Bel-Ami / Милый друг

Bel-Ami / Милый друг
Ги де Мопассан
Bilingua подарочная: иллюстрированная книга на языке оригинала с переводом
«Милый друг! Лорина вас удачно окрестила. Это будет вашим прозвищем. Я вас тоже буду звать нашим Милым другом!»
Милый друг был беден и зауряден. Милый друг никогда не шел на сделку с совестью, потому что совести у него не было, жаждал успеха, славы и богатства, но, увы, был абсолютно бездарен. Из серой массы таких же амбициозных пустышек милого друга отличало только одно: он умел нравиться женщинам.
И этого оказалось достаточно, чтобы сделать головокружительную карьеру.
«Милый друг» – один из самых известных романов Ги де Мопассана. В настоящем издании оригинальный текст произведения приводится с параллельным переводом Анастасии Николаевны Чеботаревской и сопровождается выразительными литографиями иллюстратора Фердинанда Бака.
Для удобства чтения каждая строка на русском языке стоит напротив соответствующей строки на французском. Параллельно расположенный текст позволит без труда сравнивать оригинал с переводом, обращать внимание на трудности, с которыми сталкивалась переводчица, и отмечать наиболее точно переведенные фрагменты.
Твердый переплет с золотым тиснением, изящно украшенный текст, белая бумага, иллюстрации, золотистая лента ляссе добавляют книге изысканность. Ее можно приобрести не только для своей коллекции, но и в качестве подарка дорогим и близким людям.
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Ги де Мопассан
Bel-Ami / Милый друг

© ООО «Издательство АСТ», 2024

Bel-Ami

Premi?re partie

I
Quand la caissi?re lui eut rendu la monnaie de sa pi?ce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.
Comme il portait beau, par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les d?neurs attardеs un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli gar?on, qui s'еtendent comme des coups d'еpervier.
Les femmes avaient levе la t?te vers lui, trois petites ouvri?res, une ma?tresse de musique entre deux ?ges, mal peignеe, nеgligеe, coiffеe d'un chapeau toujours poussiеreux et v?tue d'une robe toujours de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituеes de cette gargote ? prix fixe.
Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire. On еtait au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela reprеsentait deux d?ners sans dеjeuners, ou deux dеjeuners sans d?ners, au choix. Il rеflеchit que les repas du matin еtant de vingt-deux sous, au lieu de trente que co?taient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des dеjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui reprеsentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C'еtait l? sa grande dеpense et son grand plaisir des nuits; et il se mit ? descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Il marchait ainsi qu'au temps o? il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombеe, les jambes un peu entr'ouvertes comme s'il venait de descendre de cheval; et il avan?ait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les еpaules, poussant les gens pour ne point se dеranger de sa route. Il inclinait lеg?rement sur l'oreille son chapeau ? haute forme assez dеfra?chi, et battait le pavе de son talon. Il avait l'air de toujours dеfier quelqu'un, les passants, les maisons, la ville enti?re, par chic de beau soldat tombе dans le civil.
Quoique habillе d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine еlеgance tapageuse, un peu commune, rеelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond ch?tain vaguement roussi, avec une moustache retroussеe, qui semblait mousser sur sa l?vre, des yeux bleus, clairs, trouеs d'une pupille toute petite, des cheveux frisеs naturellement, sеparеs par une raie au milieu du cr?ne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.
C'еtait une de ces soirеes d'еtе o? l'air manque dans Paris. La ville, chaude comme une еtuve, paraissait suer dans la nuit еtouffante. Les еgouts soufflaient par leurs bouches de granit leurs haleines empestеes, et les cuisines souterraines jetaient ? la rue, par leurs fen?tres basses, les miasmes inf?mes des eaux de vaisselle et des vieilles sauces.
Les concierges, en manches de chemise, ? cheval sur des chaises en paille, fumaient la pipe sous des portes coch?res, et les passants allaient d'un pas accablе, le front nu, le chapeau ? la main.
Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il s'arr?ta encore, indеcis sur ce qu'il allait faire. Il avait envie maintenant de gagner les Champs-Еlysеes et l'avenue du bois de Boulogne pour trouver un peu d'air frais sous les arbres; mais un dеsir aussi le travaillait, celui d'une rencontre amoureuse.
Comment se prеsenterait-elle? Il n'en savait rien, mais il l'attendait depuis trois mois, tous les jours, tous les soirs. Quelquefois cependant, gr?ce ? sa belle mine et ? sa tournure galante, il volait, par-ci, par-l?, un peu d'amour, mais il espеrait toujours plus et mieux.
La poche vide et le sang bouillant, il s'allumait au contact des r?deuses qui murmurent ? l'angle des rues: «Venez-vous chez moi, joli gar?on?» mais il n'osait les suivre ne les pouvant payer; et il attendait aussi autre chose, d'autres baisers moins vulgaires.
Il aimait cependant les lieux o? grouillent les filles publiques, leurs bals, leurs cafеs, leurs rues; il aimait les coudoyer, leur parler, les tutoyer, flairer leurs parfums violents, se sentir pr?s d'elles. C'еtaient des femmes enfin, des femmes d'amour. Il ne les mеprisait point du mеpris innе des hommes de famille.
Il tourna vers la Madeleine et suivit le flot de foule qui coulait accablеe par la chaleur. Les grands cafеs, pleins de monde, dеbordaient sur le trottoir, еtalant leur public de buveurs sous la lumi?re еclatante et crue de leur devanture illuminеe. Devant eux, sur de petites tables carrеes ou rondes, les verres contenaient des liquides rouges, jaunes, verts, bruns, de toutes les nuances; et dans l'intеrieur des carafes on voyait briller les gros cylindres transparents de glace qui refroidissaient la belle eau claire.
Duroy avait ralenti sa marche, et l'envie de boire lui sеchait la gorge.
Une soif chaude, une soif de soir d'еtе le tenait, et il pensait ? la sensation dеlicieuse des boissons froides coulant dans la bouche. Mais s'il buvait seulement deux bocks dans la soirеe, adieu le maigre souper du lendemain, et il les connaissait trop, les heures affamеes de la fin du mois.
Il se dit: «Il faut que je gagne dix heures et je prendrai mon bock ? l'Amеricain. Nom d'un chien! que j'ai soif tout de m?me!» Et il regardait tous ces hommes attablеs et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se dеsaltеrer tant qu'il leur plaisait. Il allait, passant devant les cafеs d'un air cr?ne et gaillard, et il jugeait d'un coup d'Cil, ? la mine, ? l'habit, ce que chaque consommateur devait porter d'argent sur lui. Et une col?re l'envahissait contre ces gens assis et tranquilles. En fouillant leurs poches, on trouverait de l'or, de la monnaie blanche et des sous. En moyenne chacun devait avoir au moins deux louis; ils еtaient bien une centaine par cafе; cent fois deux louis font quatre mille francs! Il murmurait: «Les cochons!» tout en se dandinant avec gr?ce. S'il avait pu en tenir un au coin d'une rue, dans l'ombre bien noire, il lui aurait tordu le cou, ma foi, sans scrupule, comme il faisait aux volailles des paysans, aux jours de grandes manCuvres.
Et il se rappelait ses deux annеes d'Afrique, la fa?on dont il ran?onnait les Arabes dans les petits postes du Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur ses l?vres au souvenir d'une escapade qui avait co?tе la vie ? trois hommes de la tribu des Ouled-Alane et qui leur avait valu, ? ses camarades et ? lui, vingt poules, deux moutons et de l'or, et de quoi rire pendant six mois.
On n'avait jamais trouvе les coupables, qu'on n'avait gu?re cherchеs d'ailleurs, l'Arabe еtant un peu considеrе comme la proie naturelle du soldat.
? Paris, c'еtait autre chose. On ne pouvait pas marauder gentiment, sabre au c?tе et revolver au poing, loin de la justice civile, en libertе. Il se sentait au cCur tous les instincts du sous-off l?chе en pays conquis. Certes il les regrettait, ses deux annеes de dеsert. Quel dommage de n'?tre pas restе l?-bas! Mais voil?, il avait espеrе mieux en revenant. Et maintenant!.. Ah oui, c'еtait du propre, maintenant!
Il faisait aller sa langue dans sa bouche, avec un petit claquement, comme pour constater la sеcheresse de son palais.
La foule glissait autour de lui, extеnuеe et lente, et il pensait toujours: «Tas de brutes! tous ces imbеciles-l? ont des sous dans le gilet». Il bousculait les gens de l'еpaule, et sifflotait des airs joyeux. Des messieurs heurtеs se retournaient en grognant; des femmes pronon?aient: «En voil? un animal!»
Il passa devant le Vaudeville, et s'arr?ta en face du Cafе Amеricain, se demandant s'il n'allait pas prendre son bock, tant la soif le torturait. Avant de se dеcider il regarda l'heure aux horloges lumineuses, au milieu de la chaussеe. Il еtait neuf heures un quart. Il se connaissait: d?s que le verre plein de bi?re serait devant lui, il l'avalerait. Que ferait-il ensuite jusqu'? onze heures?
Il passa: «J'irai jusqu'? la Madeleine, se dit-il, et je reviendrai tout doucement.»
Comme il arrivait au coin de la place de l'Opеra, il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la t?te quelque part.
Il se mit ? le suivre en cherchant dans ses souvenirs, et rеpеtant ? mi-voix: «O? diable ai-je connu ce particulier-l??»
Il fouillait dans sa pensеe, sans parvenir ? se le rappeler; puis, tout d'un coup, par un singulier phеnom?ne de mеmoire, le m?me homme lui apparut moins gros, plus jeune, v?tu d'un uniforme de hussard. Il s'еcria tout haut: «Tiens, Forestier!» et, allongeant le pas, il alla frapper sur l'еpaule du marcheur. L'autre se retourna, le regarda, puis dit:
– Qu'est-ce que vous me voulez, monsieur?
Duroy se mit ? rire:
– Tu ne me reconnais pas?
– Non.
– Georges Duroy du 6e hussards.
Forestier tendit les deux mains:
– Ah! mon vieux! comment vas-tu?
– Tr?s bien, et toi?
– Oh! moi, pas trop; figure-toi que j'ai une poitrine de papier m?chе maintenant; je tousse six mois sur douze, ? la suite d'une bronchite que j'ai attrapеe ? Bougival, l'annеe de mon retour ? Paris, voici quatre ans maintenant.
– Tiens! tu as l'air solide, pourtant.
Et Forestier, prenant le bras de son ancien camarade, lui parla de sa maladie, lui raconta les consultations, les opinions et les conseils des mеdecins, la difficultе de suivre leurs avis dans sa position. On lui ordonnait de passer l'hiver dans le Midi; mais le pouvait-il? Il еtait mariе et journaliste, dans une belle situation.
– Je dirige la politique ? la Vie Fran?aise. Je fais le Sеnat au Salut, et, de temps en temps, des chroniques littеraires pour la Plan?te. Voil?, j'ai fait mon chemin.
Duroy, surpris, le regardait. Il еtait bien changе, bien m?ri. Il avait maintenant une allure, une tenue, un costume d'homme posе, s?r de lui, et un ventre d'homme qui d?ne bien. Autrefois il еtait maigre, mince et souple, еtourdi, casseur d'assiettes, tapageur et toujours en train. En trois ans Paris en avait fait quelqu'un de tout autre, de gros et sеrieux, avec quelques cheveux blancs sur les tempes, bien qu'il n'e?t pas plus de vingt-sept ans.
Forestier demanda:
– O? vas-tu?
Duroy rеpondit:
– Nulle part, je fais un tour avant de rentrer.
– Eh bien, veux-tu m'accompagner ? la Vie Fran?aise, o? j'ai des еpreuves ? corriger; puis nous irons prendre un bock ensemble?
– Je te suis.
Et ils se mirent ? marcher en se tenant par le bras, avec cette familiaritе facile qui subsiste entre compagnons d'еcole et entre camarades de rеgiment.
– Qu'est-ce que tu fais ? Paris? dit Forestier.
Duroy haussa les еpaules:
– Je cr?ve de faim, tout simplement. Une fois mon temps fini, j'ai voulu venir ici pour… pour faire fortune ou plut?t pour vivre ? Paris; et voil? six mois que je suis employе aux bureaux du chemin de fer du Nord, ? quinze cents francs par an, rien de plus.
Forestier murmura:
– Bigre, ?a n'est pas gras.
– Je te crois. Mais comment veux-tu que je m'en tire? Je suis seul, je ne connais personne, je ne peux me recommander de personne. Ce n'est pas la bonne volontе qui me manque, mais les moyens.
Son camarade le regarda des pieds ? la t?te, en homme pratique, qui juge un sujet, puis il pronon?a d'un ton convaincu:
– Vois-tu, mon petit, tout dеpend de l'aplomb, ici. Un homme un peu malin devient plus facilement ministre que chef de bureau. Il faut s'imposer et non pas demander. Mais comment diable n'as-tu pas trouvе mieux qu'une place d'employе au Nord?
Duroy reprit:
– J'ai cherchе partout, et je n'ai rien dеcouvert. Mais j'ai quelque chose en vue en ce moment, on m'offre d'entrer comme еcuyer au man?ge Pellerin. L?, j'aurai, au bas mot, trois mille francs.
Forestier s'arr?ta net:
– Ne fais pas ?a, c'est stupide, quand tu devrais gagner dix mille francs. Tu te fermes l'avenir du coup. Dans ton bureau, au moins tu es cachе, personne ne te conna?t, tu peux en sortir si tu es fort, et faire ton chemin. Mais une fois еcuyer, c'est fini. C'est comme si tu еtais ma?tre d'h?tel dans une maison o? Tout-Paris va d?ner. Quand tu auras donnе des le?ons d'еquitation aux hommes du monde ou ? leurs fils, ils ne pourront plus s'accoutumer ? te considеrer comme leur еgal.
Il se tut, rеflеchit quelques secondes, puis demanda:
– Es-tu bachelier?
– Non. J'ai еchouе deux fois.
– ?a ne fait rien, du moment que tu as poussе tes еtudes jusqu'au bout. Si on parle de Cicеron ou de Tib?re, tu sais ? peu pr?s ce que c'est?
– Oui, ? peu pr?s.
– Bon, personne n'en sait davantage, ? l'exception d'une vingtaine d'imbеciles qui ne sont pas fichus de se tirer d'affaire. ?a n'est pas difficile de passer pour fort, va; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant dеlit d'ignorance. On manCuvre, on esquive la difficultе, on tourne l'obstacle, et on colle les autres au moyen d'un dictionnaire. Tous les hommes sont b?tes comme des oies et ignorants comme des carpes.
Il parlait en gaillard tranquille qui conna?t la vie, et il souriait en regardant passer la foule. Mais tout d'un coup il se mit ? tousser, et s'arr?ta pour laisser finir la quinte, puis, d'un ton dеcouragе:
– Est-ce pas assommant de ne pouvoir se dеbarrasser de cette bronchite? Et nous sommes en plein еtе. Oh! cet hiver, j'irai me guеrir ? Menton. Tant pis, ma foi, la santе avant tout.
Ils arriv?rent au boulevard Poissonni?re, devant une grande porte vitrеe, derri?re laquelle un journal ouvert еtait collе sur les deux faces. Trois personnes arr?tеes le lisaient.
Au-dessus de la porte s'еtalait, comme un appel, en grandes lettres de feu dessinеes par des flammes de gaz: La Vie Fran?aise. Et les promeneurs passant brusquement dans la clartе que jetaient ces trois mots еclatants apparaissaient tout ? coup en pleine lumi?re, visibles, clairs et nets comme au milieu du jour, puis rentraient aussit?t dans l'ombre.
Forestier poussa cette porte:
– Entre, dit-il.
Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale que toute la rue voyait, parvint dans une antichambre, dont les deux gar?ons de bureau salu?rent son camarade, puis s'arr?ta dans une sorte de salon d'attente, poussiеreux et fripе, tendu de faux velours d'un vert pisseux, criblе de taches et rongе par endroits, comme si des souris l'eussent grignotе.
– Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans cinq minutes.
Et il disparut par une des trois sorties qui donnaient dans ce cabinet.
Une odeur еtrange, particuli?re, inexprimable, l'odeur des salles de rеdaction, flottait dans ce lieu. Duroy demeurait immobile, un peu intimidе, surpris surtout. De temps en temps des hommes passaient devant lui, en courant, entrеs par une porte et partis par l'autre avant qu'il e?t le temps de les regarder.
C'еtaient tant?t des jeunes gens, tr?s jeunes, l'air affairе, et tenant ? la main une feuille de papier qui palpitait au vent de leur course; tant?t des ouvriers compositeurs, dont la blouse de toile tachеe d'encre laissait voir un col de chemise bien blanc et un pantalon de drap pareil ? celui des gens du monde; et ils portaient avec prеcaution des bandes de papier imprimе, des еpreuves fra?ches, tout humides. Quelquefois un petit monsieur entrait, v?tu avec une еlеgance trop apparente, la taille trop serrеe dans la redingote, la jambe trop moulеe sous l'еtoffe, le pied еtreint dans un soulier trop pointu, quelque reporter mondain apportant les еchos de la soirеe.
D'autres encore arrivaient, graves, importants, coiffеs de hauts chapeaux ? bords plats, comme si cette forme les e?t distinguеs du reste des hommes.
Forestier reparut tenant par le bras un grand gar?on maigre, de trente ? quarante ans, en habit noir et en cravate blanche, tr?s brun, la moustache roulеe en pointes aigu?s, et qui avait l'air insolent et content de lui.
Forestier lui dit:
– Adieu, cher ma?tre.
L'autre lui serra la main:
– Au revoir, mon cher.
Et il descendit l'escalier en sifflotant, la canne sous le bras.
Duroy demanda:
– Qui est-ce?
– C'est Jacques Rival, tu sais, le fameux chroniqueur, le duelliste. Il vient de corriger ses еpreuves. Garin, Montel et lui sont les trois premiers chroniqueurs d'esprit et d'actualitе que nous ayons ? Paris. Il gagne ici trente mille francs par an pour deux articles par semaine.
Et comme ils s'en allaient, ils rencontr?rent un petit homme ? longs cheveux, gros, d'aspect malpropre, qui montait les marches en soufflant.
Forestier salua tr?s bas:
– Norbert de Varenne, dit-il, le po?te, l'auteur des Soleils morts, encore un homme dans les grands prix. Chaque conte qu'il nous donne co?te trois cents francs, et les plus longs n'ont pas deux cents lignes. Mais entrons au Napolitain, je commence ? crever de soif.
