas de formes sombres et tremblantes qui glissaient sur le sol depuis une alcôve sur la gauche. Il se précipita sur son épée, ses doigts oubliant ses années d'entraînement, et son glaive était déjà à moitié dégainé quand il réalisa ce que ces formes étaient ; il poussa un cri de soulagement.
Par les dieux, je n'avais pas besoin de ça. Ce n'était que des débris, des morceaux de dalle de granit tombés de leur niche, rien qui ne soit accroupi ni à l'affût. Juste une illusion provoquée par les ombres et la lumière. Et par ton imagination, se reprocha-t-il. Les formes n'avaient pas bougé d'un pouce.
Comme il s'approchait de l'éboulis, il remarqua avec inquiétude que les traces qu'ils avaient suivies menaient tout droit à cet amas de dalle fracassée. Il jeta un coup d’œil vers Jalis. Elle hocha la tête en réponse à la question muette. Encouragé par son assurance, Dagra avança dans l'alcôve, les fragments épars de granit craquant sous ses bottes. Ses yeux scrutaient l'endroit exigu, attirés par la niche tout au fond, d'où la dalle était tombée. Le vide qu'elle avait laissé révélait un épais tapis de toiles d'araignées. Il se trouvait peut-être des araignées tout au fond, mais il n'y avait aucun moyen de le savoir ; les fils densément tissés semblaient complètement absorber la lumière de la lampe, l'aspirant au-dedans, gardant ses secrets.
Son attention fut attirée par le coin supérieur droit de la cavité oblongue. Une tâche de moisissure sombre, d'aspect friable, collait au mur, ressemblant à la substance qui recouvrait les arbres dans le cimetière. Au-dessus de la tâche de moisissure trônait un amas de petites poches de couleur claire striés de lignes rouges sombre. Dagra se pencha de plus près pour inspecter ces curieuses excroissances. D'un doigt, il toucha légèrement la plus grande d'entre elles. Avec un léger pop, la membrane desséchée se désintégra dans un petit nuage de poussière. Il tressaillit en reculant ; une odeur piquante envahit ses narines. Mais le nuage s'était déjà dissipé. Il éternua et se frotta le nez avec frénésie. Il recula, jetant un regard sombre sur le nid de toiles d'araignée, les excroissances de moisissure, les débris dispersés et la poussière qui avait été déplacée.
Quelle manière de vivre dans l'au-delà, pensa-t-il, écœuré à l'idée d'être abandonné à pourrir dans un trou plutôt que d'être décemment brûlé jusqu'aux os. C'était des sauvages, du temps des Rois, vraiment. Les corps devraient être brûlés pour que l'esprit soit libéré et puisse voyager vers Kambesh.
Les esprits...
Une légère odeur de moisi dériva de la cavité tapissée de toile. Il frissonna et rejoignit ses compagnons.
"Quelque chose d'intéressant ?" demanda Oriken.
Dagra lui lança un regard sombre. "Rien que tu n'aies envie de savoir."
"Des araignées." Oriken fit une grimace. "Si c'est des araignées, tu n'as qu'à le dire, il y a des araignées. Je préfère savoir plutôt que de ne pas savoir."
"Je n'ai pas vu d'araignées."
Oriken eut l'air sur ses gardes. "D'accord."
"Mais..."
"Mais quoi ?"
"Tu as remarqué qu'il n'y a pas une toile ici ?"
Oriken plissa les yeux en anticipant les prochaines paroles de Dagra.
"Je crois les avoir trouvées." Dagra pointa de son pouce par-dessus son épaule. "Elles sont toutes réunies dans ce trou. Du moins, ça en a tout l'air." Oriken grimaça ; Dagra haussa innocemment les épaules. "Eh, c'est toi qui as demandé à savoir."
"Oui, mais il y a une différence entre information et trop d'information. Tu ne pouvais pas résister, hein ?" Oriken pointa un doigt accusateur. "Je te revaudrai ça."
Dagra eut un sourire en coin. Les plaisanteries allégeaient quelque peu l'état d'esprit dans lequel il se trouvait.
Dans les décombres, une petite pierre de sang attira son attention. Il se pencha, la ramassa et l'essuya sur son pantalon. C'était une pierre lisse de forme ovale, d'un vert profond parsemé de taches écarlates.
Pas de grande valeur mais une jolie babiole. Ça ne fait plus partie d'un tombeau, rationalisa Dagra, balayant ainsi le problème moral que son geste occasionnait. Je pourrais demander au forgeron de me l'incruster dans le pommeau de mon glaive. Un souvenir de ce voyage, pensa-t-il sournoisement tout en fourrant la pierre de sang dans sa poche.
"Ces babioles ne valent presque rien," dit-il tranquillement, "mais quel genre de voleur ordinaire laisserait ça derrière ? Est-ce que l'un de vous a vu d'autres traces de vandalisme mis à part cette dalle cassée ?"
Oriken fronça les sourcils. "Maintenant que tu en parles, eh bien non. Mais si quelqu'un est venu ici, il cherchait probablement ce que nous sommes venus chercher. Peut-être même des sabreurs, d'ailleurs. Tout est possible."