D?s qu'ils furent assis devant la table du cafе, Forestier cria: «Deux bocks», et il avala le sien d'un seul trait, tandis que Duroy buvait la bi?re ? lentes gorgеes, la savourant et la dеgustant, comme une chose prеcieuse et rare.
Son compagnon se taisait, semblait rеflеchir, puis tout ? coup:
– Pourquoi n'essayerais-tu pas du journalisme?
L'autre, surpris, le regarda; puis il dit:
– Mais… c'est que… je n'ai jamais rien еcrit.
– Bah! on essaye, on commence. Moi, je pourrais t'employer ? aller me chercher des renseignements, ? faire des dеmarches et des visites. Tu aurais, au dеbut, deux cent cinquante francs et tes voitures payеes. Veux-tu que j'en parle au directeur?
– Mais certainement que je veux bien.
– Alors, fais une chose, viens d?ner chez moi demain; j'ai cinq ou six personnes seulement, le patron, M. Walter, sa femme, Jacques Rival et Norbert de Varenne, que tu viens de voir, plus une amie de Mme Forestier. Est-ce entendu?
Duroy hеsitait, rougissant, perplexe. Il murmura enfin:
– C'est que… je n'ai pas de tenue convenable.
Forestier fut stupеfait:
– Tu n'as pas d'habit? Bigre! en voil? une chose indispensable pourtant. ? Paris, vois-tu, il vaudrait mieux n'avoir pas de lit que pas d'habit.
Puis, tout ? coup, fouillant dans la poche de son gilet, il en tira une pincеe d'or, prit deux louis, les posa devant son ancien camarade, et, d'un ton cordial et familier:
– Tu me rendras ?a quand tu pourras. Loue ou ach?te au mois, en donnant un acompte, les v?tements qu'il te faut; enfin arrange-toi, mais viens d?ner ? la maison, demain, sept heures et demie, 17, rue Fontaine.
Duroy, troublе, ramassait l'argent en balbutiant:
– Tu es trop aimable, je te remercie bien, sois certain que je n'oublierai pas…
L'autre l'interrompit:
– Allons, c'est bon. Encore un bock, n'est-ce pas?
– Et il cria: «Gar?on, deux bocks!»
Puis, quand ils les eurent bus, le journaliste demanda:
– Veux-tu fl?ner un peu, pendant une heure?
– Mais certainement.
Et ils se remirent en marche vers la Madeleine.
– Qu'est-ce que nous ferions bien? demanda Forestier. On prеtend qu'? Paris un fl?neur peut toujours s'occuper; ?a n'est pas vrai. Moi, quand je veux fl?ner, le soir, je ne sais jamais o? aller. Un tour au Bois n'est amusant qu'avec une femme, et on n'en a pas toujours une sous la main; les cafеs-concerts peuvent distraire mon pharmacien et son еpouse, mais pas moi. Alors, quoi faire? Rien. Il devrait y avoir ici un jardin d'еtе, comme le parc Monceau, ouvert la nuit, o? on entendrait de la tr?s bonne musique en buvant des choses fra?ches sous les arbres. Ce ne serait pas un lieu de plaisir, mais un lieu de fl?ne; et on payerait cher pour entrer, afin d'attirer les jolies dames. On pourrait marcher dans des allеes bien sablеes, еclairеes ? la lumi?re еlectrique, et s'asseoir quand on voudrait pour еcouter la musique de pr?s ou de loin. Nous avons eu ? peu pr?s ?a autrefois chez Musard, mais avec un go?t de bastringue et trop d'airs de danse, pas assez d'еtendue, pas assez d'ombre, pas assez de sombre. Il faudrait un tr?s beau jardin, tr?s vaste. Ce serait charmant. O? veux-tu aller?
Duroy, perplexe, ne savait que dire; enfin, il se dеcida:
– Je ne connais pas les Folies-Berg?re. J'y ferais volontiers un tour.
Son compagnon s'еcria:
– Les Folies-Berg?re, bigre? nous y cuirons comme dans une r?tissoire. Enfin, soit, c'est toujours dr?le.
Et ils pivot?rent sur leurs talons pour gagner la rue du Faubourg-Montmartre.
La fa?ade illuminеe de l'еtablissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie.
Forestier entrait, Duroy l'arr?ta:
– Nous oublions de passer au guichet.
L'autre rеpondit d'un ton important:
– Avec moi on ne paye pas.
Quand il s'approcha du contr?le, les trois contr?leurs le salu?rent. Celui du milieu lui tendit la main. Le journaliste demanda:
– Avez-vous une bonne loge?
– Mais, certainement, monsieur Forestier.
Il prit le coupon qu'on lui tendait, poussa la porte matelassеe, ? battants garnis de cuir, et ils se trouv?rent dans la salle.
Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un tr?s fin brouillard, les parties lointaines, la sc?ne et l'autre c?tе du thе?tre. Et s'еlevant sans cesse, en minces filets blanch?tres, de tous les cigares et de toutes les cigarettes que fumaient tous ces gens, cette brume lеg?re montait toujours, s'accumulait au plafond, et formait, sous le large d?me, autour du lustre, au-dessus de la galerie du premier chargеe de spectateurs, un ciel ennuagе de fumеe.
Dans le vaste corridor d'entrеe qui m?ne ? la promenade circulaire, o? r?de la tribu parеe des filles, m?lеe ? la foule sombre des hommes, un groupe de femmes attendait les arrivants devant un des trois comptoirs o? tr?naient, fardеes et dеfra?chies, trois marchandes de boissons et d'amour.
Les hautes glaces, derri?re elles, reflеtaient leurs dos et les visages des passants.
Forestier ouvrait les groupes, avan?ait vite, en homme qui a droit ? la considеration.
Il s'approcha d'une ouvreuse:
– La loge dix-sept? dit-il.
– Par ici, monsieur.
Et on les enferma dans une petite bo?te en bois, dеcouverte, tapissеe de rouge, et qui contenait quatre chaises de m?me couleur, si rapprochеes qu'on pouvait ? peine se glisser entre elles. Les deux amis s'assirent; et, ? droite comme ? gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant ? la sc?ne par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis еgalement et dont on ne voyait que la t?te et la poitrine.
Sur la sc?ne, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour ? tour, des exercices sur un trap?ze.
Le grand s'avan?ait d'abord, ? pas courts et rapides, en souriant, et saluait avec un mouvement de la main comme pour envoyer un baiser.
On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles des bras et des jambes; il gonflait sa poitrine pour dissimuler son estomac trop saillant; et sa figure semblait celle d'un gar?on coiffeur, car une raie soignеe ouvrait sa chevelure en deux parties еgales, juste au milieu du cr?ne. Il atteignait le trap?ze d'un bond gracieux, et, pendu par les mains, tournait autour comme une roue lancеe; ou bien, les bras roides, le corps droit, il se tenait immobile, couchе horizontalement dans le vide, attachе seulement ? la barre fixe par la force des poignets.
Puis il sautait ? terre, saluait de nouveau en souriant sous les applaudissements de l'orchestre, et allait se coller contre le dеcor, en montrant bien, ? chaque pas, la musculature de sa jambe.
Le second, moins haut, plus trapu, s'avan?ait ? son tour et rеpеtait le m?me exercice, que le dernier recommen?ait encore, au milieu de la faveur plus marquеe du public.
Mais Duroy ne s'occupait gu?re du spectacle, et, la t?te tournеe, il regardait sans cesse derri?re lui le grand promenoir plein d'hommes et de prostituеes.
Forestier lui dit:
– Remarque donc l'orchestre: rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes t?tes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers, quelques artistes, quelques filles de demi-choix; et, derri?re nous, le plus dr?le de mеlange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes? Observe-les. Il y a de tout, de toutes les professions et de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employеs, employеs de banque, de magasin, de minist?re, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de d?ner au cabaret et qui sortent de l'Opеra avant d'entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d'hommes suspects qui dеfient l'analyse. Quant aux femmes, rien qu'une marque: la soupeuse de l'Amеricain, la fille ? un ou deux louis qui guette l'еtranger de cinq louis et prеvient ses habituеs quand elle est libre. On les conna?t toutes depuis six ans; on les voit tous les soirs, toute l'annеe, aux m?mes endroits, sauf quand elles font une station hygiеnique ? Saint-Lazare ou ? Lourcine.
Duroy n'еcoutait plus. Une de ces femmes, s'еtant accoudеe ? leur loge, le regardait. C'еtait une grosse brune ? la chair blanchie par la p?te, ? l'Cil noir, allongе, soulignе par le crayon, encadrе sous des sourcils еnormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe; et ses l?vres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d'ardent, d'outrе, mais qui allumait le dеsir cependant.
Elle appela, d'un signe de t?te, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d'une voix assez forte pour ?tre entendue:
– Tiens, v'l? un joli gar?on: s'il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non.
Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse de Duroy:
– C'est pour toi, ?a: tu as du succ?s, mon cher. Mes compliments.
L'ancien sous-off avait rougi; et il t?tait, d'un mouvement machinal du doigt, les deux pi?ces d'or dans la poche de son gilet.
Le rideau s'еtait baissе; l'orchestre maintenant jouait une valse.
Duroy dit:
– Si nous faisions un tour dans la galerie?
– Comme tu voudras.
Ils sortirent, et furent aussit?t entra?nеs dans le courant des promeneurs. Pressеs, poussеs, serrеs, ballottеs, ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule d'hommes, la traversaient avec facilitе, glissaient entre les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme si elles eussent еtе bien chez elles, bien ? l'aise, ? la fa?on des poissons dans l'eau, au milieu de ce flot de m?les.
Duroy, ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse l'air viciе par le tabac, par l'odeur humaine et les parfums des dr?lesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait.
– Allons au jardin, dit-il.
Et, tournant ? gauche, ils pеnеtr?rent dans une esp?ce de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mauvais go?t rafra?chissaient. Sous des ifs et des thuyas en caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des tables de zinc.
– Encore un bock? demanda Forestier.
– Oui, volontiers.
Ils s'assirent en regardant passer le public.
De temps en temps, une r?deuse s'arr?tait, puis demandait avec un sourire banal: «M'offrez-vous quelque chose, monsieur?» Et comme Forestier rеpondait: «Un verre d'eau ? la fontaine», elle s'еloignait en murmurant: «Va donc, mufle!»
Mais la grosse brune qui s'еtait appuyеe tout ? l'heure derri?re la loge des deux camarades reparut, marchant arrogamment, le bras passе sous celui de la grosse blonde. Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien assorties.
Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux se fussent dit dеj? des choses intimes et secr?tes; et, prenant une chaise, elle s'assit tranquillement en face de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d'une voix claire:
– Gar?on, deux grenadines!
Forestier, surpris, pronon?a:
– Tu ne te g?nes pas, toi!
Elle rеpondit:
– C'est ton ami qui me sеduit. C'est vraiment un joli gar?on. Je crois qu'il me ferait faire des folies!
Duroy, intimidе, ne trouvait rien ? dire. Il retroussait sa moustache frisеe en souriant d'une fa?on niaise. Le gar?on apporta les sirops, que les femmes burent d'un seul trait; puis elles se lev?rent, et la brune, avec un petit salut amical de la t?te et un lеger coup d'еventail sur le bras, dit ? Duroy:
– Merci, mon chat. Tu n'as pas la parole facile.
Et elles partirent en balan?ant leur croupe.
Alors Forestier se mit ? rire:
– Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succ?s aupr?s des femmes? Il faut soigner ?a. ?a peut te mener loin.
Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton r?veur des gens qui pensent tout haut:
– C'est encore par elles qu'on arrive le plus vite.
Et comme Duroy souriait toujours sans rеpondre, il demanda:
– Est-ce que tu restes encore? Moi, je vais rentrer, j'en ai assez.
L'autre murmura:
– Oui, je reste encore un peu. Il n'est pas tard.
Forestier se leva:
– Eh bien! adieu, alors. ? demain. N'oublie pas? 17, rue Fontaine, sept heures et demie.
– C'est entendu; ? demain. Merci.
Ils se serr?rent la main, et le journaliste s'еloigna.
D?s qu'il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nouveau il t?ta joyeusement les deux pi?ces d'or dans sa poche; puis, se levant, il se mit ? parcourir la foule qu'il fouillait de l'Cil.
Il les aper?ut bient?t, les deux femmes, la blonde et la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fi?re de mendiantes, ? travers la cohue des hommes.
Il alla droit sur elles, et quand il fut tout pr?s, il n'osa plus.
La brune lui dit:
– As-tu retrouvе ta langue?
Il balbutia: «Parbleu», sans parvenir ? prononcer autre chose que cette parole.
Ils restaient debout tous les trois, arr?tеs, arr?tant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d'eux.
Alors, tout ? coup elle demanda:
– Viens-tu chez moi?
Et lui, frеmissant de convoitise, rеpondit brutalement:
– Oui, mais je n'ai qu'un louis dans ma poche.
Elle sourit avec indiffеrence:
– ?a ne fait rien.
Et elle prit son bras en signe de possession.
Comme ils sortaient, il songeait qu'avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirеe pour le lendemain.



II
Monsieur Forestier, s'il vous pla?t?
– Au troisi?me, la porte ? gauche.
Le concierge avait rеpondu cela d'une voix aimable o? apparaissait une considеration pour son locataire. Et Georges Duroy monta l'escalier.
Il еtait un peu g?nе, intimidе, mal ? l'aise. Il portait un habit pour la premi?re fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiеtait. Il la sentait dеfectueuse en tout, par les bottines non vernies, mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetеe le matin m?me au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait dеj?. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser m?me la moins ab?mеe.
Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripеe que prennent les v?tements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'еtant trouvе ? peu pr?s juste pour la taille.
Il montait lentement les marches, le cCur battant, l'esprit anxieux, harcelе surtout par la crainte d'?tre ridicule; et, soudain, il aper?ut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si pr?s l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arri?re, puis il demeura stupеfait: c'еtait lui-m?me, reflеtе par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un еlan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.
N'ayant chez lui que son petit miroir ? barbe, il n'avait pu se contempler enti?rement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisеe, il s'exagеrait les imperfections, s'affolait ? l'idеe d'?tre grotesque.
Mais voil? qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'еtait pas m?me reconnu; il s'еtait pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvе fort bien, fort chic, au premier coup d'Cil.
Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble еtait satisfaisant.
Alors il s'еtudia comme font les acteurs pour apprendre leurs r?les. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments: l'еtonnement, le plaisir, l'approbation; et il chercha les degrеs du sourire et les intentions de l'Cil pour se montrer galant aupr?s des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les dеsire.
Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'?tre surpris et il se mit ? monter fort vite, avec la crainte d'avoir еtе vu, minaudant ainsi, par quelque invitе de son ami.
En arrivant au second еtage, il aper?ut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment еlеgante. Il marchait bien. Et une confiance immodеrеe en lui-m?me emplit son ?me. Certes, il rеussirait avec cette figure-l? et son dеsir d'arriver, et la rеsolution qu'il se connaissait et l'indеpendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier еtage. Il s'arr?ta devant la troisi?me glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui еtait familier, ?ta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura ? mi-voix comme il faisait souvent:»Voil? une excellente invention.» Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.
La porte s'ouvrit presque aussit?t, et il se trouva en prеsence d'un valet en habit noir, grave, rasе, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'o? lui venait cette vague еmotion: d'une inconsciente comparaison peut-?tre, entre la coupe de leurs v?tements. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda, en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches:
– Qui dois-je annoncer?
Et il jeta le nom derri?re une porte soulevеe, dans un salon o? il fallait entrer.
Mais Duroy, tout ? coup, perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire son premier pas dans l'existence attendue, r?vеe. Il s'avan?a, pourtant. Une jeune femme, blonde, еtait debout qui l'attendait, toute seule, dans une grande pi?ce bien еclairеe et pleine d'arbustes, comme une serre.
Il s'arr?ta net, tout ? fait dеconcertе. Quelle еtait cette dame qui souriait? Puis il se souvint que Forestier еtait mariе; et la pensеe que cette jolie blonde еlеgante devait ?tre la femme de son ami acheva de l'effarer.
Il balbutia:
– Madame, je suis…
Elle lui tendit la main:
– Je le sais, monsieur. Charles m'a racontе votre rencontre d'hier soir, et je suis tr?s heureuse qu'il ait eu la bonne inspiration de vous prier de d?ner avec nous aujourd'hui.
Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire, et il se sentait examinе, inspectе des pieds ? la t?te, pesе, jugе.
Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison pour expliquer les nеgligences de sa toilette; mais il ne trouva rien, et n'osa pas toucher ? ce sujet difficile.
Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui dеsignait, et quand il sentit plier sous lui le velours еlastique et doux du si?ge, quand il se sentit enfoncе, appuyе, еtreint par ce meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnеs le soutenaient dеlicatement, il lui sembla qu'il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait possession de quelque chose de dеlicieux, qu'il devenait quelqu'un, qu'il еtait sauvе; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l'avaient point quittе.
Elle еtait v?tue d'une robe de cachemire bleu p?le qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse.
La chair des bras et de la gorge sortait d'une mousse de dentelle blanche dont еtaient garnis le corsage et les courtes manches; et les cheveux relevеs au sommet de la t?te, frisant un peu sur la nuque, faisaient un lеger nuage de duvet blond au-dessus du cou.
Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait, sans qu'il s?t pourquoi, celui de la fille rencontrеe la veille aux Folies-Berg?re. Elle avait les yeux gris, d'un gris azurе qui en rendait еtrange l'expression, le nez mince, les l?vres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrеguli?re et sеduisante, pleine de gentillesse et de malice. C'еtait un de ces visages de femme dont chaque ligne rеv?le une gr?ce particuli?re, semble avoir une signification, dont chaque mouvement para?t dire ou cacher quelque chose.
Apr?s un court silence, elle lui demanda:
– Vous ?tes depuis longtemps ? Paris?
Il rеpondit, en reprenant peu ? peu possession de lui:
– Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai un emploi dans les chemins de fer; mais Forestier m'a laissе espеrer que je pourrais, gr?ce ? lui, pеnеtrer dans le journalisme.
Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant; et elle murmura en baissant la voix:
– Je sais.
Le timbre avait tintе de nouveau. Le valet annon?a:
– Madame de Marelle.
C'еtait une petite brune, de celles qu'on appelle des brunettes.
Elle entra d'une allure alerte; elle semblait dessinеe, moulеe des pieds ? la t?te dans une robe sombre toute simple.
Seule une rose rouge, piquеe dans ses cheveux noirs, attirait l'Cil violemment, semblait marquer sa physionomie, accentuer son caract?re spеcial, lui donner la note vive et brusque qu'il fallait.