Jalis secoua la tête. "Sauf que personne n'a traversé les Terres Mortes depuis des siècles."
"Prétendument," dit Dagra.
Oriken haussa les épaules. "Peut-être que notre cliente a embauché quelqu'un avant nous et c'est dans ce tombeau qu'ils ont trouvé le joyau."
Jalis donna un léger coup de pied dans les décombres. "Cette dalle enchâssait une pierre de la même taille que les autres." Elle lança à Dagra un long regard entendu. "Aucune de celles que nous avons vues jusqu'ici n'est aussi grande que celle que nous cherchons."
Oriken jeta un regard en direction de l'alcôve. "Peut-être que c'est enterré avec le corps et non pas incrusté dans une dalle de granit."
Jalis sembla en douter. "Ces gens ont fait tout leur possible pour décorer cet endroit de pierres précieuses. Pourquoi iraient-ils enfermer ce bijou là ou personne ne le verrait ?"
Dagra secoua la tête et dit à Oriken. Même si le joyau était à l'intérieur, toi tu n'as pas vu ce nid de toiles d'araignée. Personne n'y a touché. Et c'est très épais. Celui qui a délogé la dalle n'a pas pris la peine d'explorer plus loin. Ou, si il l'a fait, alors ça s'est passé il y a vraiment longtemps comme l'a souligné Jalis."
Les yeux emplis d'effroi sous le rebord de son chapeau, Oriken se risqua à aller regarder l'alcôve de plus près. "Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas être allé plus loin. Pour cette toile, moi, je romprais le contrat. Essaie de me faire ramper dans un trou plein de toiles d'araignée. C'en est fini. Pas même pour un sac rempli de dari d'or." Il passa un pouce dans son ceinturon. "Pas pour tout le dari en Himaera. Pas une chance."
"Dieux !" Dagra pâlit. "J'espère que le joyau n'est pas caché au fond de l'un de ces trous, avec un pauvre cadavre dont le corps a été abandonné à la putréfaction et l'âme vouée à l'errance dans les limbes et que nous, nous ayons à grimper et fourrager dedans..."
Jalis claqua des doigts sous le nez de Dagra. "Arrête ça tout de suite. Tu continues sur ta lancée et je t'aiderai à trouver un remède expéditif contre ta phobie."
"Hein ?" Confus, Dagra fronça les sourcils, puis il suivit le regard de Jalis en direction de l'alcôve tapissée de toile d'araignée. Il la regarda de travers et elle hocha de la tête alors qu'il reculait d'un pas. "Tu ne ferais pas ça."
Elle posa un doigt sur ses lèvres. "Alors chut, Dag. Tous les deux." Regardant tour à tour Dagra et Oriken, elle abaissa les yeux vers les traces de pas dans la poussière. "Je n'aime pas ça mais, je viens de réaliser un truc à propos de ces empreintes."
Dagra soupira, "De bonnes nouvelles, pour changer ?"
Jalis lui fit un coup d'œil sarcastique.
"Vas-y, crache le morceau."
"Tu avais vu juste quand tu disais que tu n'avais vu aucune trace de vandalisme. Ça m'a fait réfléchir. Si quelqu'un était entré ici, il aurait du y avoir deux séries de traces de pas. Une qui y entre, et une autre qui en sort. Mais, à part nos propres traces, je n'en ai vu qu'une."
Un doute envahit Oriken. "Tu penses que celui qui est entré n'en est jamais ressorti ? Qu'il est... mort ici ? Oh ! Tu penses qu'il y a une autre sortie !"
"C'était ma première idée. Mais s'il y a un autre accès, la carte n'en dit rien. Mais là n'est pas la question. Regardez." Elle pointa en direction des décombres et Dagra suivit le mouvement de sa lampe pour éclairer l'endroit. "Les traces s'arrêtent là," dit Jalis, l'air assombri.
Ce que Dagra avait vu était juste. Au-delà, la poussière n'avait pas été dérangée. Alors qu'un scénario lugubre se faisait jour dans son esprit, il se frotta le menton de son pouce. Il regarda Jalis avec prudence et secoua la tête. "Ne le dis pas."
"Il ne s'agit pas de quelqu'un qui est venu," dit-elle. "Mais de quelqu'un qui en est sorti."
"Il fallait que tu le dises, vraiment ?"
Oriken croisa les bras. "De mieux en mieux."
Jalis haussa les épaules, comme à regret.
"Pour l'amour des dieux," grommela Dagra. "C'est à mourir de trouille avant même d'avoir trouvé ce maudit bijou. Allez, on continue à chercher." Il pinça les lèvres et sortit son glaive de son fourreau tout en regardant ses compagnons dans les yeux.
Oriken inclina la tête et dégaina son sabre.
Bien qu'elle les gardât dans leurs fourreaux, Jalis vérifia ses poignards qu'elle gardait accrochés à sa cuisse et à sa taille. "D'accord," dit-elle. "Mais savoir à quoi nous faisons face ne peut que nous donner un avantage."
Dagra bougonna. "Tu ne diras pas ça quand le seul avantage qu’on aura est que j’ai chié dans mon froc."
Ils poursuivirent leur progression dans la chambre funéraire, inspectant rapidement chaque alcôve en passant, jusqu'à ce qu'ils parvinrent finalement au fond de la crypte. Devant eux, une grande dalle rectangulaire en granit était ancrée dans le sol et dont la hauteur atteignait le haut du chapeau d'Oriken. Une rangée de piédestaux à hauteur de taille courait le long de chaque mur et sur chacun d'eux reposait une collection de pierres précieuses recouvertes de poussière.
Il fut bouche bée quand il découvrit sa particularité principale. Serti dans le granit à hauteur des yeux de Dagra se trouvait un joyau magnifiquement ciselé et dont la taille faisait deux fois son poing. Par les Dyades, la vieille Cela ne plaisantait pas. Elle n'a pas exagéré non plus.
Une bande d'argent encerclait le bijou, le maintenant fermement dans son châssis de pierre. Les reflets de la lampe à huile scintillaient sur la surface du joyau aux multiples facettes, lançant des reflets roses et verts.
"Douce Khariali," murmura-t-il, invoquant le nom de la déesse primitive des pierres et des métaux.
"Douce Khariali, comme tu dis," lui fit Oriken en écho. "Le voilà donc !"
"Il est magnifique," murmura Jalis.
Dagra posa la lampe sur le piédestal le plus proche, repoussant les pierres qui s'y trouvaient pour faire de la place, et fit un pas en arrière. C'était peut-être son imagination, ou la façon dont la lumière se reflétait sur les nombreuses facettes du joyau, mais il semblait en émaner une chaleur, non pas physique, mais plutôt comme une quiétude qui touchait l'âme. Cette pierre avait été placée dans une chambre funéraire mais sa place devrait être ailleurs, tout comme Dagra souhaitait être ailleurs. Il serait heureux de l'emmener avec lui.
"Je m'attendais à quelque chose comme un diamant," dit Jalis avec humilité. Elle avança d'un pas pour toucher la surface anguleuse du doigt. "Mais ceci n'est pas qu'un simple diamant, ou bien je suis une poissonnière."
Elle en a bien le droit, pensa Dagra. Comparés à celui-ci, les quelques diamants qu'il avait vu jusque là n'étaient que morceaux de verre.
Les mots Ladjie Cunaxa Tjiddarei ainsi que les dates 152 et 225 étaient gravés en lettres ornementales au-dessus du bijou. D'anciens symboles étaient mêlés à de l'himaerien ancien et du sosarran ancien et les lettres formaient des cercles concentriques autour du joyau. Dagra supposait que ces mots représentaient soit une prière, soit un résumé de la vie de la dame.
"Elle est morte bien avant le fléau," remarque Oriken.
"Elle était probablement la première de sa lignée," dit Jalis. "Ou la première qui soit devenue importante, en tout cas. Sa place tout au fond de la crypte suggère qu'elle a été la première enterrée ici."
"Comment les bâtisseurs ont su combien de Chiddari il y aurait ?" demanda Oriken. "On dirait que toutes ces alcôves abritent des tombes. Leur hypothèse a été bien menée."
"Je pense que seules les personnes importantes ont leur place dans le caveau familial. Les autres sont probablement enterrés au dehors. Et si on prenait le temps d'inspecter chacune des alcôves, on découvrirait peut-être qu'elles ne sont pas toutes occupées, mais simplement réservées."
Dagra bougonna. "C'est dommage que la vieille Cunaxa n'ait pas été la dernière a être enterrée ici. Ça nous aurait évité de traverser toute la longueur de ce maudit endroit."
"Mais je suppose que si elle avait vraiment été enterrée tout proche de l'entrée," dit Oriken, "elle ne serait pas celle qui veille sur le joyau, non ?"
Dagra lui lança un regard glacial avant de reporter son attention sur le joyau. Il montra du doigt un groupe de symboles sculptés dans l'inscription qui entourait le joyau. "Voilà quelques unes des runes qui t'intéressent, Jalis. Comme celles sur mon épée." Il porta la grande lame de son glaive sous la lumière de la lampe, montrant les inscriptions obscures qui couraient sur sa longueur. "Attik quelque chose, non ?"
"Antik rukhir." L'accent sardayen de Jalis donnaient à ces mots un ton mystique, accentuant le k à la fin d'antik d'un claquement sec de la langue et roulant le r à la fin de rukhir. Elle se pencha pour observer les runes de plus près. "Le langage de l'Ère Ombrale ne cessera jamais de m'étonner. Il y a eu tant de variations régionales qui semblent avoir évolué complètement séparément l'une de l'autre et pourtant elles ont toutes maintenu des éléments communs reconnaissables. On parle là d'il y a des milliers d'années, avant que les premières chaloupes n'aient traversé le Détroit de Feu, pourtant antik rukhir était aussi répandu en Himaera que sur le continent de Sosarran. Et ça date d'avant toutes les anciennes tribus."