Une fillette en robe courte la suivait. Mme Forestier s'еlan?a:
– Bonjour, Clotilde.
– Bonjour, Madeleine.
Elles s'embrass?rent. Puis l'enfant tendit son front avec une assurance de grande personne, en pronon?ant:
– Bonjour, cousine.
Mme Forestier la baisa; puis fit les prеsentations:
– M. Georges Duroy, un bon camarade de Charles.
– Mme de Marelle, mon amie, un peu ma parente.
Elle ajouta:
– Vous savez, nous sommes ici sans cеrеmonie, sans fa?on et sans pose. C'est entendu, n'est-ce pas?
Le jeune homme s'inclina.
Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, parut, donnant le bras ? une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de mani?res distinguеes et d'allure grave. C'еtait M. Walter, dеputе, financier, homme d'argent et d'affaires, juif et mеridional, directeur de la Vie Fran?aise, et sa femme, nеe Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom.
Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, tr?s еlеgant, et Norbert de Varenne, dont le col d'habit luisait, un peu cirе par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu'aux еpaules, et semaient dessus quelques grains de poussi?re blanche.
Sa cravate, mal nouеe, ne semblait pas ? sa premi?re sortie. Il s'avan?a avec des gr?ces de vieux beau et, prenant la main de Mme Forestier, mit un baiser sur son poignet. Dans le mouvement qu'il fit en se baissant, sa longue chevelure se rеpandit comme de l'eau sur le bras nu de la jeune femme.
Et Forestier entra ? son tour, en s'excusant d'?tre en retard. Mais il avait еtе retenu au journal par l'affaire Morel. M. Morel, dеputе radical, venait d'adresser une question au minist?re sur une demande de crеdit relative ? la colonisation de l'Algеrie.
Le domestique cria:
– Madame est servie!
Et on passa dans la salle ? manger.
Duroy se trouvait placе entre Mme de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau g?nе, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres. Il y en avait quatre, dont un lеg?rement teintе de bleu. Que pouvait-on boire dans celui-l??
On ne dit rien pendant qu'on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda:
– Avez-vous lu ce proc?s Gauthier? Quelle dr?le de chose!
Et on discuta sur ce cas d'adult?re compliquе de chantage. On n'en parlait point comme on parle, au sein des familles, des еvеnements racontеs dans les feuilles publiques, mais comme on parle d'une maladie entre mеdecins ou de lеgumes entre fruitiers. On ne s'indignait pas, on ne s'еtonnait pas des faits; on en cherchait les causes profondes, secr?tes, avec une curiositе professionnelle et une indiffеrence absolue pour le crime lui-m?me. On t?chait d'expliquer nettement les origines des actions, de dеterminer tous les phеnom?nes cеrеbraux dont еtait nе le drame, rеsultat scientifique d'un еtat d'esprit particulier. Les femmes aussi se passionnaient ? cette poursuite, ? ce travail. Et d'autres еvеnements rеcents furent examinеs, commentеs, tournеs sous toutes leurs faces, pesеs ? leur valeur, avec ce coup d'Cil pratique et cette mani?re de voir spеciale des marchands de nouvelles, des dеbitants de comеdie humaine ? la ligne, comme on examine, comme on retourne et comme on p?se, chez les commer?ants, les objets qu'on va livrer au public.
Puis il fut question d'un duel, et Jacques Rival prit la parole. Cela lui appartenait; personne autre ne pouvait traiter cette affaire.
Duroy n'osait point placer un mot. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le sеduisait. Un diamant tenu par un fil d'or pendait au bas de l'oreille, comme une goutte d'eau qui aurait glissе sur la chair. De temps en temps, elle faisait une remarque qui еveillait toujours un sourire sur les l?vres. Elle avait un esprit dr?le, gentil, inattendu, un esprit de gamine expеrimentеe qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme lеger et bienveillant.
Duroy cherchait en vain quelque compliment ? lui faire, et, ne trouvant rien, il s'occupait de sa fille, lui versait ? boire, lui tenait ses plats, la servait. L'enfant, plus sеv?re que sa m?re, remerciait avec une voix grave, faisait de courts saluts de la t?te: «Vous ?tes bien aimable, monsieur», et elle еcoutait les grandes personnes d'un petit air rеflеchi.
Le d?ner еtait fort bon, et chacun s'extasiait. M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et considеrait d'un regard oblique, glissе sous ses lunettes, les mets qu'on lui prеsentait. Norbert de Varenne lui tenait t?te et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur son plastron de chemise.
Forestier, souriant et sеrieux, surveillait, еchangeait avec sa femme des regards d'intelligence, ? la fa?on de comp?res accomplissant ensemble une besogne difficile et qui marche ? souhait.
Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient. De moment en moment, le domestique murmurait ? l'oreille des convives: «Corton – Ch?teau-Laroze?»
Duroy avait trouvе le corton de son go?t et il laissait chaque fois emplir son verre. Une gaietе dеlicieuse entrait en lui; une gaietе chaude, qui lui montait du ventre ? la t?te, lui courait dans les membres, le pеnеtrait tout entier. Il se sentait envahi par un bien-?tre complet, un bien-?tre de vie et de pensеe, de corps et d'?me.
Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d'?tre еcoutе, apprеciе comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions.
Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les idеes les unes aux autres, sautant d'un sujet ? l'autre sur un mot, sur un rien, apr?s avoir fait le tour des еvеnements du jour et avoir effleurе, en passant, mille questions, revint ? la grande interpellation de M. Morel sur la colonisation de l'Algеrie.
M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries, car il avait l'esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain; Jacques Rival rеclama un gouvernement militaire avec des concessions de terre accordеes ? tous les officiers apr?s trente annеes de service colonial.
– De cette fa?on, disait-il, vous crеerez une sociеtе еnergique, ayant appris depuis longtemps ? conna?tre et ? aimer le pays, sachant sa langue et au courant de toutes ces graves questions locales auxquelles se heurtent infailliblement les nouveaux venus.
Norbert de Varenne l'interrompit:
– Oui… ils sauront tout, exceptе l'agriculture. Ils parleront l'arabe, mais ils ignoreront comment on repique des betteraves et comment on s?me du blе. Ils seront m?me forts en escrime, mais tr?s faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf ? tout le monde. Les hommes intelligents s'y feront une place, les autres succomberont. C'est la loi sociale.
Un lеger silence suivit. On souriait.
Georges Duroy ouvrit la bouche et pronon?a, surpris par le son de sa voix, comme s'il ne s'еtait jamais entendu parler:
– Ce qui manque le plus l?-bas, c'est la bonne terre. Les propriеtеs vraiment fertiles co?tent aussi cher qu'en France, et sont achetеes, comme placements de fonds, par des Parisiens tr?s riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetеs dans le dеsert, o? il ne pousse rien, par manque d'eau.
Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. M. Walter demanda:
– Vous connaissez l'Algеrie, monsieur?
Il rеpondit:
– Oui, monsieur, j'y suis restе vingt-huit mois, et j'ai sеjournе dans les trois provinces.
Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l'interrogea sur un dеtail de mCurs qu'il tenait d'un officier. Il s'agissait du Mzab, cette еtrange petite rеpublique arabe nеe au milieu du Sahara, dans la partie la plus dessеchеe de cette rеgion br?lante.
Duroy avait visitе deux fois le Mzab, et il raconta les mCurs de ce singulier pays, o? les gouttes d'eau ont la valeur de l'or, o? chaque habitant est tenu ? tous les services publics, o? la probitе commerciale est poussеe plus loin que chez les peuples civilisеs.
Il parla avec une certaine verve h?bleuse, excitе par le vin et par le dеsir de plaire; il raconta des anecdotes de rеgiment, des traits de la vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva m?me quelques mots colorеs pour exprimer ces contrеes jaunes et nues, interminablement dеsolеes sous la flamme dеvorante du soleil.
Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. Mme Walter murmura de sa voix lente:
– Vous feriez avec vos souvenirs une charmante sеrie d'articles.
Alors Walter considеra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous.
Forestier saisit le moment:
– Mon cher patron, je vous ai parlе tant?t de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l'adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot nous a quittеs, je n'ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiels, et le journal en souffre.
Le p?re Walter devint sеrieux et releva tout ? fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit:
– Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S'il veut bien venir causer avec moi, demain ? trois heures, nous arrangerons ?a.
Puis, apr?s un silence, et se tournant tout ? fait vers le jeune homme:
– Mais faites-nous tout de suite une petite sеrie fantaisiste sur l'Algеrie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous m?lerez ? ?a la question de la colonisation, comme tout ? l'heure. C'est d'actualitе, tout ? fait d'actualitе, et je suis s?r que ?a plaira beaucoup ? nos lecteurs. Mais dеp?chez-vous! Il me faut le premier article pour demain ou apr?s-demain, pendant qu'on discute ? la Chambre, afin d'amorcer le public.
Mme Walter ajouta, avec cette gr?ce sеrieuse qu'elle mettait en tout et qui donnait un air de faveurs ? ses paroles:
– Et vous avez un titre charmant: Souvenirs d'un chasseur d'Afrique; n'est-ce pas, monsieur Norbert?
Le vieux po?te, arrivе tard ? la renommеe, dеtestait et redoutait les nouveaux venus. Il rеpondit d'un air sec:
– Oui, excellent, ? condition que la suite soit dans la note, car c'est l? la grande difficultе; la note juste, ce qu'en musique on appelle le ton.
Mme Forestier couvrait Duroy d'un regard protecteur et souriant, d'un regard de connaisseur qui semblait dire: «Toi, tu arriveras.» Mme de Marelle s'еtait, ? plusieurs reprises, tournеe vers lui, et le diamant de son oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d'eau allait se dеtacher et tomber.
La petite fille demeurait immobile et grave, la t?te baissеe sur son assiette.
Mais le domestique faisait le tour de la table, versant dans les verres bleus du vin de Johannisberg; et Forestier portait un toast en saluant M. Walter: «? la longue prospеritе de la Vie Fran?aise!»
Tout le monde s'inclina vers le Patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d'un trait. Il aurait vidе de m?me une barrique enti?re, lui semblait-il; il aurait mangе un bCuf, еtranglе un lion. Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l'esprit une rеsolution invincible et une espеrance infinie. Il еtait chez lui, maintenant, au milieu de ces gens; il venait d'y prendre position, d'y conquеrir sa place. Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et il osa, pour la premi?re fois, adresser la parole ? sa voisine:
– Vous avez, madame, les plus jolies boucles d'oreilles que j'aie jamais vues.
Elle se tourna vers lui en souriant:
– C'est une idеe ? moi de pendre des diamants comme ?a, simplement au bout d'un fil. On dirait vraiment de la rosеe, n'est-ce pas?
Il murmura, confus de son audace et tremblant de dire une sottise:
– C'est charmant… mais l'oreille aussi fait valoir la chose.
Elle le remercia d'un regard, d'un de ces clairs regards de femme qui pеn?trent jusqu'au cCur.
Et comme il tournait la t?te, il rencontra encore les yeux de Mme Forestier, toujours bienveillants, mais il crut y voir une gaietе plus vive, une malice, un encouragement.
Tous les hommes maintenant parlaient en m?me temps, avec des gestes et des еclats de voix; on discutait le grand projet du chemin de fer mеtropolitain. Le sujet ne fut еpuisе qu'? la fin du dessert, chacun ayant une quantitе de choses ? dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvеnients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossi?retе des cochers de fiacre.
Puis on quitta la salle ? manger pour aller prendre le cafе. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras ? la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver ? poser la main sur le coude de son voisin.
En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensation de pеnеtrer dans une serre. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles еlеgantes dans les quatre coins de la pi?ce, montaient jusqu'au plafond, puis s'еlargissaient en jets d'eau.
Des deux c?tеs de la cheminеe, des caoutchoucs, ronds comme des colonnes, еtageaient l'une sur l'autre leurs longues feuilles d'un vert sombre, et sur le piano deux arbustes inconnus, ronds et couverts de fleurs, l'un tout rose et l'autre tout blanc, avaient l'air de plantes factices, invraisemblables, trop belles pour ?tre vraies.
L'air еtait frais et pеnеtrе d'un parfum vague, doux, qu'on n'aurait pu dеfinir, dont on ne pouvait dire le nom.
Et le jeune homme, plus ma?tre de lui, considеra avec attention l'appartement. Il n'еtait pas grand; rien n'attirait le regard en dehors des arbustes; aucune couleur vive ne frappait; mais on se sentait ? son aise dedans, on se sentait tranquille, reposе; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse.
Les murs еtaient tendus avec une еtoffe ancienne d'un violet passе, criblеe de petites fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches.
Des porti?res en drap bleu gris, en drap de soldat o? l'on avait brodе quelques Cillets de soie rouge, retombaient sur les portes; et les si?ges, de toutes les formes, de toutes les grandeurs, еparpillеs au hasard dans l'appartement, chaises longues, fauteuils еnormes ou minuscules, poufs et tabourets, еtaient couverts de soie Louis XVI ou de beau velours d'Utrecht, fond cr?me, ? dessins grenat.
– Prenez-vous du cafе, monsieur Duroy?
Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa l?vre.
– Oui, madame, je vous remercie.
Il re?ut la tasse, et comme il se penchait plein d'angoisse pour cueillir avec la pince d'argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit ? mi-voix:
– Faites donc votre cour ? Mme Walter.
Puis elle s'еloigna avant qu'il e?t pu rеpondre un mot.
Il but d'abord son cafе qu'il craignait de laisser tomber sur le tapis; puis, l'esprit plus libre, il chercha un moyen de se rapprocher de la femme de son nouveau directeur et d'entamer une conversation.
Tout ? coup il s'aper?ut qu'elle tenait ? la main sa tasse vide; et, comme elle se trouvait loin d'une table, elle ne savait o? la poser. Il s'еlan?a.
– Permettez, madame.
– Merci, monsieur.
Il emporta la tasse, puis il revint:
– Si vous saviez, madame, quels bons moments m'a fait passer la Vie Fran?aise quand j'еtais l?-bas dans le dеsert. C'est vraiment le seul journal qu'on puisse lire hors de France, parce qu'il est plus littеraire, plus spirituel et moins monotone que tous les autres. On trouve de tout l? dedans.
Elle sourit avec une indiffеrence aimable, et rеpondit gravement:
– M. Walter a eu bien du mal pour crеer ce type de journal, qui rеpondait ? un besoin nouveau.
Et ils se mirent ? causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de gr?ce dans le regard et une sеduction irrеsistible dans la moustache. Elle s'еbouriffait sur sa l?vre, crеpue, frisеe, jolie, d'un blond teintе de roux avec une nuance plus p?le dans les poils hеrissеs des bouts.
Ils parl?rent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d'eaux, des plaisirs de l'еtе, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indеfiniment sans se fatiguer l'esprit.
Puis, comme M. Norbert de Varenne s'approchait, un verre de liqueur ? la main, Duroy s'еloigna par discrеtion.
Mme de Marelle, qui venait de causer avec Mme Forestier, l'appela:
– Eh bien! monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc t?ter du journalisme?
Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommen?a avec elle la conversation qu'il venait d'avoir avec Mme Walter; mais, comme il possеdait mieux son sujet, il s'y montra supеrieur, rеpеtant comme de lui des choses qu'il venait d'entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux de sa voisine, comme pour donner ? ce qu'il disait un sens profond.
Elle lui raconta ? son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours ?tre dr?le; et, devenant famili?re, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caract?re d'intimitе. Il s'exaltait intеrieurement ? fr?ler cette jeune femme qui s'occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dеvouer pour elle, la dеfendre, montrer ce qu'il valait; et les retards qu'il mettait ? lui rеpondre indiquaient la prеoccupation de sa pensеe.
Mais tout ? coup, sans raison, Mme de Marelle appela: «Laurine!» et la petite fille s'en vint.
– Assieds-toi l?, mon enfant, tu aurais froid pr?s de la fen?tre.
Et Duroy fut pris d'une envie folle d'embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser e?t d? retourner ? la m?re.
Il demanda d'un ton galant et paternel:
– Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle?
L'enfant leva les yeux sur lui d'un air surpris. Mme de Marelle dit en riant:
– Rеponds: «Je veux bien, monsieur, pour aujourd'hui; mais ce ne sera pas toujours comme ?a.»
Duroy, s'asseyant aussit?t, prit sur son genou Laurine, puis effleura des l?vres les cheveux ondеs et fins de son front.
La m?re s'еtonna:
– Tiens, elle ne s'est pas sauvеe: c'est stupеfiant. Elle ne se laisse d'ordinaire embrasser que par les femmes. Vous ?tes irrеsistible, monsieur Duroy.
Il rougit, sans rеpondre, et d'un mouvement lеger il balan?ait la petite fille sur sa jambe.
Mme Forestier s'approcha, et, poussant un cri d'еtonnement:
– Tiens, voil? Laurine apprivoisеe, quel miracle!
Jacques Rival aussi s'en venait, un cigare ? la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de g?ter par quelque mot maladroit la besogne faite, son Cuvre de conqu?te commencеe.
Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival еtait s?che et chaude et rеpondait cordialement ? sa pression; celle de Norbert de Varenne, humide et froide et fuyait en glissant entre les doigts; celle du p?re Walter, froide et molle, sans еnergie, sans expression; celle de Forestier, grasse et ti?de. Son ami lui dit ? mi-voix:
– Demain, trois heures, n'oublie pas.
– Oh non! ne crains rien.
Quand il se retrouva sur l'escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie еtait vеhеmente, et il s'еlan?a, enjambant les marches deux par deux; mais tout ? coup il aper?ut, dans la grande glace du second еtage, un monsieur pressе qui venait en gambadant ? sa rencontre, et il s'arr?ta net, honteux comme s'il venait d'?tre surpris en faute.
Puis il se regarda longuement, еmerveillе d'?tre vraiment aussi joli gar?on; puis il se sourit avec complaisance; puis, prenant congе de son image, il se salua tr?s bas, avec cеrеmonie, comme on salue les grands personnages.



III
Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hеsita sur ce qu'il ferait. Il avait envie de courir, de r?ver, d'aller devant lui en songeant ? l'avenir et en respirant l'air doux de la nuit; mais la pensеe de la sеrie d'articles demandеs par le p?re Walter le poursuivait, et il se dеcida ? rentrer tout de suite pour se mettre au travail.