Oriken haussa les épaules. "Qui s'en soucie ? C'est ce que j'avais dit quand tu as vu les runes sur l'épée de Dagra la première fois. Bien sûr, c'est une arme singulière, mais pourquoi s'exciter à propos d'une langue morte ?"
"Je me demande quel trésor est le plus grand," soupira Jalis avec un sourire sarcastique. "Le joyau ou ta perspicacité légendaire."
"Tout ce que je dis, c'est qu'on a le joyau et qu'il vaut beaucoup plus que ce que Cela Chiddari nous donne. Même moi, je le vois."
"Nous sommes tous d'accord que nous avons trouvé une petite fortune," dit Dagra, "mais qui a les moyens de nous payer ce que ça vaut vraiment ? Certainement personne que je connaisse. Cinq cents dari d'argent, tout de même."
Jalis approuva d'un signe de la tête et jeta un coup d'œil à Oriken. "De plus, nous sommes liés par le code. Orik lui-même ne peut ignorer les règles de la guilde."
Oriken ajusta son chapeau. "Bien sûr que non. Loin de moi cette idée. Mais est-ce que ces règles avaient prévu comment extirper un bijou précieux enchâssé dans un solide morceau de granit ? Je préférerais livrer l'objet entier, si possible." Dagra haussa les épaules et regarda en direction de Jalis, qui secoua la tête. "Je veux dire," poursuivit Oriken, "ce n'est pas comme si on avait un marteau et un ciseau, n'est-ce pas ?"
Jalis se le reprocha à voix basse. "En rétrospective, voilà un oubli."
"Alors, comment on le déloge de là ?"
"Avec nos lames." Dagra pointa en direction des poignards que Jalis portait à sa ceinture. "Les tiens feraient très bien l'affaire, copine."
Jalis rigola. "Tu plaisantes ? Je ne vais pas abîmer mes lames sur ce bijou, peu importe la valeur qu'il a." Elle tapota le poignard à lame noire à sa hanche ainsi que celui plus fin en argent sur sa cuisse. "Dusklight et Silverspire sont plus que des armes ou des outils. Ce sont des œuvres d'art, elles sont irremplaçables."
Dagra soupira et rengaina son glaive. "D'accord. Laissez-moi m'en occuper." Il fit signe à Oriken de se retourner. Oriken obtempéra et Dagra défit la poche latérale de son sac à dos, fouilla à l'intérieur et en sortit le couteau de chasse à lame courte.
"Celui-ci ne porte pas de petit nom fantaisiste," dit Dagra à Jalis tout en levant un sourcil. "C'est un bon vieux morceau d'acier qu'Orik possède depuis notre enfance."
"En fait, je lui ai donné un nom," dit Oriken, une lueur dans l'œil. "Je l'ai nommé Akantu, du nom du patron des viles créatures."
"Non," dit Dagra. "Rien de tout ça. Et tu ne devrais pas te moquer des dieux, encore moins au fond de cette crypte."
Oriken railla. "Les patrons ne sont pas des dieux. Ce sont des hommes et des femmes, pas différents de... eh bien, pas différents de moi, ni de Jalis." Il fit un grand sourire à Dagra.
"Va te faire voir," lui offrit Dagra.
Il plaça la pointe de la lame recourbée dans l'interstice entre le granit et l'anneau d'argent et appliqua un mouvement de levier, progressant prudemment sur le pourtour du bijou.
"Ne glisse pas," dit Oriken.
"Je doute que ton couteau n'entaille le joyau," dit Jalis. "C'est pour ça que je ne veux pas émousser mes armes dessus. Ça m'a l'air plus dur que le diamant."
Le cœur de Dagra battit la chamade lorsque le couteau de chasse glissa sur l'anneau d'argent. Sa pointe acérée dérapa sur le joyau avec un crissement aigu.
"Par les pierres de Cherak, Dag !" dit Oriken. "Est-tu en train d'essayer de détruire notre récompense ?"
Dagra gonfla ses joues et laissa échapper un long souffle pour calmer ses nerfs. Il pensait avoir endommagé le trésor mais il n'y eut pas la moindre égratignure, sur aucune des facettes anguleuses de l'objet.
Jalis soupira. "Merci d'avoir confirmé mes doutes, Dagra," dit-elle platement. "Je crois que c'est maintenant établi."
La main de Dagra tremblait légèrement lorsqu'il réinséra la pointe de sa lame dans la rainure. Il fit tourner la lame de ci et de là et le crissement de l'acier contre la pierre se fit entendre dans tout le couloir.
"Vous croyez qu'il y a de la magie ?" demanda-t-il.
Oriken éclata de rire. "Ne sois pas ridicule."
"Peut-être qu'il y a des incantations gravées dessus. Vous vous souvenez de cette fille à je-sais-plus-où ?" Dagra fronça les sourcils pour essayer de s'en souvenir. "Celle que Maros a sauvée ?"
"Je ne dirais pas qu'il est venu à son secours," dit Oriken. "Elle était poursuivie par un essaim d'abeilles."
"Dag a raison," dit Jalis. "Cette fille a transformé un chêne en arbrisseau."
"C'est ce qu'on nous a dit."
Dagra se raidit. "Eh ben, après ça, ils l'ont expédiée dans l'Arkh, il y a du y avoir un brin de vérité dans tout ça." Le joyau commençait à se détacher.
Oriken renifla. "Si je l'avais vu de mes propres yeux, je l'aurais cru. Je ne prends pas tout ce que j'entends pour vrai."
"Je sais." Dagra soupira.
"C'était une feyborn, Orik," dit Jalis à voix basse. Dagra pouvait sentir son souffle sur son cou pendant qu'elle le regardait travailler. "Dis ce que tu veux sur tout ce que tu veux mais je peux t'assurer que les feyborn existent."
Oriken ne répondit pas et la conversation cessa. Dagra travaillait, tout comme son imagination. Dans son esprit, il revit la cavité remplie de toiles d'araignée. Quelque part derrière ce mur de soie gisait un parent décrépit de leur cliente. Et derrière la dalle sur laquelle il s'activait reposaient les os du plus ancien de leurs ancêtres, Cunaxa.
Un squelette à l'heure qu'il est, se rassura-t-il. Rien que des os. Pas de quoi avoir la frousse. Il imprima à la lame un mouvement d'avant en arrière et, avec une dernière torsion, le joyau funéraire se délogea de la pierre...
Des orbites remplies de toile d'araignée étaient fixées sur lui. Dans une horreur muette, il fut comme hypnotisé. L'anneau du joyau encerclait à présent les traits affaissés de Lady Cunaxa Chiddari recouverts de fils de soie et elle le regardait depuis le trou. Sa peau était tendue sur son crâne, comme du cuir bouilli, avec des touffes de cheveux colmatées sur sa chair momifiée. Ses sourcils et ses pommettes étaient couvertes de croûtes rugueuses et son horrible bouche sans lèvres lui faisait un rictus, comme si elle était ravie de sa compagnie après ces longs siècles de solitude. Ses dents noircies semblèrent bouger et s'écarter. Horrifié, Dagra regarda alors que les fils de soie se déchirèrent et que la mâchoire s'abaissa grande ouverte, puis celle-ci glissa derrière la dalle et tomba sur le sol dans un chtonk assourdi.
"Ah !" Dagra sauta en arrière, invoquant le nom des Dyades dans l'espoir qu'elles l'emportent loin de cet endroit impie et l’emmènent sur la lande. De la bile lui monta à la gorge alors qu'il arracha ses yeux de ce crâne desséché.
"Ce n'est qu'un cadavre, Dag," dit doucement Jalis.
"Ça a bougé !"
"Tu as du le faire bouger, c'est tout."
Sa bouche se remplit de salive. Il déglutit. "Ouais. Rien qu'un cadavre. Bien sûr. Un cadavre, bien sûr !" Il émit un rire, bref et hystérique. Surprenant le regard amusé de ses amis, il s'éclaircit la gorge et se calma.
Le joyau était dans les mains d'Oriken. Il le tint à hauteur des yeux et l'observa, indifférent au macchabée qui les regardait. Jalis s'empara de la lampe posée sur le piédestal et l'éleva à la hauteur de l'épaule d'Oriken. La lumière étincelait sur les facettes du joyau. La face avant était circulaire, l'anneau d'argent serti fermement sur son pourtour semblant forgé dessus. De côté, l'objet était plus plat mais renflé en son centre autour d'un noyau de teinte sombre qui se brisait en prismes à la lueur de la lampe. La tâche noire évoquait pour Dagra les œufs aux jaunes noircis d'un balukha du soir, ou à une tâche d'encre prise dans une sculpture de verre. Il réévalua son estimation de la valeur esthétique du joyau.
Oriken brossa l'arrière du bijou de sa main. Son visage montrait du dégoût. "On nettoiera ça plus tard. Il y a un peu de son visage collé dessus."
L'estomac de Dagra se souleva et ses genoux fléchirent. Il s'agrippa au piédestal près de lui.
Jalis ouvrit son sac à dos et donna une couverture à Oriken. Elle maintint le sac ouvert pendant qu'il enveloppait le bijou et le fourra à l'intérieur. Puis elle resserra la corde et fit un nœud, attacha les courroies et enfila le sac sur son dos.
"J'espère que c'était ta couverture et pas la mienne," lui dit Dagra. Comme il relâchait le piédestal, ses yeux se posèrent sur la tête sans yeux, sans nez, et à présent sans mâchoire, de Cunaxa. Alors qu'il jetait à l'ancêtre des Chiddari un regard noir, la tête bougea à nouveau.
"Douce mère des prophètes ! Ne me dites pas que j'ai vu ce que je viens de voir !" La tête était inclinée, comme un enfant attentif qui voulait savoir ce qu'était tout ce grabuge.
"Tu peux lâcher mon bras, Dagra," dit Jalis.