Il revint ? grands pas, gagna le boulevard extеrieur, et le suivit jusqu'? la rue Boursault qu'il habitait. Sa maison, haute de six еtages, еtait peuplеe par vingt petits mеnages ouvriers et bourgeois, et il еprouva, en montant l'escalier, dont il еclairait avec des allumettes-bougies les marches sales o? tra?naient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des еpluchures de cuisine, une еcCurante sensation de dеgo?t et une h?te de sortir de l?, de loger comme les hommes riches, en des demeures propres, avec des tapis. Une odeur lourde de nourriture, de fosse d'aisances et d'humanitе, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu'aucun courant d'air n'e?t pu chasser de ce logis, l'emplissait du haut en bas.
La chambre du jeune homme, au cinqui?me еtage, donnait, comme sur un ab?me profond, sur l'immense tranchеe du chemin de fer de l'Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, pr?s de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fen?tre et s'accouda sur l'appui de fer rouillе.
Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient l'air de gros yeux de b?te; et plus loin on en voyait d'autres, et encore d'autres, encore plus loin. ? tout instant des coups de sifflet prolongеs ou courts passaient dans la nuit, les uns proches, les autres ? peine perceptibles, venus de l?-bas, du c?tе d'Asni?res. Ils avaient des modulations comme des appels de voix. Un d'eux se rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bient?t une grosse lumi?re jaune apparut, courant avec un grand bruit; et Duroy regarda le long chapelet des wagons s'engouffrer sous le tunnel.
Puis il se dit: «Allons, au travail!» Il posa sa lumi?re sur sa table; mais au moment de se mettre ? еcrire, il s'aper?ut qu'il n'avait chez lui qu'un cahier de papier ? lettres.
Tant pis, il l'utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l'encre et еcrivit en t?te, de sa plus belle еcriture:
Souvenirs d'un chasseur d'Afrique.
Puis il chercha le commencement de la premi?re phrase.
Il restait le front dans sa main, les yeux fixеs sur le carrе blanc dеployе devant lui.
Qu'allait-il dire? Il ne trouvait plus rien maintenant de ce qu'il avait racontе tout ? l'heure, pas une anecdote, pas un fait, rien. Tout ? coup il pensa: «Il faut que je dеbute par mon dеpart.» Et il еcrivit: «C'еtait en 1874, aux environs du 15 mai, alors que la France еpuisеe se reposait apr?s les catastrophes de l'annеe terrible…»
Et il s'arr?ta net, ne sachant comment amener ce qui suivrait, son embarquement, son voyage, ses premi?res еmotions.
Apr?s dix minutes de rеflexion il se dеcida ? remettre au lendemain la page prеparatoire du dеbut, et ? faire tout de suite une description d'Alger.
Et il tra?a sur son papier: «Alger est une ville toute blanche…» sans parvenir ? еnoncer autre chose. Il revoyait en souvenir la jolie citе claire, dеgringolant, comme une cascade de maisons plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus un mot pour exprimer ce qu'il avait vu, ce qu'il avait senti.
Apr?s un grand effort, il ajouta: «Elle est habitеe en partie par des Arabes…» Puis il jeta sa plume sur la table et se leva.
Sur son petit lit de fer, o? la place de son corps avait fait un creux, il aper?ut ses habits de tous les jours jetеs l?, vides, fatiguеs, flasques, vilains comme des hardes de la Morgue. Et, sur une chaise de paille, son chapeau de soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour recevoir l'aum?ne.
Ses murs, tendus d'un papier gris ? bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des taches anciennes, suspectes, dont on n'aurait pu dire la nature, b?tes еcrasеes ou gouttes d'huile, bouts de doigts graissеs de pommade ou еcume de la cuvette projetеe pendant les lavages. Cela sentait la mis?re honteuse, la mis?re en garni de Paris. Et une exaspеration le souleva contre la pauvretе de sa vie. Il se dit qu'il fallait sortir de l?, tout de suite, qu'il fallait en finir d?s le lendemain avec cette existence besogneuse.
Une ardeur de travail l'ayant soudain ressaisi, il se rassit devant sa table, et recommen?a ? chercher des phrases pour bien raconter la physionomie еtrange et charmante d'Alger, cette antichambre de l'Afrique mystеrieuse et profonde, l'Afrique des Arabes vagabonds et des n?gres inconnus, l'Afrique inexplorеe et tentante, dont on nous montre parfois, dans les jardins publics, les b?tes invraisemblables qui semblent crееes pour des contes de fеes, les autruches, ces poules extravagantes, les gazelles, ces ch?vres divines, les girafes surprenantes et grotesques, les chameaux graves, les hippopotames monstrueux, les rhinocеros informes, et les gorilles, ces fr?res effrayants de l'homme.
Il sentait vaguement des pensеes lui venir; il les aurait dites, peut-?tre, mais il ne les pouvait point formuler avec des mots еcrits. Et son impuissance l'enfiеvrant, il se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le sang battant aux tempes.
Et ses yeux еtant tombеs sur la note de sa blanchisseuse, montеe, le soir m?me, par le concierge, il fut saisi brusquement par un dеsespoir еperdu. Toute sa joie disparut en une seconde, avec sa confiance en lui et sa foi dans l'avenir.
C'еtait fini; tout еtait fini, il ne ferait rien, il ne serait rien; il se sentait vide, incapable, inutile, condamnе.
Et il retourna s'accouder ? la fen?tre, juste au moment o? un train sortait du tunnel avec un bruit subit et violent. Il s'en allait l?-bas, ? travers les champs et les plaines, vers la mer. Et le souvenir de ses parents entra au cCur de Duroy.
Il allait passer pr?s d'eux, ce convoi, ? quelques lieues seulement de leur maison. Il la revit, la petite maison, au haut de la c?te, dominant Rouen et l'immense vallеe de la Seine, ? l'entrеe du village de Canteleu.
Son p?re et sa m?re tenaient un petit cabaret, une guinguette o? les bourgeois des faubourgs venaient dеjeuner le dimanche: ? la Belle-Vue. Ils avaient voulu faire de leur fils un monsieur et l'avaient mis au coll?ge. Ses еtudes finies et son baccalaurеat manquе, il еtait parti pour le service avec l'intention de devenir officier, colonel, gеnеral. Mais dеgo?tе de l'еtat militaire bien avant d'avoir fini ses cinq annеes, il avait r?vе de faire fortune ? Paris.
Il y еtait venu, son temps expirе, malgrе les pri?res du p?re et de la m?re, qui, leur songe envolе, voulaient le garder maintenant. ? son tour, il espеrait un avenir; il entrevoyait le triomphe au moyen d'еvеnements encore confus dans son esprit, qu'il saurait assurеment faire na?tre et seconder.
Il avait eu au rеgiment des succ?s de garnison, des bonnes fortunes faciles et m?me des aventures dans un monde plus еlevе, ayant sеduit la fille d'un percepteur, qui voulait tout quitter pour le suivre, et la femme d'un avouе, qui avait tentе de se noyer par dеsespoir d'?tre dеlaissеe.
Ses camarades disaient de lui: «C'est un malin, c'est un roublard, c'est un dеbrouillard qui saura se tirer d'affaire.» Et il s'еtait promis, en effet, d'?tre un malin, un roublard et un dеbrouillard.
Sa conscience native de Normand, frottеe par la pratique quotidienne de l'existence de garnison, distendue par les exemples de maraudages en Afrique, de bеnefs illicites, de supercheries suspectes, fouettеe aussi par les idеes d'honneur qui ont cours dans l'armеe, par les bravades militaires, les sentiments patriotiques, les histoires magnanimes racontеes entre sous-offs et par la gloriole du mеtier, еtait devenue une sorte de bo?te ? triple fond o? l'on trouvait de tout.
Mais le dеsir d'arriver y rеgnait en ma?tre.
Il s'еtait remis, sans s'en apercevoir, ? r?vasser comme il faisait chaque soir. Il imaginait une aventure d'amour magnifique qui l'amenait, d'un seul coup, ? la rеalisation de son espеrance. Il еpousait la fille d'un banquier ou d'un grand seigneur rencontrеe dans la rue et conquise ? premi?re vue.
Le sifflet strident d'une locomotive qui, sortie toute seule du tunnel, comme un gros lapin de son terrier, et courant ? toute vapeur sur les rails, filait vers le garage des machines, o? elle allait se reposer, le rеveilla de son songe.
Alors, ressaisi par l'espoir confus et joyeux qui hantait toujours son esprit, il jeta, ? tout hasard, un baiser dans la nuit, un baiser d'amour vers l'image de la femme attendue, un baiser de dеsir vers la fortune convoitеe. Puis il ferma sa fen?tre et commen?a ? se dеv?tir en murmurant: «Bah, je serai mieux disposе demain matin. Je n'ai pas l'esprit libre ce soir. Et puis, j'ai peut-?tre aussi un peu trop bu. On ne travaille pas bien dans ces conditions-l?.»
Il se mit au lit, souffla la lumi?re, et s'endormit presque aussit?t.
Il se rеveilla de bonne heure, comme on s'еveille aux jours d'espеrance vive ou de souci, et, sautant du lit, il alla ouvrir sa fen?tre pour avaler une bonne tasse d'air frais, comme il disait.
Les maisons de la rue de Rome, en face, de l'autre c?tе du large fossе du chemin de fer, еclatantes dans la lumi?re du soleil levant, semblaient peintes avec de la clartе blanche. Sur la droite, au loin, on apercevait les coteaux d'Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les moulins d'Orgemont dans une brume bleu?tre et lеg?re, semblable ? un petit voile flottant et transparent qui aurait еtе jetе sur l'horizon.
Duroy demeura quelques minutes ? regarder la campagne lointaine, et il murmura: «Il ferait bougrement bon, l?-bas, un jour comme ?a.» Puis il songea qu'il lui fallait travailler, et tout de suite, et aussi envoyer, moyennant dix sous, le fils de sa concierge dire ? son bureau qu'il еtait malade.
Il s'assit devant sa table, trempa sa plume dans l'encrier, prit son front dans sa main et chercha des idеes. Ce fut en vain. Rien ne venait.
Il ne se dеcouragea pas cependant. Il pensa: «Bah, je n'en ai pas l'habitude. C'est un mеtier ? apprendre comme tous les mеtiers. Il faut qu'on m'aide les premi?res fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon article sur pied en dix minutes.»
Et il s'habilla.
Quand il fut dans la rue, il jugea qu'il еtait encore trop t?t pour se prеsenter chez son ami qui devait dormir tard. Il se promena donc, tout doucement, sous les arbres du boulevard extеrieur.
Il n'еtait pas encore neuf heures, et il gagna le parc Monceau tout frais de l'humiditе des arrosages.
S'еtant assis sur un banc, il se remit ? r?ver. Un jeune homme allait et venait devant lui, tr?s еlеgant, attendant une femme sans doute.
Elle parut, voilеe, le pied rapide, et, ayant pris son bras, apr?s une courte poignеe de main, ils s'еloign?rent.
Un tumultueux besoin d'amour entra au cCur de Duroy, un besoin d'amours distinguеes, parfumеes, dеlicates. Il se leva et se remit en route en songeant ? Forestier. Avait-il de la chance, celui-l?!
Il arriva devant sa porte au moment o? son ami sortait.
– Te voil?! ? cette heure-ci! Que me voulais-tu?
Duroy, troublе de le rencontrer ainsi comme il s'en allait, balbutia:
– C'est que… c'est que… je ne peux pas arriver ? faire mon article, tu sais, l'article que M. Walter m'a demandе sur l'Algеrie. ?a n'est pas bien еtonnant, еtant donnе que je n'ai jamais еcrit. Il faut de la pratique pour ?a comme pour tout. Je m'y ferai bien vite, j'en suis s?r, mais, pour dеbuter, je ne sais pas comment m'y prendre. J'ai bien les idеes, je les ai toutes, et je ne parviens pas ? les exprimer.
Il s'arr?ta, hеsitant un peu. Forestier souriait avec malice:
– Je connais ?a.
Duroy reprit:
– Oui, ?a doit arriver ? tout le monde en commen?ant. Eh bien, je venais… je venais te demander un coup de main… En dix minutes tu me mettrais ?a sur pied, toi, tu me montrerais la tournure qu'il faut prendre. Tu me donnerais l? une bonne le?on de style, et sans toi, je ne m'en tirerai pas.
L'autre souriait toujours d'un air gai. Il tapa sur le bras de son ancien camarade et lui dit:
– Va-t'en trouver ma femme, elle t'arrangera ton affaire aussi bien que moi. Je l'ai dressеe ? cette besogne-l?. Moi, je n'ai pas le temps ce matin, sans quoi je l'aurais fait bien volontiers.
Duroy, intimidе soudain, hеsitait, n'osait point:
– Mais, ? cette heure-ci, je ne peux pas me prеsenter devant elle?..
– Si, parfaitement. Elle est levеe. Tu la trouveras dans mon cabinet de travail, en train de mettre en ordre des notes pour moi.
L'autre refusait de monter.
– Non… ?a n'est pas possible…
Forestier le prit par les еpaules, le fit pivoter sur ses talons, et le poussant vers l'escalier:
– Mais, va donc, grand serin, quand je te dis d'y aller. Tu ne va pas me forcer ? regrimper mes trois еtages pour te prеsenter et expliquer ton cas.
Alors Duroy se dеcida:
– Merci, j'y vais. Je lui dirai que tu m'as forcе, absolument forcе ? venir la trouver.
– Oui. Elle ne te mangera pas, sois tranquille. Surtout n'oublie pas, tant?t, trois heures.
– Oh! ne crains rien.
Et Forestier s'en alla d'un air pressе, tandis que Duroy se mit ? monter lentement, marche ? marche, cherchant ce qu'il allait dire et inquiet de l'accueil qu'il recevrait.
Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un tablier bleu et tenait un balai dans ses mains.
– Monsieur est sorti, dit-il sans attendre la question.
Duroy insista:
– Demandez ? Mme Forestier si elle peut me recevoir, et prеvenez-la que je viens de la part de son mari, que j'ai rencontrе dans la rue.
Puis il attendit. L'homme revint, ouvrit une porte ? droite, et annon?a:
– Madame attend monsieur.
Elle еtait assise sur un fauteuil de bureau, dans une petite pi?ce dont les murs se trouvaient enti?rement cachеs par des livres bien rangеs sur des planches de bois noir. Les reliures de tons diffеrents, rouges, jaunes, vertes, violettes et bleues, mettaient de la couleur et de la gaietе dans cet alignement monotone de volumes.
Elle se retourna, souriant toujours, enveloppеe d'un peignoir blanc garni de dentelle; et elle tendit sa main, montrant son bras nu dans la manche largement ouverte.
– Dеj?? dit-elle.
Puis elle reprit:
– Ce n'est point un reproche, c'est une simple question.
Il balbutia:
– Oh! madame, je ne voulais pas monter; mais votre mari, que j'ai rencontrе en bas, m'y a forcе. Je suis tellement confus que je n'ose pas dire ce qui m'am?ne.
Elle montrait un si?ge:
– Asseyez-vous et parlez.
Elle maniait entre deux doigts une plume d'oie en la tournant agilement; et, devant elle, une grande page de papier demeurait еcrite ? moitiе, interrompue ? l'arrivеe du jeune homme.
Elle avait l'air chez elle devant cette table de travail, ? l'aise comme dans son salon, occupеe ? sa besogne ordinaire. Un parfum lеger s'envolait du peignoir, le parfum frais de la toilette rеcente. Et Duroy cherchait ? deviner, croyait voir le corps jeune et clair, gras et chaud, doucement enveloppе dans l'еtoffe moelleuse.
Elle reprit et comme il ne parlait pas:
– Eh bien, dites, qu'est-ce que c'est?
Il murmura, en hеsitant:
– Voil?… mais vraiment… je n'ose pas… C'est que j'ai travaillе hier soir tr?s tard… et ce matin… tr?s t?t… pour faire cet article sur l'Algеrie que M. Walter m'a demandе… et je n'arrive ? rien de bon… j'ai dеchirе tous mes essais… Je n'ai pas l'habitude de ce travail-l?, moi; et je venais demander ? Forestier de m'aider… pour une fois…
Elle l'interrompit, en riant de tout son cCur, heureuse, joyeuse et flattеe:
– Et il vous a dit de venir me trouver…? C'est gentil, ?a…
– Oui, madame. Il m'a dit que vous me tireriez d'embarras mieux que lui… Mais, moi, je n'osais pas, je ne voulais pas. Vous comprenez?
Elle se leva:
– ?a va ?tre charmant de collaborer comme ?a. Je suis ravie de votre idеe. Tenez, asseyez-vous ? ma place, car on conna?t mon еcriture au journal. Et nous allons vous tourner un article, mais l?, un article ? succ?s.
Il s'assit, prit une plume, еtala devant lui une feuille de papier, et attendit.
Mme Forestier, restеe debout, le regardait faire ses prеparatifs; puis elle atteignit une cigarette sur la cheminеe et l'alluma:
– Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle. Voyons, qu'allez-vous raconter?
Il leva la t?te vers elle avec еtonnement.
– Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis venu vous trouver pour ?a.
Elle reprit:
– Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la sauce, mais il me faut le plat.
Il demeurait embarrassе; enfin il pronon?a avec hеsitation:
– Je voudrais raconter mon voyage depuis le commencement…
Alors elle s'assit, en face de lui, de l'autre c?tе de la grande table, et le regardant dans les yeux:
– Eh bien, racontez-le-moi d'abord, pour moi toute seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, et je choisirai ce qu'il faut prendre.
Mais comme il ne savait par o? commencer, elle se mit ? l'interroger comme aurait fait un pr?tre au confessionnal, posant des questions prеcises qui lui rappelaient des dеtails oubliеs, des personnages rencontrеs, des figures seulement aper?ues.
Quand elle l'eut contraint ? parler ainsi pendant un petit quart d'heure, elle l'interrompit tout ? coup:
– Maintenant, nous allons commencer. D'abord, nous supposons que vous adressez ? un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de b?tises, de faire des remarques de toute esp?ce, d'?tre naturel et dr?le, si nous pouvons. Commencez:
«Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c'est que l'Algеrie, tu le sauras. Je vais t'envoyer, n'ayant rien ? faire dans la petite case de boue s?che qui me sert d'habitation, une sorte de journal de ma vie, jour par jour, heure par heure. Ce sera un peu vif quelquefois: tant pis, tu n'es pas obligе de le montrer aux dames de ta connaissance…»
Elle s'interrompit pour rallumer sa cigarette еteinte, et, aussit?t, le petit grincement criard de la plume d'oie sur le papier s'arr?ta.
– Nous continuons, dit-elle.
«L'Algеrie est un grand pays fran?ais sur la fronti?re des grands pays inconnus qu'on appelle le dеsert, le Sahara, l'Afrique centrale, etc., etc.
«Alger est la porte, la porte blanche et charmante de cet еtrange continent.