Il marmonna des excuses et tituba vers le mur, s'appuya contre le mur et vomit. Quand il eut finit, il essuya sa barbe de sa manche et se retourna pour voir Jalis et Oriken qui l'observaient, leurs visages semblant de cendre dans la lueur de la lampe.
Dagra se força à rire. "Ah, je ne sais pas d'où ça m'est venu." D'un geste de la main, il refusa le mouchoir que Jalis lui offrait. "Non. Ça va aller, vraiment. Juste un..." Il pouvait sentir le cadavre qui le regardait mais maintint toute son attention fermement sur Jalis. "Nous avons ce que nous sommes venus chercher. Fichons le camp d'ici. Pas de raison de s'attarder, n'est-ce pas ?"
Jalis acquiesça et se retourna pour partir mais Oriken mit une main sur son épaule. "Pourquoi ne nous faisons-nous pas un peu plaisir en partant ?" D'un geste de la main, il désigna les piédestaux et les alcôves où des pierres précieuses chatoyaient dans l'ombre. Alors que Jalis soupesait sa proposition, il insista. "On devrait au moins prendre celles sur les piédestaux pour notre cliente, puisqu'ils font manifestement partie du lot avec le joyau. Non ? Après si elle n'en veut pas..." il haussa les épaules.
Jalis n'eut pas l'air convaincu.
"Tais-toi et avance," dit Dagra. Il prit la lampe des mains de Jalis et s'engouffra dans le couloir ; ses amis lui emboîtèrent le pas, suivant la seule source de lumière.
"Le contrat ne fait état que du joyau," dit Jalis. "Si nous prenons autre chose, ça pourrait être considéré comme sacrilège."
Dagra proféra un juron. "Tout cet endroit est un sacrilège."
Oriken railla. "Pourquoi est-ce acceptable de voler le plus grand des trésors et pas ceux plus petits ?"
"Eh," dit Jalis, "ce n'est pas moi qui ai défini les règles."
Oriken soupira. "C'est pas comme si Dagra n'avait pas empoché une pierre."
"Oh, fais pas l'enfant !" Dagra se retourna d'un coup. "Sérieusement ? C'est une babiole sans valeur ! Un joli caillou qui vient d'une tombe pillée !"
Jalis grogna entre ses dents. "C'est ce que tu penses, Dag, ou c'est ce que tu espères ?"
"Ne commence pas avec ça. Pas maintenant. Allez, on rentre, la richesse et un bain chaud nous attendent."
"Aucune contestation là-dessus," dit-elle. "Orik, les tombeaux dans cette crypte appartiennent aux ancêtres de notre cliente. Si nous dérangeons ne serait-ce que l'un d'entre eux - et la plupart semble de peu de valeur en comparaison, comme l'a fait remarquer Dagra - ce serait voler Cela elle-même, indépendamment de nos intentions, aussi bien motivées qu'elles puissent être." Elle regarda Oriken attentivement. "Dagra a trouvé sa pierre dans des décombres ; il peut la garder mais on laisse le reste."
"C'est toi le patron," dit Oriken en poussant un soupir. "Et la cité ?"
Jalis aspira l'air entre ses dents serrées et lui lança un regard de côté. "Nous parlerons de ça après avoir quitté le cimetière. Nous avons déjà perdu plus de la moitié la journée."
Oriken la regarda un moment mais garda le silence. Leur conversation retomba dans le silence alors qu'ils revenaient sur leurs pas le long du couloir.
Dagra se fichait de cette pierre de sang qu'il avait ramassée. Ses pensées étaient tournées vers le joyau funéraire qui allait leur rapporter une véritable petite fortune. Mais, plus que cela, il pensait à la matrone de la crypte, à son regard sans yeux qui les regardait partir de son lieu de repos.
Bientôt, le trou de la sépulture profanée se profila. Les traces de pas, à présent recouvertes des empreintes de Dagra et de ses compagnons, menaient de la dalle cassée vers l'escalier...
Afin de distraire son imagination fertile, Dagra dit, "Orik a raison sur un point, quand même. C'est discutable que nous puissions profaner une tombe parce que ça fait partie d'un contrat et qu'en dehors de ce contrat, ce soit répréhensible." Il émit un rire sec et fouilla dans sa poche à la recherche de la pierre de sang. "Vous savez quoi ? Je n'en veux même pas de cette camelote. Je pensais que ça aurait l'air joli sur mon glaive mais avec les sous que nous allons gagner, je pourrais même acheter les tétons scintillants de Khariali si je le voulais."
"Vaut mieux les tétons de Khariali, plutôt que les cailloux de Cherak," plaisanta Oriken.
D'un coup de poignet, Dagra balança la pierre de sang dans les ténèbres et écouta son écho retentir dans le couloir.
"Dag," à côté de lui, Jalis lui fit un sourire. "Je n'ai pas dit que les autres cryptes dans le cimetière n'en valaient pas la peine, juste la crypte Chiddari. Tout cet endroit a déjà été ravagé par une déesse et abandonné depuis des siècles. Quelques petits mortels ne peuvent pas le profaner plus qu'il ne l'a déjà été."