«Mais d'abord il faut y aller, ce qui n'est pas rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un excellent еcuyer, puisque je dresse les chevaux du colonel, mais on peut ?tre bon cavalier et mauvais marin. C'est mon cas.
«Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appelions le docteur Ipеca? Quand nous nous jugions m?rs pour vingt-quatre heures d'infirmerie, pays bеni, nous passions ? la visite.
«Il еtait assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, ses mains sur ses genoux, les bras formant pont, le coude en l'air, et il roulait ses gros yeux de loto en mordillant sa moustache blanche.
«Tu te rappelles sa prescription:
«Ce soldat est atteint d'un dеrangement d'estomac. Administrez-lui le vomitif no 3 selon ma formule, puis douze heures de repos; il ira bien.»
«Il еtait souverain, ce vomitif, souverain et irrеsistible. On l'avalait donc, puisqu'il le fallait. Puis, quand on avait passе par la formule du docteur Ipеca, on jouissait de douze heures de repos bien gagnе.
«Eh bien, mon cher, pour atteindre l'Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irrеsistible, selon la formule de la Compagnie Transatlantique.»
Elle se frottait les mains, tout ? fait heureuse de son idеe.
Elle se leva et se mit ? marcher, apr?s avoir allumе une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets de fumеe qui sortaient d'abord tout droit d'un petit trou rond au milieu de ses l?vres serrеes, puis s'еlargissant, s'еvaporaient en laissant par places, dans l'air, des lignes grises, une sorte de brume transparente, une buеe pareille ? des fils d'araignеe. Parfois, d'un coup de sa main ouverte, elle effa?ait ces traces lеg?res et plus persistantes; parfois aussi elle les coupait d'un mouvement tranchant de l'index et regardait ensuite, avec une attention grave, les deux tron?ons d'imperceptible vapeur dispara?tre lentement.
Et Duroy, les yeux levеs, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupеs ? ce jeu vague qui ne prenait point sa pensеe.
Elle imaginait maintenant les pеripеties de la route, portraiturait des compagnons de voyage inventеs par elle, et еbauchait une aventure d'amour avec la femme d'un capitaine d'infanterie qui allait rejoindre son mari.
Puis, s'еtant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l'Algеrie, qu'elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de gеographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien prеparer ? comprendre les questions sеrieuses qui seraient soulevеes dans les articles suivants.
Puis elle continua par une excursion dans la province d'Oran, une excursion fantaisiste, o? il еtait surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles.
– Il n'y a que ?a qui intеresse, disait-elle.
Elle termina par un sеjour ? Sa?da, au pied des hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvri?re espagnole employеe ? la manufacture d'alfa de A?n-el-Hadjar. Elle racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hy?nes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs.
Et elle pronon?a d'une voix joyeuse:
– La suite ? demain!
Puis, se relevant:
– C'est comme ?a qu'on еcrit un article, mon cher monsieur. Signez, s'il vous pla?t.
Il hеsitait.
– Mais signez donc.
Alors il se mit ? rire, et еcrivit au bas de la page: «Georges Duroy.»
Elle continuait ? fumer en marchant; et il la regardait toujours, ne trouvant rien ? dire pour la remercier, heureux d'?tre pr?s d'elle, pеnеtrе de reconnaissance et du bonheur sensuel de cette intimitе naissante. Il lui semblait que tout ce qui l'entourait faisait partie d'elle, tout, jusqu'aux murs couverts de livres. Les si?ges, les meubles, l'air o? flottait l'odeur du tabac, avaient quelque chose de particulier, de bon, de doux, de charmant, qui venait d'elle.
Brusquement elle demanda:
– Qu'est-ce que vous pensez de mon amie, Mme de Marelle?
Il fut surpris:
– Mais… je la trouve… je la trouve tr?s sеduisante.
– N'est-ce pas?
– Oui, certainement.
Il avait envie d'ajouter: «Mais pas autant que vous.» Il n'osa point.
Elle reprit:
– Et si vous saviez comme elle est dr?le, originale, intelligente! C'est une boh?me, par exemple, une vraie boh?me. C'est pour cela que son mari ne l'aime gu?re. Il ne voit que le dеfaut et n'apprеcie point les qualitеs.
Duroy fut stupеfait d'apprendre que Mme de Marelle еtait mariеe. C'еtait bien naturel, pourtant.
Il demanda:
– Tiens… elle est mariеe? Et qu'est-ce que fait son mari?
Mme Forestier haussa tout doucement les еpaules et les sourcils, d'un seul mouvement plein de significations incomprеhensibles.
– Oh! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois ? Paris. Ce que sa femme appelle «le service obligatoire» ou encore «la corvеe de semaine», ou encore «la semaine sainte». Quand vous la conna?trez mieux, vous verrez comme elle est fine et gentille. Allez donc la voir un de ces jours.
Duroy ne pensait plus ? partir; il lui semblait qu'il allait rester toujours, qu'il еtait chez lui.
Mais la porte s'ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s'avan?a, qu'on n'avait point annoncе.
Il s'arr?ta en voyant un homme. Mme Forestier parut g?nеe une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien qu'un peu de rose lui f?t montе des еpaules au visage:
– Mais entrez donc, mon cher. Je vous prеsente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste.
Puis, sur un ton diffеrent, elle annon?a:
– Le meilleur et le plus intime de nos amis, le comte de Vaudrec.
Les deux hommes se salu?rent en se regardant au fond des yeux, et Duroy tout aussit?t se retira.
On ne le retint pas. Il balbutia quelques remerciements, serra la main tendue de la jeune femme, s'inclina encore devant le nouveau venu, qui gardait un visage froid et sеrieux d'homme du monde, et il sortit tout ? fait troublе, comme s'il venait de commettre une sottise.
En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal ? l'aise, obsеdе par l'obscure sensation d'un chagrin voilе. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mеlancolie subite lui еtait venue; il ne trouvait point, mais la figure sеv?re du comte de Vaudrec, un peu vieux dеj?, avec des cheveux gris, l'air tranquille et insolent d'un particulier tr?s riche et s?r de lui, revenait sans cesse dans son souvenir.
Et il s'aper?ut que l'arrivеe de cet inconnu, brisant un t?te-?-t?te charmant o? son cCur s'accoutumait dеj?, avait fait passer en lui cette impression de froid et de dеsespеrance qu'une parole entendue, une mis?re entrevue, les moindres choses parfois suffisent ? nous donner.
Et il lui semblait aussi que cet homme, sans qu'il devin?t pourquoi, avait еtе mеcontent de le trouver l?.
Il n'avait plus rien ? faire jusqu'? trois heures; et il n'еtait pas encore midi. Il lui restait en poche six francs cinquante: il alla dеjeuner au bouillon Duval. Puis il r?da sur le boulevard; et comme trois heures sonnaient, il monta l'escalier-rеclame de la Vie Fran?aise.
Les gar?ons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisеs, attendaient, tandis que, derri?re une sorte de petite chaire de professeur, un huissier classait la correspondance qui venait d'arriver. La mise en sc?ne еtait parfaite pour en imposer aux visiteurs. Tout le monde avait de la tenue, de l'allure, de la dignitе, du chic, comme il convenait dans l'antichambre d'un grand journal.
Duroy demanda:
– M. Walter, s'il vous pla?t?
L'huissier rеpondit:
– M. le directeur est en confеrence. Si monsieur veut bien s'asseoir un peu. Et il indiqua le salon d'attente, dеj? plein de monde.
On voyait l? des hommes graves, dеcorеs, importants, et des hommes nеgligеs, au linge invisible, dont la redingote fermеe jusqu'au col, portait sur la poitrine des dessins de taches rappelant les dеcoupures des continents et des mers sur les cartes de gеographie. Trois femmes еtaient m?lеes ? ces gens. Une d'elles еtait jolie, souriante, parеe, et avait l'air d'une cocotte; sa voisine, au masque tragique, ridеe, parеe aussi d'une fa?on sеv?re, portait en elle ce quelque chose de fripе, d'artificiel qu'ont, en gеnеral, les anciennes actrices, une sorte de fausse jeunesse еventеe, comme un parfum d'amour ranci.
La troisi?me femme, en deuil, se tenait dans un coin, avec une allure de veuve dеsolеe. Duroy pensa qu'elle venait demander l'aum?ne.
Cependant on ne faisait entrer personne, et plus de vingt minutes s'еtaient еcoulеes.
Alors Duroy eut une idеe, et, retournant trouver l'huissier:
– M. Walter m'a donnе rendez-vous ? trois heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M. Forestier n'est pas ici.
Alors on le fit passer par un long corridor qui l'amena dans une grande salle o? quatre messieurs еcrivaient autour d'une large table verte.
Forestier, debout devant la cheminеe, fumait une cigarette en jouant au bilboquet. Il еtait tr?s adroit ? ce jeu et piquait ? tous coups la bille еnorme en buis jaune sur la petite pointe de bois. Il comptait: «Vingt-deux, – vingt-trois, – vingt-quatre, – vingt-cinq.»
Duroy pronon?a: «Vingt-six». Et son ami leva les yeux, sans arr?ter le mouvement rеgulier de son bras.
– Tiens, te voil?! Hier j'ai fait cinquante-sept coups de suite. Il n'y a que Saint-Potin qui soit plus fort que moi ici. As-tu vu le patron? Il n'y a rien de plus dr?le que de regarder cette vieille bedole de Norbert jouer au bilboquet. Il ouvre la bouche comme pour avaler la boule.
Un des rеdacteurs tourna la t?te vers lui:
– Dis donc, Forestier, j'en connais un ? vendre, un superbe, en bois des ?les. Il a appartenu ? la reine d'Espagne, ? ce qu'on dit. On en rеclame soixante francs. ?a n'est pas cher.
Forestier demanda:
– O? loge-t-il?
Et comme il avait manquе son trente-septi?me coup, il ouvrit une armoire o? Duroy aper?ut une vingtaine de bilboquets superbes, rangеs et numеrotеs comme des bibelots dans une collection. Puis, ayant posе son instrument ? sa place ordinaire, il rеpеta:
– O? loge-t-il, ce joyau?
Le journaliste rеpondit:
– Chez un marchand de billets du Vaudeville. Je t'apporterai la chose demain, si tu veux.
– Oui, c'est entendu. S'il est vraiment beau, je le prends; on n'a jamais trop de bilboquets.
Puis se tournant vers Duroy:
– Viens avec moi, je vais t'introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu'? sept heures du soir.
Ils retravers?rent le salon d'attente, o? les m?mes personnes demeuraient dans le m?me ordre. D?s que Forestier parut, la jeune femme et la vieille actrice, se levant vivement, vinrent ? lui.
Il les emmena, l'une apr?s l'autre, dans l'embrasure de la fen?tre, et, bien qu'ils prissent soin de causer ? voix basse, Duroy remarqua qu'il les tutoyait l'une et l'autre.
Puis, ayant poussе deux portes capitonnеes, ils pеnеtr?rent chez le directeur.
La confеrence, qui durait depuis une heure, еtait une partie d'еcartе avec quelques-uns de ces messieurs ? chapeaux plats que Duroy avait remarquеs la veille.
M. Walter tenait les cartes et jouait avec une attention concentrеe et des mouvements cauteleux, tandis que son adversaire abattait, relevait, maniait les lеgers cartons coloriеs avec une souplesse, une adresse et une gr?ce de joueur exercе. Norbert de Varenne еcrivait un article, assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, еtendu tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux fermеs.
On sentait l?-dedans le renfermе, le cuir des meubles, le vieux tabac et l'imprimerie; on sentait cette odeur particuli?re des salles de rеdaction que connaissent tous les journalistes.
Sur la table en bois noir aux incrustations de cuivre, un incroyable amas de papier gisait: lettres, cartes, journaux, revues, notes de fournisseurs, imprimеs de toute esp?ce.
Forestier serra les mains des parieurs debout derri?re les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie; puis, d?s que le p?re Walter eut gagnе, il prеsenta:
– Voici mon ami Duroy.
Le directeur considеra brusquement le jeune homme de son coup d'Cil glissе par-dessus le verre des lunettes, puis il demanda:
– M'apportez-vous mon article? ?a irait tr?s bien aujourd'hui, en m?me temps que la discussion Morel.
Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliеes en quatre:
– Voici, monsieur.
Le patron parut ravi, et, souriant:
– Tr?s bien, tr?s bien. Vous ?tes de parole. Il faudra me revoir ?a, Forestier?
Mais Forestier s'empressa de rеpondre:
– Ce n'est pas la peine, monsieur Walter: j'ai fait la chronique avec lui pour lui apprendre le mеtier. Elle est tr?s bonne.
Et le directeur, qui recevait ? prеsent les cartes donnеes par un grand monsieur maigre, un dеputе du centre gauche, ajouta avec indiffеrence:
– C'est parfait, alors.
Forestier ne le laissa pas commencer sa nouvelle partie; et, se baissant vers son oreille:
– Vous savez que vous m'avez promis d'engager Duroy pour remplacer Marambot. Voulez-vous que je le retienne aux m?mes conditions?
– Oui, parfaitement.
Et prenant le bras de son ami, le journaliste l'entra?na pendant que M. Walter se remettait ? jouer.
Norbert de Varenne n'avait pas levе la t?te, il semblait n'avoir pas vu ou reconnu Duroy. Jacques Rival, au contraire, lui avait serrе la main avec une еnergie dеmonstrative et voulue de bon camarade sur qui on peut compter en cas d'affaire.
Ils retravers?rent le salon d'attente, et comme tout le monde levait les yeux, Forestier dit ? la plus jeune des femmes, assez haut pour ?tre entendu des autres patients:
– Le directeur va vous recevoir tout ? l'heure. Il est en confеrence en ce moment avec deux membres de la commission du budget.
Puis il passa vivement, d'un air important et pressе, comme s'il allait rеdiger aussit?t une dеp?che de la plus extr?me gravitе.
D?s qu'ils furent rentrеs dans la salle de rеdaction, Forestier retourna prendre immеdiatement son bilboquet, et, tout en se remettant ? jouer, et en coupant ses phrases pour compter les coups, il dit ? Duroy:
– Voil?. Tu viendras ici tous les jours ? trois heures et je te dirai les courses et les visites qu'il faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirеe, soit dans la matinеe. – Un, – je vais te donner d'abord une lettre d'introduction pour le chef du premier bureau de la prеfecture de police, – deux, – qui te mettra en rapport avec un de ses employеs. Et tu t'arrangeras avec lui pour toutes les nouvelles importantes, – trois, – du service de la prеfecture, les nouvelles officielles et quasi officielles, bien entendu. Pour tout le dеtail, tu t'adresseras ? Saint-Potin, qui est au courant, – quatre, – tu le verras tout ? l'heure ou demain. Il faudra surtout t'accoutumer ? tirer les vers du nez des gens que je t'enverrai voir, – cinq, – et ? pеnеtrer partout malgrе les portes fermеes, – six. – Tu toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe, plus deux sous la ligne pour les еchos intеressants de ton cru, – sept, – plus deux sous la ligne еgalement pour les articles qu'on te commandera sur des sujets divers, – huit.
Puis il ne fit plus attention qu'? son jeu, et il continua ? compter lentement, – neuf, – dix, – onze, – douze, – treize. – Il manqua le quatorzi?me, et, jurant:
– Nom de Dieu de treize; il me porte toujours la guigne, ce bougre-l?. Je mourrai un treize certainement.
Un des rеdacteurs qui avait fini sa besogne prit ? son tour un bilboquet dans l'armoire; c'еtait un tout petit homme qui avait l'air d'un enfant, bien qu'il f?t ?gе de trente-cinq ans; et plusieurs autres journalistes еtant entrеs, ils all?rent l'un apr?s l'autre chercher le joujou qui leur appartenait. Bient?t ils furent six, c?te ? c?te, le dos au mur, qui lan?aient en l'air, d'un mouvement pareil et rеgulier, les boules rouges, jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une lutte s'еtant еtablie, les deux rеdacteurs qui travaillaient encore se lev?rent pour juger les coups.
Forestier gagna de onze points. Alors le petit homme ? l'air enfantin, qui avait perdu, sonna le gar?on de bureau et commanda: «Neuf bocks». Et ils se remirent ? jouer en attendant les rafra?chissements.
Duroy but un verre de bi?re avec ses nouveaux confr?res, puis il demanda ? son ami:
– Que faut-il que je fasse?
L'autre rеpondit:
– Je n'ai rien pour toi aujourd'hui. Tu peux t'en aller si tu veux.
– Et… notre… notre… article… est-ce ce soir qu'il passera?
– Oui, mais ne t'en occupe pas: je corrigerai les еpreuves. Fais la suite pour demain, et viens ici ? trois heures, comme aujourd'hui.
Et Duroy, ayant serrе toutes les mains sans savoir m?me le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le cCur joyeux et l'esprit all?gre.



IV
Georges Duroy dormit mal, tant l'excitait le dеsir de voir imprimе son article. D?s que le jour parut, il fut debout, et il r?dait dans la rue bien avant l'heure o? les porteurs de journaux vont, en courant, de kiosque en kiosque.
Alors il gagna la gare Saint-Lazare, sachant bien que la Vie Fran?aise y arriverait avant de parvenir dans son quartier. Comme il еtait encore trop t?t, il erra sur le trottoir.
Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aper?ut un homme portant sur sa t?te un tas de grands papiers pliеs. Il se prеcipita: c'еtaient le Figaro, le Gil-Blas, le Gaulois, l'Еvеnement, et deux ou trois autres feuilles du matin; mais la Vie Fran?aise n'y еtait pas.
Une peur le saisit: «Si on avait remis au lendemain les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique, ou si, par hasard, la chose n'avait pas plu, au dernier moment, au p?re Walter?»
En redescendant vers le kiosque, il s'aper?ut qu'on vendait le journal, sans qu'il l'e?t vu apporter. Il se prеcipita, le dеplia, apr?s avoir jetе les trois sous, et parcourut les titres de la premi?re page. – Rien. – Son cCur se mit ? battre; il ouvrit la feuille, et il eut une forte еmotion en lisant, au bas d'une colonne en grosses lettres: «Georges Duroy». ?a y еtait! quelle joie!
Il se mit ? marcher, sans penser, le journal ? la main, le chapeau sur le c?tе, avec une envie d'arr?ter les passants pour leur dire: «Achetez ?a – achetez ?a! Il y a un article de moi». Il aurait voulu pouvoir crier de tous ses poumons, comme font certains hommes, le soir, sur les boulevards: «Lisez la Vie Fran?aise, lisez l'article de Georges Duroy: Les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique!» Et, tout ? coup, il еprouva le dеsir de lire lui-m?me cet article, de le lire dans un endroit public, dans un cafе, bien en vue. Et il chercha un еtablissement qui f?t dеj? frеquentе. Il lui fallut marcher longtemps. Il s'assit enfin devant une esp?ce de marchand de vin o? plusieurs consommateurs еtaient dеj? installеs, et il demanda: «Un rhum», comme il aurait demandе: «Une absinthe», sans songer ? l'heure. Puis il appela: «Gar?on, donnez-moi la Vie Fran?aise».
Un homme ? tablier blanc accourut:
– Nous ne l'avons pas, monsieur, nous ne recevons que le Rappel, le Si?cle, la Lanterne, et le Petit Parisien.
Duroy dеclara, d'un ton furieux et indignе:
– En voil? une bo?te! Alors, allez me l'acheter.
Le gar?on y courut, la rapporta. Duroy se mit ? lire son article; et plusieurs fois il dit, tout haut: Tr?s bien, tr?s bien! pour attirer l'attention des voisins et leur inspirer le dеsir de savoir ce qu'il y avait dans cette feuille. Puis il la laissa sur la table en s'en allant. Le patron s'en aper?ut, le rappela:
– Monsieur, monsieur, vous oubliez votre journal!
Et Duroy rеpondit:
– Je vous le laisse, je l'ai lu. Il y a d'ailleurs aujourd'hui, dedans, une chose tr?s intеressante.
Il ne dеsigna pas la chose, mais il vit, en s'en allant, un de ses voisins prendre la Vie Fran?aise sur la table o? il l'avait laissеe.
Il pensa: «Que vais-je faire, maintenant?» Et il se dеcida ? aller ? son bureau toucher son mois et donner sa dеmission. Il tressaillait d'avance de plaisir ? la pensеe de la t?te que feraient son chef et ses coll?gues. L'idеe de l'effarement du chef, surtout, le ravissait.
Il marchait lentement pour ne pas arriver avant neuf heures et demie, la caisse n'ouvrant qu'? dix heures.
Son bureau еtait une grande pi?ce sombre, o? il fallait tenir le gaz allumе presque tout le jour en hiver. Elle donnait sur une cour еtroite, en face d'autres bureaux. Ils еtaient huit employеs l? dedans, plus un sous-chef dans un coin, cachе derri?re un paravent.
Duroy alla d'abord chercher ses cent dix-huit francs vingt-cinq centimes, enfermеs dans une enveloppe jaune et dеposеs dans le tiroir du commis chargе des payements, puis il pеnеtra d'un air vainqueur dans la vaste salle de travail o? il avait dеj? passе tant de jours.
D?s qu'il fut entrе, le sous-chef, M. Potel, l'appela:
– Ah! c'est vous, monsieur Duroy? Le chef vous a dеj? demandе plusieurs fois. Vous savez qu'il n'admet pas qu'on soit malade deux jours de suite sans attestation du mеdecin.
Duroy, qui se tenait debout au milieu du bureau, prеparant son effet, rеpondit d'une voix forte:
– Je m'en fiche un peu, par exemple!
Il y eut parmi les employеs un mouvement de stupеfaction, et la t?te de M. Potel apparut, effarеe, au-dessus du paravent qui l'enfermait comme une bo?te.
Il se barricadait l? dedans, par crainte des courants d'air, car il еtait rhumatisant. Il avait seulement percе deux trous dans le papier pour surveiller son personnel.
On entendait voler les mouches. Le sous-chef, enfin, demanda avec hеsitation:
– Vous avez dit?
– J'ai dit que je m'en fichais un peu. Je ne viens aujourd'hui que pour donner ma dеmission. Je suis entrе comme rеdacteur ? la Vie Fran?aise avec cinq cents francs par mois, plus les lignes. J'y ai m?me dеbutе ce matin.
Il s'еtait pourtant promis de faire durer le plaisir; mais il n'avait pu rеsister ? l'envie de tout l?cher d'un seul coup.
L'effet, du reste, еtait complet. Personne ne bougeait.
Alors Duroy dеclara:
– Je vais prеvenir M. Perthuis, puis je viendrai vous faire mes adieux.
Et il sortit pour aller trouver le chef, qui s'еcria en l'apercevant:
– Ah! vous voil?. Vous savez que je ne veux pas…
L'employе lui coupa la parole:
– Ce n'est pas la peine de gueuler comme ?a…
M. Perthuis, un gros homme rouge comme une cr?te de coq, demeura suffoquе par la surprise.
Duroy reprit:
– J'en ai assez de votre boutique. J'ai dеbutе ce matin dans le journalisme, o? on me fait une tr?s belle position. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
Et il sortit. Il еtait vengе.
Il alla en effet serrer la main de ses anciens coll?gues, qui osaient ? peine lui parler, par peur de se compromettre, car on avait entendu sa conversation avec le chef, la porte еtant restеe ouverte.
Et il se retrouva dans la rue avec son traitement dans sa poche. Il se paya un dеjeuner succulent dans un bon restaurant ? prix modеrеs qu'il connaissait; puis, ayant encore achetе et laissе la Vie Fran?aise sur la table o? il avait mangе, il pеnеtra dans plusieurs magasins o? il acheta de menus objets, rien que pour les faire livrer chez lui et donner son nom: «Georges Duroy».
Il ajoutait: «Je suis le rеdacteur de la Vie Fran?aise.»
Puis il indiquait la rue et le numеro, en ayant soin de stipuler: «Vous laisserez chez le concierge.»
Comme il avait encore du temps, il entra chez un lithographe qui fabriquait des cartes de visite ? la minute, sous les yeux des passants; et il s'en fit faire immеdiatement une centaine, qui portaient, imprimеe sous son nom, sa nouvelle qualitе.
Puis il se rendit au journal.
Forestier le re?ut de haut, comme on re?oit un infеrieur:
– Ah! te voil?, tr?s bien. J'ai justement plusieurs affaires pour toi. Attends-moi dix minutes. Je vais d'abord finir ma besogne.
Et il continua une lettre commencеe. ? l'autre bout de la grande table, un petit homme tr?s p?le, bouffi, tr?s gras, chauve, avec un cr?ne tout blanc et luisant, еcrivait, le nez sur son papier, par suite d'une myopie excessive.
Forestier lui demanda:
– Dis donc, Saint-Potin, ? quelle heure vas-tu interviewer nos gens?
– ? quatre heures.
– Tu emm?neras avec toi le jeune Duroy ici prеsent, et tu lui dеvoileras les arcanes du mеtier.
– C'est entendu.
Puis, se tournant vers son ami, Forestier ajouta:
– As-tu apportе la suite sur l'Algеrie? Le dеbut de ce matin a eu beaucoup de succ?s.
Duroy, interdit, balbutia:
– Non, – j'avais cru avoir le temps dans l'apr?s-midi, – j'ai eu un tas de choses ? faire, – je n'ai pas pu…
L'autre leva les еpaules d'un air mеcontent:
– Si tu n'es pas plus exact que ?a, tu rateras ton avenir, toi. Le p?re Walter comptait sur ta copie. Je vais lui dire que ce sera pour demain. Si tu crois que tu seras payе pour ne rien faire, tu te trompes.
Puis, apr?s un silence, il ajouta:
– On doit battre le fer quand il est chaud, que diable!
Saint-Potin se leva:
– Je suis pr?t, dit-il.
Alors Forestier se renversant sur sa chaise, prit une pose presque solennelle pour donner ses instructions, et, se tournant vers Duroy:
– Voil?. Nous avons ? Paris depuis deux jours le gеnеral chinois Li-Theng-Fao, descendu au Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao Pali, descendu ? l'H?tel Bristol. Vous allez leur prendre une conversation.
Puis, se tournant vers Saint-Potin:
– N'oublie point les principaux points que je t'ai indiquеs. Demande au gеnеral et au rajah leur opinion sur les menеes de l'Angleterre dans l'Extr?me-Orient, leurs idеes sur son syst?me de colonisation et de domination, leurs espеrances relatives ? l'intervention de l'Europe, et de la France en particulier, dans leurs affaires.
Il se tut, puis il ajouta, parlant ? la cantonade:
– Il sera on ne peut plus intеressant pour nos lecteurs de savoir en m?me temps ce qu'on pense en Chine et dans les Indes sur ces questions, qui passionnent si fort l'opinion publique en ce moment.
Il ajouta, pour Duroy:
– Observe comment Saint-Potin s'y prendra, c'est un excellent reporter, et t?che d'apprendre les ficelles pour vider un homme en cinq minutes.
Puis il recommen?a ? еcrire avec gravitе, avec l'intention еvidente de bien еtablir les distances, de bien mettre ? sa place son ancien camarade et nouveau confr?re.
D?s qu'ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit ? rire et dit ? Duroy:
– En voil? un faiseur! Il nous la fait ? nous-m?mes. On dirait vraiment qu'il nous prend pour ses lecteurs.
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le reporter demanda:
– Buvez-vous quelque chose?
– Oui, volontiers. Il fait tr?s chaud.
Ils entr?rent dans un cafе et se firent servir des boissons fra?ches. Et Saint-Potin se mit ? parler. Il parla de tout le monde et du journal avec une profusion de dеtails surprenants.
– Le patron? Un vrai juif! Et vous savez, les juifs, on ne les changera jamais. Quelle race!
Et il cita des traits еtonnants d'avarice, de cette avarice particuli?re aux fils d'Isra?l, des еconomies de dix centimes, des marchandages de cuisini?re, des rabais honteux demandеs et obtenus, toute une mani?re d'?tre d'usurier, de pr?teur ? gages.
– Et avec ?a, pourtant, un bon zig qui ne croit ? rien et roule tout le monde. Son journal, qui est officieux, catholique, libеral, rеpublicain, orlеaniste, tarte ? la cr?me et boutique ? treize, n'a еtе fondе que pour soutenir ses opеrations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ?a il est tr?s fort, et il gagne des millions au moyen de sociеtеs qui n'ont pas quatre sous de capital…
Il allait toujours, appelant Duroy «mon cher ami».
– Et il a des mots ? la Balzac, ce grigou. Figurez-vous que, l'autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec cette antique bedole de Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arrive, avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette serviette que tout Paris conna?t. Walter leva le nez et demanda: «Quoi de neuf?»
Montelin rеpondit avec na?vetе: «Je viens de payer les seize mille francs que nous devions au marchand de papier.»
Le patron fit un bond, un bond еtonnant.
– Vous dites?
– Que je viens de payer M. Privas.
– Mais vous ?tes fou!
– Pourquoi?
– Pourquoi… pourquoi… pourquoi…
Il ?ta ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d'un dr?le de sourire qui court autour de ses grosses joues chaque fois qu'il va dire quelque chose de malin ou de fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, il pronon?a: «Pourquoi? Parce que nous pouvions obtenir l?-dessus une rеduction de quatre ? cinq mille francs.»
Montelin, еtonnе, reprit: «Mais, monsieur le directeur, tous les comptes еtaient rеguliers, vеrifiеs par moi et approuvеs par vous…»
Alors le patron, redevenu sеrieux, dеclara: «On n'est pas na?f comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu'il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger.»
Et Saint-Potin ajouta, avec un hochement de t?te de connaisseur:
– Hein? Est-il ? la Balzac, celui-l??
Duroy n'avait pas lu Balzac, mais il rеpondit avec conviction:
– Bigre, oui.
Puis le reporter parla de Mme Walter, une grande dinde, de Norbert de Varenne, un vieux ratе, de Rival, une ressucеe de Fervacques. Puis il en vint ? Forestier:
– Quant ? celui-l?, il a de la chance d'avoir еpousе sa femme, voil? tout.
Duroy demanda:
– Qu'est-ce au juste que sa femme?
Saint-Potin se frotta les mains:
– Oh! une rouеe, une fine mouche. C'est la ma?tresse d'un vieux viveur nommе Vaudrec, le comte de Vaudrec, qui l'a dotеe et mariеe…
Duroy sentit brusquement une sensation de froid, une sorte de crispation nerveuse, un besoin d'injurier et de gifler ce bavard. Mais il l'interrompit simplement pour lui demander:
– C'est votre nom, Saint-Potin?
L'autre rеpondit avec simplicitе:
– Non, je m'appelle Thomas. C'est au journal qu'on m'a surnommе Saint-Potin.
Et Duroy, payant les consommations, reprit:
– Mais il me semble qu'il est tard et que nous avons deux nobles seigneurs ? visiter.
Saint-Potin se mit ? rire:
– Vous ?tes encore na?f, vous! Alors vous croyez comme ?a que je vais aller demander ? ce Chinois et ? cet Indien ce qu'ils pensent de l'Angleterre? Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de la Vie Fran?aise. J'en ai dеj? interviewе cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils rеpondent tous la m?me chose, d'apr?s moi. Je n'ai qu'? reprendre mon article sur le dernier venu et ? le copier mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c'est leur t?te, leur nom, leurs titres, leur ?ge, leur suite. Oh! l?-dessus, il ne faut pas d'erreur, parce que je serais relevе raide par le Figaro ou le Gaulois. Mais sur ce sujet le concierge de l'h?tel Bristol et celui du Continental m'auront renseignе en cinq minutes. Nous irons ? pied jusque-l? en fumant un cigare. Total: cent sous de voiture ? rеclamer au journal. Voil?, mon cher, comment on s'y prend quand on est pratique.
Duroy demanda:
– ?a doit rapporter bon d'?tre reporter dans ces conditions-l??
Le journaliste rеpondit avec myst?re:
– Oui, mais rien ne rapporte autant que les еchos, ? cause des rеclames dеguisеes.
Ils s'еtaient levеs et suivaient le boulevard, vers la Madeleine. Et Saint-Potin, tout ? coup, dit ? son compagnon:
– Vous savez, si vous avez ? faire quelque chose, je n'ai pas besoin de vous, moi.
Duroy lui serra la main, et s'en alla.
L'idеe de son article ? еcrire dans la soirеe le tracassait, et il se mit ? y songer. Il emmagasina des idеes, des rеflexions, des jugements, des anecdotes, tout en marchant, et il monta jusqu'au bout de l'avenue des Champs-Еlysеes, o? on ne voyait que de rares promeneurs, Paris еtant vide par ces jours de chaleur.
Ayant d?nе chez un marchand de vin aupr?s de l'Arc de triomphe de l'Еtoile, il revint lentement ? pied chez lui par les boulevards extеrieurs, et il s'assit devant sa table pour travailler.
Mais d?s qu'il eut sous les yeux la grande feuille de papier blanc, tout ce qu'il avait amassе de matеriaux s'envola de son esprit, comme si sa cervelle se f?t еvaporеe. Il essayait de ressaisir des bribes de souvenirs et de les fixer: ils lui еchappaient ? mesure qu'il les reprenait, ou bien ils se prеcipitaient p?le-m?le, et il ne savait comment les prеsenter, les habiller, ni par lequel commencer.
Apr?s une heure d'efforts et cinq pages de papier noircies par des phrases de dеbut qui n'avaient point de suite, il se dit: «Je ne suis pas encore assez rompu au mеtier. Il faut que je prenne une nouvelle le?on.» Et tout de suite la perspective d'une autre matinеe de travail avec Mme Forestier, l'espoir de ce long t?te-?-t?te intime, cordial, si doux, le firent tressaillir de dеsir. Il se coucha bien vite, ayant presque peur ? prеsent de se remettre ? la besogne et de rеussir tout ? coup.
Il ne se leva, le lendemain, qu'un peu tard, еloignant et savourant d'avance le plaisir de cette visite.
Il еtait dix heures passеes quand il sonna chez son ami.
Le domestique rеpondit:
– C'est que monsieur est en train de travailler.
Duroy n'avait point songе que le mari pouvait ?tre l?. Il insista cependant:
– Dites-lui que c'est moi, pour une affaire pressante.
Apr?s cinq minutes d'attente, on le fit entrer dans le cabinet o? il avait passе une si bonne matinеe.
? la place occupеe par lui, Forestier maintenant еtait assis et еcrivait, en robe de chambre, les pieds dans ses pantoufles, la t?te couverte d'une petite toque anglaise; tandis que sa femme, enveloppеe du m?me peignoir blanc, et accoudеe ? la cheminеe, dictait, une cigarette ? la bouche.
Duroy, s'arr?tant sur le seuil, murmura:
– Je vous demande bien pardon; je vous dеrange?
Et son ami, ayant tournе la t?te, une t?te furieuse, grogna:
– Qu'est-ce que tu veux encore? Dеp?che-toi, nous sommes pressеs.
L'autre, interdit, balbutiait:
– Non, ce n'est rien, pardon.
Mais Forestier, se f?chant:
– Allons, sacrebleu! ne perds pas de temps; tu n'as pourtant pas forcе ma porte pour le plaisir de nous dire bonjour.
Alors Duroy, fort troublе, se dеcida:
– Non… voil?… c'est que… je n'arrive pas encore ? faire mon article… et tu as еtе… vous avez еtе si… si… si gentils la derni?re fois que… que j'espеrais… que j'ai osе venir…
Forestier lui coupa la parole:
– Tu te fiches du monde, ? la fin! Alors tu t'imagines que je vais faire ton mеtier, et que tu n'auras qu'? passer ? la caisse au bout du mois. Non! Elle est bonne, celle-l?!
La jeune femme continuait ? fumer, sans dire un mot, souriant toujours d'un vague sourire qui semblait un masque aimable sur l'ironie de sa pensеe.
Et Duroy, rougissant, bеgayait:
– Excusez-moi… j'avais cru… j'avais pensе…
Puis brusquement, d'une voix claire:
– Je vous demande mille fois pardon, madame, en vous adressant encore mes remerciements les plus vifs pour la chronique si charmante que vous m'avez faite hier.
Puis il dit ? Charles: «Je serai ? trois heures au journal,» et il sortit.
Il retourna chez lui, ? grands pas, en grommelant: «Eh bien, je m'en vais la faire celle-l?, et tout seul, et ils verront…»
? peine rentrе, la col?re l'excitant, il se mit ? еcrire.
Il continua l'aventure commencеe par Mme Forestier, accumulant des dеtails de roman-feuilleton, des pеripеties surprenantes et des descriptions ampoulеes, avec une maladresse de style de collеgien et des formules de sous-officier. En une heure, il eut terminе une chronique qui ressemblait ? un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, ? la Vie Fran?aise.
La premi?re personne qu'il rencontra fut Saint-Potin qui, lui serrant la main avec une еnergie de complice, demanda:
– Vous avez lu ma conversation avec le Chinois et avec l'Hindou. Est-ce assez dr?le? ?a a amusе tout Paris. Et je n'ai pas vu seulement le bout de leur nez.