Dagra lui rendit son sourire, bien que le sien soit plus pâle. "C'est vrai. Mais je ne suis pas sûr que ça m'intéresse. C'est pas comme si on avait emmené des mules ; il nous faudrait trimbaler nous-mêmes tout ce qu'on aura trouvé à travers toute l'étendue du Plateau de Scapa et une partie de Caerheath. Merci, jeune fille, mais non. Je veux juste m'en aller de cet endroit maudit, mort et poussiéreux et respirer l'air frais, ravagé ou pas."
Oriken marmonna alors qu'il marchait derrière eux, mais était-ce par approbation ou pas, Dagra ne put le dire et s'en fichait complètement. Il se força à penser à leur voyage de retour, et à passer le reste de l'année aux environs de la Folie de l'Aulne, sans plus de contrats longs et compliqués, sans lieux lugubres et souterrains, et sans plus de cadavres.
Dieux, pensa-t-il. S'il vous plaît, plus de cadavres.
Chapitre Dix
Intrus
Dagra souffla dans le col de la lampe pour éteindre la flamme, puis il la passa à Jalis. Avec un soupir de soulagement, il franchit le seuil de la crypte Chiddari et retrouva le sinistre cimetière. L'orbe rouge de Banael se devinait derrière un ciel d'épais nuages, son ventre plus proche de l'horizon que Dagra n'aurait préféré. Il posa sur la statue de Cunaxa un regard sombre.
Eh bien, madame, pensa-t-il. Vous étiez d'une grande beauté autrefois, sauf que j'ai vu votre mâchoire tomber.
De fins petits filets de brume s'échappaient des crevasses du sol asséché. Ils s'enroulaient et étreignaient les socles des pierres tombales recouverts de moisissure et rampaient le long des chemins en ruine. La brume se propageait sous ses propres yeux.
"Combien de temps avons-nous passé là-dedans ?" demanda Oriken dont les yeux plissés à l'ombre de son chapeau fixaient le soleil bas.
"Des heures," répondit Jalis.
"Ça n'a pas semblé si long."
"Peut-être pas pour toi," rétorqua Dagra.
Oriken tourna son attention sur la cité, gonfla les joues et laissa échapper un long sifflement. "Il doit y avoir une montagne de trésors là-bas. Le château seul doit détenir une fortune. On pourrait s'abriter dans un des bâtiments pour la nuit. Ça été abandonné pendant des siècles ; je doute que l'un des propriétaires s'en formalise."
"Allons, Orik," dit Jalis. "Es-tu un homme ou une pie voleuse ? N'oublie pas que nous avons une très longue marche à travers les marécages jusqu'aux premiers signes de civilisation, et encore deux jours de voyage avant d'atteindre la Folie de l'Aulne. Je ne me sens pas de transporter un lourd trésor pendant des centaines de kilomètres d'un terrain miné de marais, de monstres et peut-être pire encore que ceux que nous avons croisés en venant."
"Je ne parle pas de lester nos poches et nos sacs, juste une poignée en guise de souvenir. Ça ferait pas de mal."
Pendant un court instant, Dagra se surprit à peser le pour et le contre. Il était sincère quand il avait dit à Jalis que ça ne l'intéressait pas de piller des pierres de peu de valeur, mais en regardant en direction de la grande cité, il était difficile de penser qu'elle ne renfermait pas de trésors plus riches. Il devait y avoir des pièces d'argent de partout. Et des bijoux avec de précieux diamants et des saphirs, et des émeraudes, et des rubis. Ou des armes, comme son glaive ancien ; les épées courtes à lame large n'étaient plus forgées depuis le Grand Soulèvement, et s'il y avait un endroit où il pouvait y en avoir, c'était bien Lachyla.
J'aimerais bien un deuxième glaive, pensa-t-il, mais pas tant que ça. Aussi éprouvant que ça l'ait été, ça n'avait pas été aussi horrible qu'il ne l'avait imaginé. Peut-être demain, quand il fera plein jour...
Il secoua la tête pour chasser la tentation et fronça les sourcils en remarquant la brume grandissante. "Nous devrions nous mettre en route avant que ce truc ne devienne un problème."
"Mais, écoutez—"
Jalis mit Oriken en garde d'un regard. "J'ai dit qu'on en discutera plus tard, et on en discutera plus tard. Pour l'instant, Dagra a raison. On retourne à la herse." Surprenant Oriken qui regardait le Litchgate au loin, séparant le cimetière de la cité, elle pointa son doigt vers le nord en direction de la lande. "Cette herse."
Ils se mirent en chemin sur l'étroit sentier qui partait de la crypte Chiddari vers l'Allée des Morts-Vivants. Pendant qu'ils avançaient, Oriken était plongé dans un monologue sur les sortes de trésors qu'ils pourraient découvrir dans le château. Il était en pleine énumération lorsque Jalis l'interrompit brusquement et leva la main en signe d'arrêt.