Duroy, qui n'avait rien lu, prit aussit?t le journal, et il parcourut de l'Cil un long article intitulе «Inde et Chine», pendant que le reporter lui indiquait et soulignait les passages les plus intеressants.
Forestier survint, soufflant, pressе, l'air effarе:
– Ah bon, j'ai besoin de vous deux.
Et il leur indiqua une sеrie d'informations politiques qu'il fallait se procurer pour le soir m?me.
Duroy lui rendit son article.
– Voici la suite sur l'Algеrie.
– Tr?s bien, donne: je vais la remettre au patron.
Ce fut tout.
Saint-Potin entra?na son nouveau confr?re, et lorsqu'ils furent dans le corridor, il lui dit:
– Avez-vous passе ? la caisse?
– Non. Pourquoi?
– Pourquoi? Pour vous faire payer. Voyez-vous, il faut toujours prendre un mois d'avance. On ne sait pas ce qui peut arriver.
– Mais… je ne demande pas mieux.
– Je vais vous prеsenter au caissier. Il ne fera point de difficultеs. On paye bien ici.
Et Duroy alla toucher ses deux cents francs, plus vingt-huit francs pour son article de la veille, qui, joints ? ce qui lui restait de son traitement du chemin de fer, lui faisaient trois cent quarante francs en poche.
Jamais il n'avait tenu pareille somme, et il se crut riche pour des temps indеfinis.
Puis Saint-Potin l'emmena bavarder dans les bureaux de quatre ou cinq feuilles rivales, espеrant que les nouvelles qu'on l'avait chargе de recueillir avaient еtе prises dеj? par d'autres, et qu'il saurait bien les leur souffler, gr?ce ? l'abondance et ? l'astuce de sa conversation.
Le soir venu, Duroy, qui n'avait plus rien ? faire, songea ? retourner aux Folies-Berg?re, et, payant d'audace, il se prеsenta au contr?le:
– Je m'appelle Georges Duroy, rеdacteur ? la Vie Fran?aise. Je suis venu l'autre jour avec M. Forestier, qui m'avait promis de demander mes entrеes. Je ne sais s'il y a songе.
On consulta un registre. Son nom ne s'y trouvait pas inscrit. Cependant le contr?leur, homme tr?s affable, lui dit:
– Entrez toujours, monsieur, et adressez vous-m?me votre demande ? M. le directeur, qui y fera droit assurеment.
Il entra, et presque aussit?t il rencontra Rachel, la femme emmenеe le premier soir.
Elle vint ? lui:
– Bonjour, mon chat. Tu vas bien?
– Tr?s bien, et toi?
– Moi, pas mal. Tu ne sais pas, j'ai r?vе deux fois de toi depuis l'autre jour.
Duroy sourit, flattе:
– Ah! ah! et qu'est-ce que ?a prouve?
– ?a prouve que tu m'as plu, gros serin, et que nous recommencerons quand ?a te dira.
– Aujourd'hui si tu veux.
– Oui, je veux bien.
– Bon, mais еcoute…
Il hеsitait, un peu confus de ce qu'il allait faire:
– C'est que, cette fois, je n'ai pas le sou: je viens du cercle, o? j'ai tout claquе.
Elle le regardait au fond des yeux, flairant le mensonge avec son instinct et sa pratique de fille habituеe aux roueries et aux marchandages des hommes. Elle dit:
– Blagueur! Tu sais, ?a n'est pas gentil avec moi cette mani?re-l?.
Il eut un sourire embarrassе:
– Si tu veux dix francs, c'est tout ce qui me reste.
Elle murmura avec un dеsintеressement de courtisane qui se paie un caprice:
– Ce qui te plaira, mon chеri: je ne veux que toi.
Et levant ses yeux sеduits vers la moustache du jeune homme, elle prit son bras et s'appuya dessus amoureusement:
– Allons boire une grenadine d'abord. Et puis nous ferons un tour ensemble. Moi je voudrais aller ? l'Opеra, comme ?a, avec toi, pour te montrer. Et puis nous rentrerons de bonne heure, n'est-ce pas?
….
Il dormit tard chez cette fille. Il faisait jour quand il sortit, et la pensеe lui vint aussit?t d'acheter la Vie Fran?aise. Il ouvrit le journal d'une main fiеvreuse; sa chronique n'y еtait pas; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l'Cil les colonnes imprimеes avec l'espoir d'y trouver, enfin, ce qu'il cherchait.
Quelque chose de pesant tout ? coup accablait son cCur, car, apr?s la fatigue d'une nuit d'amour, cette contrariеtе tombant sur sa lassitude avait le poids d'un dеsastre.
Il remonta chez lui et s'endormit tout habillе sur son lit.
En entrant quelques heures plus tard dans les bureaux de la rеdaction, il se prеsenta devant M. Walter:
– J'ai еtе tout surpris ce matin, monsieur, de ne pas trouver mon second article sur l'Algеrie.
Le directeur leva la t?te, et d'une voix s?che:
– Je l'ai donnе ? votre ami Forestier, en le priant de le lire; il ne l'a pas trouvе suffisant: il faudra me le refaire.
Duroy, furieux, sortit sans rеpondre un mot, et, pеnеtrant brusquement dans le cabinet de son camarade:
– Pourquoi n'as-tu pas fait para?tre, ce matin, ma chronique?
Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de son fauteuil et les pieds sur sa table, salissant de ses talons un article commencе. Il articula tranquillement avec un son de voix ennuyе et lointain, comme s'il parlait du fond d'un trou:
– Le patron l'a trouvе mauvais, et m'a chargе de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voil?.
Et il indiquait du doigt les feuilles dеpliеes sous un presse-papier.
Duroy, confondu, ne trouva rien ? dire, et, comme il mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit:
– Aujourd'hui tu vas te rendre d'abord ? la prеfecture…
Et il indiqua une sеrie de courses d'affaires, de nouvelles ? recueillir. Duroy s'en alla, sans avoir pu dеcouvrir le mot mordant qu'il cherchait.
Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de nouveau. L'ayant refait une troisi?me fois, et le voyant refusе, il comprit qu'il allait trop vite et que la main de Forestier pouvait seule l'aider dans sa route.
Il ne parla donc plus des Souvenirs d'un chasseur d'Afrique, en se promettant d'?tre souple et rusе, puisqu'il le fallait, et de faire, en attendant mieux, son mеtier de reporter avec z?le.
Il connut les coulisses des thе?tres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d'Еtat et de la Chambre des dеputеs, les figures importantes des attachеs de cabinet et les mines renfrognеes des huissiers endormis.
Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des gеnеraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des еv?ques, des proxеn?tes, des rastaquou?res, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des gar?ons de cafе et bien d'autres, еtant devenu l'ami intеressе et indiffеrent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant ? la m?me mesure, les jugeant avec le m?me Cil, ? force de les voir tous les jours, ? toute heure, sans transition d'esprit, et de parler avec eux tous des m?mes affaires concernant son mеtier. Il se comparait lui-m?me ? un homme qui go?terait, coup sur coup, les еchantillons de tous les vins, et ne distinguerait bient?t plus le ch?teau-margaux de l'argenteuil.
Il devint en peu de temps un remarquable reporter, s?r de ses informations, rusе, rapide, subtil, une vraie valeur pour le journal, comme disait le p?re Walter, qui s'y connaissait en rеdacteurs.
Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de cafе, la vie de restaurant co?te cher, il n'avait jamais le sou et se dеsolait de sa mis?re.
C'est un truc ? saisir, pensait-il, en voyant certains confr?res aller la poche pleine d'or, sans jamais comprendre quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il soup?onnait avec envie des procеdеs inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptеe et consentie. Or, il lui fallait pеnеtrer le myst?re, entrer dans l'association tacite, s'imposer aux camarades qui partageaient sans lui.
Et il r?vait souvent le soir, en regardant de sa fen?tre passer les trains, aux procеdеs qu'il pourrait employer.



V
Deux mois s'еtaient еcoulеs; on touchait ? septembre, et la fortune rapide que Duroy avait espеrеe lui semblait bien longue ? venir. Il s'inquiеtait surtout de la mеdiocritе morale de sa situation et ne voyait pas par quelle voie il escaladerait les hauteurs o? l'on trouve la considеration, la puissance et l'argent.
Il se sentait enfermе dans ce mеtier mеdiocre de reporter, murе l?-dedans ? n'en pouvoir sortir. On l'apprеciait, mais on l'estimait selon son rang. Forestier m?me, ? qui il rendait mille services, ne l'invitait plus ? d?ner, le traitait en tout comme un infеrieur, bien qu'il le tutoy?t comme un ami.
De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une occasion, pla?ait un bout d'article, et ayant acquis par ses еchos une souplesse de plume et un tact qui lui manquaient lorsqu'il avait еcrit sa seconde chronique sur l'Algеrie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser ses actualitеs. Mais de l? ? faire des chroniques au grе de sa fantaisie ou ? traiter, en juge, les questions politiques, il y avait autant de diffеrence qu'? conduire dans les avenues du Bois, еtant cocher, ou ? conduire еtant ma?tre. Ce qui l'humiliait surtout, c'еtait de sentir fermеes les portes du monde, de n'avoir pas de relations ? traiter en еgal, de ne pas entrer dans l'intimitе des femmes, bien que plusieurs actrices connues l'eussent parfois accueilli avec une familiaritе intеressеe.
Il savait d'ailleurs, par expеrience, qu'elles еprouvaient pour lui, toutes, mondaines ou cabotines, un entra?nement singulier, une sympathie instantanеe, et il ressentait, de ne point conna?tre celles dont pourrait dеpendre son avenir, une impatience de cheval entravе.
Bien souvent il avait songе ? faire une visite ? Mme Forestier; mais la pensеe de leur derni?re rencontre l'arr?tait, l'humiliait, et il attendait, en outre, d'y ?tre engagе par le mari. Alors le souvenir lui vint de Mme de Marelle, et, se rappelant qu'elle l'avait priе de la venir voir, il se prеsenta chez elle un apr?s-midi qu'il n'avait rien ? faire. «J'y suis toujours jusqu'? trois heures,» avait-elle dit.
Il sonnait ? sa porte ? deux heures et demie.
Elle habitait rue de Verneuil, au quatri?me.
Au bruit du timbre, une bonne vint ouvrir, une petite servante dеpeignеe qui nouait son bonnet en rеpondant:
– Oui, madame est l?, mais je ne sais pas si elle est levеe.
Et elle poussa la porte du salon qui n'еtait point fermеe.
Duroy entra. La pi?ce еtait assez grande, peu meublеe et d'aspect nеgligе. Les fauteuils, dеfra?chis et vieux, s'alignaient le long des murs, selon l'ordre еtabli par la domestique, car on ne sentait en rien le soin еlеgant d'une femme qui aime le chez soi. Quatre pauvres tableaux, reprеsentant une barque sur un fleuve, un navire sur la mer, un moulin dans une plaine et un b?cheron dans un bois, pendaient au milieu des quatre panneaux, au bout de cordons inеgaux, et tous les quatre accrochеs de travers. On devinait que depuis longtemps ils restaient penchеs ainsi sous l'Cil nеgligent d'une indiffеrente.
Duroy s'assit et attendit. Il attendit longtemps. Puis une porte s'ouvrit, et Mme de Marelle entra en courant, v?tue d'un peignoir japonais en soie rose o? еtaient brodеs des paysages d'or, des fleurs bleues et des oiseaux blancs, et elle s'еcria:
– Figurez-vous que j'еtais encore couchеe. Que c'est gentil ? vous de venir me voir! J'еtais persuadеe que vous m'aviez oubliеe.
Elle tendit ses deux mains d'un geste ravi, et Duroy, que l'aspect mеdiocre de l'appartement mettait ? son aise, les ayant prises, en baisa une, comme il avait vu faire ? Norbert de Varenne.
Elle le pria de s'asseoir; puis, le regardant des pieds ? la t?te:
– Comme vous ?tes changе! Vous avez gagnе de l'air. Paris vous fait du bien. Allons, racontez-moi les nouvelles.
Et ils se mirent ? bavarder tout de suite, comme s'ils eussent еtе d'anciennes connaissances, sentant na?tre entre eux une familiaritе instantanеe, sentant s'еtablir un de ces courants de confiance, d'intimitе et d'affection qui font amis, en cinq minutes, deux ?tres de m?me caract?re et de m?me race.
Tout ? coup, la jeune femme s'interrompit, et s'еtonnant:
– C'est dr?le comme je suis avec vous. Il me semble que je vous connais depuis dix ans. Nous deviendrons, sans doute, bons camarades. Voulez-vous?
Il rеpondit: «Mais, certainement,» avec un sourire qui en disait plus.
Il la trouvait tout ? fait tentante, dans son peignoir еclatant et doux, moins fine que l'autre dans son peignoir blanc, moins chatte, moins dеlicate, mais plus excitante, plus poivrеe.
Quand il sentait pr?s de lui Mme Forestier, avec son sourire immobile et gracieux qui attirait et arr?tait en m?me temps, qui semblait dire: «Vous me plaisez» et aussi: «Prenez garde», dont on ne comprenait jamais le sens vеritable, il еprouvait surtout le dеsir de se coucher ? ses pieds, ou de baiser la fine dentelle de son corsage et d'aspirer lentement l'air chaud et parfumе qui devait sortir de l?, glissant entre les seins. Aupr?s de Mme de Marelle, il sentait en lui un dеsir plus brutal, plus prеcis, un dеsir qui frеmissait dans ses mains devant les contours soulevеs de la soie lеg?re.
Elle parlait toujours, semant en chaque phrase cet esprit facile dont elle avait pris l'habitude, comme un ouvrier saisit le tour de main qu'il faut pour accomplir une besogne rеputеe difficile et dont s'еtonnent les autres. Il l'еcoutait, pensant: «C'est bon ? retenir tout ?a. On еcrirait des chroniques parisiennes charmantes en la faisant bavarder sur les еvеnements du jour.»
Mais on frappa doucement, tout doucement ? la porte par laquelle elle еtait venue; et elle cria:
– Tu peux entrer, mignonne.
La petite fille parut, alla droit ? Duroy et lui tendit la main.
La m?re, еtonnеe, murmura:
– Mais c'est une conqu?te. Je ne la reconnais plus.
Le jeune homme, ayant embrassе l'enfant, la fit asseoir ? c?tе de lui, et lui posa, avec un air sеrieux, des questions gentilles sur ce qu'elle avait fait depuis qu'ils ne s'еtaient vus. Elle rеpondait de sa petite voix de fl?te, avec son air grave de grande personne.
La pendule sonna trois heures. Le journaliste se leva.
– Venez souvent, demanda Mme de Marelle, nous bavarderons comme aujourd'hui, vous me ferez toujours plaisir. Mais pourquoi ne vous voit-on plus chez les Forestier?
Il rеpondit:
– Oh! pour rien. J'ai eu beaucoup ? faire. J'esp?re bien que nous nous y retrouverons un de ces jours.
Et il sortit le cCur plein d'espoir, sans savoir pourquoi.
Il ne parla pas ? Forestier de cette visite.
Mais il en garda le souvenir, les jours suivants, plus que le souvenir, une sorte de sensation de la prеsence irrеelle et persistante de cette femme. Il lui semblait avoir pris quelque chose d'elle, l'image de son corps restеe dans ses yeux et la saveur de son ?tre moral restеe en son cCur. Il demeurait sous l'obsession de son image, comme il arrive quelquefois quand on a passе des heures charmantes aupr?s d'un ?tre. On dirait qu'on subit une possession еtrange, intime, confuse, troublante et exquise, parce qu'elle est mystеrieuse.
Il fit une seconde visite au bout de quelques jours.
La bonne l'introduisit dans le salon, et Laurine parut aussit?t. Elle tendit, non plus sa main, mais son front, et dit:
– Maman m'a chargеe de vous prier de l'attendre. Elle en a pour un quart d'heure, parce qu'elle n'est pas habillеe. Je vous tiendrai compagnie.
Duroy, qu'amusaient les mani?res cеrеmonieuses de la fillette, rеpondit:
– Parfaitement, mademoiselle, je serai enchantе de passer un quart d'heure avec vous; mais je vous prеviens que je ne suis point sеrieux du tout, moi, je joue toute la journеe; je vous propose donc de faire une partie de chat perchе.
La gamine demeura saisie, puis elle sourit, comme aurait fait une femme, de cette idеe qui la choquait un peu et l'еtonnait aussi; et elle murmura:
– Les appartements ne sont pas faits pour jouer.
Il reprit:
– ?a m'est еgal. Moi je joue partout. Allons, attrapez-moi.
Et il se mit ? tourner autour de la table, en l'excitant ? le poursuivre, tandis qu'elle s'en venait derri?re lui, souriant toujours avec une sorte de condescendance polie, et еtendant parfois la main pour le toucher, mais sans s'abandonner jusqu'? courir.
Il s'arr?tait, se baissait, et lorsqu'elle approchait, de son petit pas hеsitant, il sautait en l'air comme les diables enfermеs en des bo?tes, puis il s'еlan?ait d'une enjambеe ? l'autre bout du salon. Elle trouvait ?a dr?le, finissait par rire, et, s'animant, commen?ait ? trottiner derri?re lui, avec de lеgers cris joyeux et craintifs, quand elle avait cru le saisir. Il dеpla?ait les chaises, en faisait des obstacles, la for?ait ? pivoter pendant une minute autour de la m?me, puis, quittant celle-l?, en saisissait une autre. Laurine courait maintenant, s'abandonnait tout ? fait au plaisir de ce jeu nouveau et, la figure rose, elle se prеcipitait d'un grand еlan d'enfant ravie, ? chacune des fuites, ? chacune des ruses, ? chacune des feintes de son compagnon.
Brusquement, comme elle s'imaginait l'atteindre, il la saisit dans ses bras, et, l'еlevant jusqu'au plafond, il cria:
– Chat perchе!
La fillette enchantеe agitait ses jambes pour s'еchapper et riait de tout son cCur.
Mme de Marelle entra et, stupеfaite:
– Ah! Laurine… Laurine qui joue… Vous ?tes un ensorceleur, monsieur.
Il reposa par terre la gamine, baisa la main de la m?re, et ils s'assirent, l'enfant entre eux. Ils voulurent causer; mais Laurine, grisеe, si muette d'ordinaire, parlait tout le temps, et il fallut l'envoyer ? sa chambre.
Elle obеit sans rеpondre, mais avec des larmes dans les yeux.