"Qu'est-ce qu'il y a ?" demanda Oriken.
"Dis-moi," dit-elle. "Sommes-nous bien sûrs que la cité est déserte ? Les citoyens de Lachyla sont-ils bien morts pendant le fléau ?"
"Hein ? Bien sûr. Même ceux qui ont pu s'échapper sont morts depuis longtemps maintenant. Pourquoi tu demandes ça ?"
Jalis regardait au-delà de l’épaule de Dagra vers le cimetière recouvert de brume. "Donc, tu me dis que nous trois, sabreurs intrépides, sommes les seules personnes présentes ici ?"
Dagra fronça les sourcils. "Je connais cette intonation, copine, et ce n'est jamais bon signe. Si tu as quelque chose à dire, dis-le. Sinon—"
Le visage de Jalis se figea. "Je me demandais juste pourquoi l'heure des visites a sonné dans li Gardine dessa Mortas."
"Je n'ai aucune idée de ce que—" Réduit au silence par l'expression de Jalis, Dagra suivit la direction vers laquelle son doigt pointait. Oh, dieux, pensa-t-il. Non...
De frêles silhouettes émergeaient de la brume et se déplaçaient comme sans but entre les tombes. D'autres se matérialisaient au loin dans la brume et elles se confondaient avec les silhouettes des arbres noircis et des pierres tombales. L'une d'entre elles se trouvait plus près – Dagra l'avait vue mais l'avait prise pour un arbre tordu. Elle oscillait dans la brise, ses membres squelettiques tendus devant elles comme des branches.
"S'il vous plaît," murmura Oriken en regardant ces formes sinistres, "dites-moi que quelqu'un a organisé une visite guidée et a oublié d'en parler."
Le métal des poignards de Jalis crissa quand elle dégaina. "Je crains que non."
"Que sont ces choses ?" demanda Oriken.
Alors que Dagra regardait ces apparitions, les remarques de Jalis lui revinrent à l'esprit : ces empreintes ne se dirigeaient que dans une seule direction. Il avait supposé que quelqu'un était entré dans la crypte, mais si...
"On y va," dit-il. "Maintenant."
Il s'élança au pas de course le long du chemin, Jalis et Oriken sur ses talons. La brume s'épaissit vite en un brouillard envahissant et les nuages au-dessus semblaient faire de même, obscurcissant le début de soirée en un crépuscule artificiel. D'autres silhouettes arrivaient depuis les confins du cimetière, marchant lentement, mais résolument, vers l'Allée des Morts-Vivants.
Devant eux, en bordure du chemin, une main desséchée s'agrippa au mur d'une crypte et une forme grotesque apparut. Ce qu'il était resté de ses vêtements ne faisait plus qu'un avec le corps ravagé dont la chair vieillie par le temps flottait avec le tissu. Le visage émacié se tourna vers Dagra. Ses lèvres ratatinées et ses gencives noircies aux dents cassées s'ouvraient en un cri silencieux.
Il ralentit ; la créature avança vers lui d'un pas hésitant. Les rayons de Banael percèrent les nuages pendant un court instant et éclairèrent le visage décomposé, ce qui en accentua les sombres cavités. Le cadavre leva une main pour se couvrir le visage. Il vacilla dans la lumière du soleil mais poursuivit sa lente marche.
"Chère et douce Aveia," souffla Dagra. "C'est un mort. Ce sont tous des morts. Dieux miséricordieux, Cunaxa Chiddari avait vraiment bougé ! Je le savais ! Elle avait bougé, et nous étions là à bavarder !"
Oriken arriva à son côté et lui saisit le bras avec force. "Arrête ça, Dag ! Arrête de le regarder. Et sers-toi de ton énergie pour courir au lieu de déblatérer." Il reprit sa course, ses longues jambes l'emportant rapidement le long de l'Allée.
La perspective de se retrouver à l'arrière fut suffisante pour propulser Dagra hors de son accès de panique et le pousser en avant. Il détacha ses yeux du cadavre qui le fixait du regard et activa ses jambes courtaudes. Jalis le rattrapa et courut à ses côtés.
"Les morts de Lachyla," haleta-t-il entre deux respirations, "sont censés rester à Lachyla."
"Les morts sont censés rester morts," dit Jalis. "Mais si tu as raison, nous le saurons bien assez tôt."
Les créatures arrivaient maintenant de partout. Un gémissement guttural se fit entendre provenant de ceux qui étaient le plus près ; c'était comme un soupir, crépitant, humide comme un liquide épais que l'on versait sur des feuilles desséchées. De plus en plus de cadavres se joignirent dans un chœur épouvantable et le bruit s'intensifia. En quelques instants, le cimetière résonna du murmure persiflant de ses habitants.
Le pas de course d'Oriken le mena rapidement au bas du chemin, tout droit vers un groupe de macchabées. Comme il sauta au-dessus d'une pierre tombale, son chapeau se souleva de sa tête. Il l'attrapa dans les airs et, tout en maintenant sa course, il le replaça fermement où il devait être, sans même faire une pause.
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