D?s qu'ils furent seuls, Mme de Marelle baissa la voix:
– Vous ne savez pas, j'ai un grand projet, et j'ai pensе ? vous. Voil?: comme je d?ne toutes les semaines chez les Forestier, je leur rends ?a, de temps en temps, dans un restaurant. Moi, je n'aime pas ? avoir du monde chez moi, je ne suis pas organisеe pour ?a, et, d'ailleurs, je n'entends rien aux choses de la maison, rien ? la cuisine, rien ? rien. J'aime vivre ? la diable. Donc je les re?ois de temps en temps au restaurant, mais ?a n'est pas gai quand nous ne sommes que nous trois, et mes connaissances ? moi ne vont gu?re avec eux. Je vous dis ?a pour vous expliquer une invitation peu rеguli?re. Vous comprenez, n'est-ce pas, que je vous demande d'?tre des n?tres samedi, au Cafе Riche, sept heures et demie. Vous connaissez la maison?
Il accepta avec bonheur. Elle reprit:
– Nous serons tous les quatre seulement, une vraie partie carrеe. C'est tr?s amusant ces petites f?tes-l?, pour nous autres femmes qui n'y sommes pas habituеes.
Elle portait une robe marron foncе, qui moulait sa taille, ses hanches, sa gorge, ses bras d'une fa?on provocante et coquette; et Duroy еprouvait un еtonnement confus, presque une g?ne dont il ne saisissait pas bien la cause, du dеsaccord de cette еlеgance soignеe et raffinеe avec l'insouci visible pour le logis qu'elle habitait.
Tout ce qui v?tait son corps, tout ce qui touchait intimement et directement sa chair, еtait dеlicat et fin, mais ce qui l'entourait ne lui importait plus.
Il la quitta, gardant, comme l'autre fois, la sensation de sa prеsence continuеe dans une sorte d'hallucination de ses sens. Et il attendit le jour du d?ner avec une impatience grandissante.
Ayant louе pour la seconde fois un habit noir, ses moyens ne lui permettant point encore d'acheter un costume de soirеe, il arriva le premier au rendez-vous, quelques minutes avant l'heure.
On le fit monter au second еtage, et on l'introduisit dans un petit salon de restaurant, tendu de rouge et ouvrant sur le boulevard son unique fen?tre.
Une table carrеe, de quatre couverts, еtalait sa nappe blanche, si luisante qu'elle semblait vernie; et les verres, l'argenterie, le rеchaud brillaient gaiement sous la flamme de douze bougies portеes par deux hauts candеlabres.
Au dehors on apercevait une grande tache d'un vert clair que faisaient les feuilles d'un arbre, еclairеes par la lumi?re vive des cabinets particuliers.
Duroy s'assit sur un canapе tr?s bas, rouge comme les tentures des murs, et dont les ressorts fatiguеs, s'enfon?ant sous lui, lui donn?rent la sensation de tomber dans un trou. Il entendait dans toute cette vaste maison une rumeur confuse, ce bruissement des grands restaurants fait du bruit des vaisselles et des argenteries heurtеes, du bruit des pas rapides des gar?ons adouci par le tapis des corridors, du bruit des portes un moment ouvertes et qui laissent еchapper le son des voix de tous ces еtroits salons o? sont enfermеs des gens qui d?nent. Forestier entra et lui serra la main avec une familiaritе cordiale, qu'il ne lui tеmoignait jamais dans les bureaux de la Vie Fran?aise.
– Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-il; c'est tr?s gentil ces d?ners-l?!
Puis il regarda la table, fit еteindre tout ? fait un bec de gaz qui br?lait en veilleuse, ferma un battant de la fen?tre, ? cause du courant d'air, et choisit sa place bien ? l'abri, en dеclarant:
– Il faut que je fasse grande attention; j'ai еtе mieux pendant un mois, et me voici repris depuis quelques jours. J'aurai attrapе froid mardi en sortant du thе?tre.
On ouvrit la porte et deux jeunes femmes parurent, suivies d'un ma?tre d'h?tel, voilеes, cachеes, discr?tes, avec cette allure de myst?re charmant qu'elles prennent en ces endroits o? les voisinages et les rencontres sont suspects.
Comme Duroy saluait Mme Forestier, elle le gronda fort de n'?tre pas revenu la voir; puis elle ajouta, avec un sourire, vers son amie:
– C'est ?a, vous me prеfеrez Mme de Marelle, vous trouvez bien le temps pour elle.
Puis on s'assit, et le ma?tre d'h?tel ayant prеsentе ? Forestier la carte des vins, Mme de Marelle s'еcria:
– Donnez ? ces messieurs ce qu'ils voudront; quant ? nous, du champagne frappе, du meilleur, du champagne doux par exemple, rien autre chose.
Et l'homme еtant sorti, elle annon?a avec un rire excitе:
– Je veux me pocharder ce soir, nous allons faire une noce, une vraie noce.
Forestier, qui paraissait n'avoir pas entendu, demanda:
– Cela ne vous ferait-il rien qu'on ferm?t la fen?tre? j'ai la poitrine un peu prise depuis quelques jours.
– Non, rien du tout.
Il alla donc pousser le battant restе entr'ouvert et il revint s'asseoir avec un visage rassеrеnе, tranquillisе.
Sa femme ne disait rien, paraissait absorbеe; et, les yeux baissеs vers la table, elle souriait aux verres, de ce sourire vague qui semblait promettre toujours pour ne jamais tenir.
Les hu?tres d'Ostende furent apportеes, mignonnes et grasses, semblables ? de petites oreilles enfermеes en des coquilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salеs.
Puis, apr?s le potage, on servit une truite rose comme de la chair de jeune fille; et les convives commenc?rent ? causer.
On parla d'abord d'un cancan qui courait les rues, l'histoire d'une femme du monde surprise, par un ami de son mari, soupant avec un prince еtranger en cabinet particulier.
Forestier riait beaucoup de l'aventure; les deux femmes dеclaraient que le bavard indiscret n'еtait qu'un goujat et qu'un l?che. Duroy fut de leur avis et proclama bien haut qu'un homme a le devoir d'apporter en ces sortes d'affaires, qu'il soit acteur, confident ou simple tеmoin, un silence de tombeau. Il ajouta:
– Comme la vie serait pleine de choses charmantes si nous pouvions compter sur la discrеtion absolue les uns des autres. Ce qui arr?te souvent, bien souvent, presque toujours les femmes, c'est la peur du secret dеvoilе.
Puis il ajouta, souriant:
– Voyons, n'est-ce pas vrai? Combien y en a-t-il qui s'abandonneraient ? un rapide dеsir, au caprice brusque et violent d'une heure, ? une fantaisie d'amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrеmеdiable et par des larmes douloureuses un court et lеger bonheur!
Il parlait avec une conviction contagieuse, comme s'il avait plaidе une cause, sa cause, comme s'il e?t dit: «Ce n'est pas avec moi qu'on aurait ? craindre de pareils dangers. Essayez pour voir.»
Elles le contemplaient toutes les deux, l'approuvant du regard, trouvant qu'il parlait bien et juste, confessant par leur silence ami que leur morale inflexible de Parisienne n'aurait pas tenu longtemps devant la certitude du secret.
Et Forestier, presque couchе sur le canapе, une jambe repliеe sous lui, la serviette glissеe dans son gilet pour ne point maculer son habit, dеclara tout ? coup, avec un rire convaincu de sceptique:
– Sacristi oui, on s'en paierait si on еtait s?r du silence. Bigre de bigre! les pauvres maris!
Et on se mit ? parler d'amour. Sans l'admettre еternel, Duroy le comprenait durable, crеant un lien, une amitiе tendre, une confiance! L'union des sens n'еtait qu'un sceau ? l'union des cCurs. Mais il s'indignait des jalousies harcelantes, des drames, des sc?nes, des mis?res qui, presque toujours, accompagnent les ruptures.
Quand il se tut, Mme de Marelle soupira:
– Oui, c'est la seule bonne chose de la vie, et nous la g?tons souvent par des exigences impossibles.
Mme Forestier, qui jouait avec un couteau, ajouta:
– Oui… oui… c'est bon d'?tre aimеe…
Et elle semblait pousser plus loin son r?ve, songer ? des choses qu'elle n'osait point dire.
Et comme la premi?re entrеe n'arrivait pas, ils buvaient de temps en temps une gorgеe de champagne en grignotant des cro?tes arrachеes sur le dos des petits pains ronds. Et la pensеe de l'amour, lente et envahissante, entrait en eux, enivrait peu ? peu leur ?me, comme le vin clair, tombе goutte ? goutte en leur gorge, еchauffait leur sang et troublait leur esprit.
On apporta des c?telettes d'agneau, tendres, lеg?res, couchеes sur un lit еpais et menu de pointes d'asperges.
– Bigre! la bonne chose! s'еcria Forestier.
Et ils mangeaient avec lenteur, savourant la viande fine et le lеgume onctueux comme une cr?me.
Duroy reprit:
– Moi, quand j'aime une femme, tout dispara?t du monde autour d'elle.
Il disait cela avec conviction, s'exaltant ? la pensеe de cette jouissance d'amour, dans le bien-?tre de la jouissance de table qu'il go?tait.
Mme Forestier murmura, avec son air de n'y point toucher:
– Il n'y a pas de bonheur comparable ? la premi?re pression des mains, quand l'un demande: «M'aimez-vous?» et quand l'autre rеpond: «Oui, je t'aime.»
Mme de Marelle, qui venait de vider d'un trait une nouvelle fl?te de champagne, dit gaiement, en reposant son verre:
– Moi, je suis moins platonique.
Et chacun se mit ? ricaner, l'Cil allumе, en approuvant cette parole.
Forestier s'еtendit sur le canapе, ouvrit les bras, les appuya sur des coussins et d'un ton sеrieux:
– Cette franchise vous honore et prouve que vous ?tes une femme pratique. Mais peut-on vous demander quelle est l'opinion de M. de Marelle?
Elle haussa les еpaules lentement, avec un dеdain infini, prolongе, puis d'une voix nette:
– M. de Marelle n'a pas d'opinion en cette mati?re. Il n'a que des… que des abstentions.
Et la causerie, descendant des thеories еlevеes sur la tendresse, entra dans le jardin fleuri des polissonneries distinguеes.
Ce fut le moment des sous-entendus adroits, des voiles levеs par des mots, comme on l?ve des jupes, le moment des ruses de langage, des audaces habiles et dеguisеes, de toutes les hypocrisies impudiques de la phrase qui montre des images dеv?tues avec des expressions couvertes, qui fait passer dans l'Cil et dans l'esprit la vision rapide de tout ce qu'on ne peut pas dire, et permet aux gens du monde une sorte d'amour subtil et mystеrieux, une sorte de contact impur des pensеes par l'еvocation simultanеe, troublante et sensuelle comme une еtreinte, de toutes les choses secr?tes, honteuses et dеsirеes de l'enlacement. On avait apportе le r?ti, des perdreaux flanquеs de cailles, puis des petits pois, puis une terrine de foies gras accompagnеe d'une salade aux feuilles dentelеes, emplissant comme une mousse verte un grand saladier en forme de cuvette. Ils avaient mangе de tout cela sans y go?ter, sans s'en douter, uniquement prеoccupеs de ce qu'ils disaient, plongеs dans un bain d'amour.
Les deux femmes, maintenant, en lan?aient de roides, Mme de Marelle avec une audace naturelle qui ressemblait ? une provocation, Mme Forestier avec une rеserve charmante, une pudeur dans le ton, dans la voix, dans le sourire, dans toute l'allure, qui soulignait, en ayant l'air de les attеnuer, les choses hardies sorties de sa bouche.
Forestier, tout ? fait vautrе sur les coussins, riait, buvait, mangeait sans cesse et jetait parfois une parole tellement osеe ou tellement crue que les femmes, un peu choquеes par la forme et pour la forme, prenaient un petit air g?nе qui durait deux ou trois secondes. Quand il avait l?chе quelque polissonnerie trop grosse, il ajoutait:
– Vous allez bien, mes enfants. Si vous continuez comme ?a, vous finirez par faire des b?tises.
Le dessert vint, puis le cafе; et les liqueurs vers?rent dans les esprits excitеs un trouble plus lourd et plus chaud.
Comme elle l'avait annoncе en se mettant ? table, Mme de Marelle еtait pocharde, et elle le reconnaissait, avec une gr?ce gaie et bavarde de femme qui accentue, pour amuser ses convives, une pointe d'ivresse tr?s rеelle.
Mme Forestier se taisait maintenant, par prudence peut-?tre; et Duroy se sentant trop allumе pour ne pas se compromettre, gardait une rеserve habile.
On alluma des cigarettes, et Forestier, tout ? coup, se mit ? tousser.
Ce fut une quinte terrible qui lui dеchirait la gorge; et, la face rouge, le front en sueur, il еtouffait dans sa serviette. Lorsque la crise fut calmеe, il grogna d'un air furieux:
– ?a ne me vaut rien, ces parties-l?: c'est stupide.
Toute sa bonne humeur avait disparu dans la terreur du mal qui hantait sa pensеe.
– Rentrons chez nous, dit-il.
Mme de Marelle sonna le gar?on et demanda l'addition. On la lui apporta presque aussit?t. Elle essaya de la lire, mais les chiffres tournaient devant ses yeux, et elle passa le papier ? Duroy:
– Tenez, payez pour moi, je n'y vois plus, je suis trop grise.
Et elle lui jeta en m?me temps sa bourse dans les mains.
Le total montait ? cent trente francs. Duroy contr?la et vеrifia la note, puis donna deux billets, et reprit la monnaie, en demandant, ? mi-voix:
– Combien faut-il laisser aux gar?ons?
– Ce que vous voudrez, je ne sais pas.
Il mit cinq francs sur l'assiette, puis rendit la bourse ? la jeune femme, en lui disant:
– Voulez-vous que je vous reconduise ? votre porte?
– Mais certainement. Je suis incapable de retrouver mon adresse.
On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva seul avec Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait.
Il la sentait contre lui, si pr?s, enfermеe avec lui dans cette bo?te noire, qu'еclairaient brusquement, pendant un instant, les becs de gaz des trottoirs. Il sentait, ? travers sa manche, la chaleur de son еpaule, et il ne trouvait rien ? lui dire, absolument rien, ayant l'esprit paralysе par le dеsir impеrieux de la saisir dans ses bras. «Si j'osais, que ferait-elle?» pensait-il. Et le souvenir de toutes les polissonneries chuchotеes pendant le d?ner l'enhardissait, mais la peur du scandale le retenait en m?me temps.
Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncеe en son coin. Il e?t pensе qu'elle dormait s'il n'avait vu briller ses yeux chaque fois qu'un rayon de lumi?re pеnеtrait dans la voiture.
«Que pensait-elle?» Il sentait fort bien qu'il ne fallait point parler, qu'un mot, un seul mot, rompant le silence, emporterait ses chances; mais l'audace lui manquait, l'audace de l'action brusque et brutale.
Tout ? coup il sentit remuer son pied. Elle avait fait un mouvement, un mouvement sec, nerveux, d'impatience ou d'appel peut-?tre. Ce geste, presque insensible, lui fit courir, de la t?te aux pieds, un grand frisson sur la peau, et se tournant vivement, il se jeta sur elle, cherchant la bouche avec ses l?vres et la chair nue avec ses mains.
Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser, se dеbattre, le repousser; puis elle cеda, comme si la force lui e?t manquе pour rеsister plus longtemps.
Mais la voiture s'еtant arr?tеe bient?t devant la maison qu'elle habitait, Duroy, surpris, n'eut point ? chercher des paroles passionnеes pour la remercier, la bеnir et lui exprimer son amour reconnaissant. Cependant elle ne se levait pas, elle ne remuait point, еtourdie par ce qui venait de se passer. Alors il craignit que le cocher n'e?t des doutes, et il descendit le premier pour tendre la main ? la jeune femme.
Elle sortit enfin du fiacre en trеbuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s'ouvrait, il demanda, en tremblant:
– Quand vous reverrai-je?
Elle murmura, si bas qu'il entendit ? peine:
– Venez dеjeuner avec moi demain.
Et elle disparut dans l'ombre du vestibule en repoussant le lourd battant, qui fit un bruit de coup de canon.
Il donna cent sous au cocher et se mit ? marcher devant lui, d'un pas rapide et triomphant, le cCur dеbordant de joie.
Il en tenait une, enfin, une femme mariеe! une femme du monde! du vrai monde! du monde parisien! Comme ?a avait еtе facile et inattendu!
Il s'еtait imaginе jusque-l? que pour aborder et conquеrir une de ces crеatures tant dеsirеes, il fallait des soins infinis, des attentes interminables, un si?ge habile fait de galanteries, de paroles d'amour, de soupirs et de cadeaux. Et voil? que tout d'un coup, ? la moindre attaque, la premi?re qu'il rencontrait s'abandonnait ? lui, si vite qu'il en demeurait stupеfait.
«Elle еtait grise, pensait-il; demain, ce sera une autre chanson. J'aurai les larmes.» Cette idеe l'inquiеta, puis il se dit: «Ma foi, tant pis. Maintenant que je la tiens, je saurai bien la garder.»
Et, dans le mirage confus o? s'еgaraient ses espеrances, espеrances de grandeur, de succ?s, de renommеe, de fortune et d'amour, il aper?ut tout ? coup, pareilles ? ces guirlandes de figurantes qui se dеroulent dans le ciel des apothеoses, une procession de femmes еlеgantes, riches, puissantes, qui passaient en souriant pour dispara?tre l'une apr?s l'autre au fond du nuage dorе de ses r?ves.
Et son sommeil fut peuplе de visions.
Il еtait un peu еmu, le lendemain, en montant l'escalier de Mme de Marelle. Comment allait-elle le recevoir? Et si elle ne le recevait pas? Si elle avait dеfendu l'entrеe de sa demeure? Si elle racontait…? Mais non, elle ne pouvait rien dire sans laisser deviner la vеritе tout enti?re. Donc il еtait ma?tre de la situation.
La petite bonne ouvrit la porte. Elle avait son visage ordinaire. Il se rassura, comme s'il se f?t attendu ? ce que la domestique lui montr?t une figure bouleversеe.
Il demanda:
– Madame va bien?
Elle rеpondit:
– Oui, monsieur, comme toujours.
Et elle le fit entrer dans le salon.
Il alla droit ? la cheminеe pour constater l'еtat de ses cheveux et de sa toilette; et il rajustait sa cravate devant la glace, quand il aper?ut dedans la jeune femme qui le regardait, debout sur le seuil de la chambre.
Il fit semblant de ne l'avoir point vue, et ils se considеr?rent quelques secondes, au fond du miroir, s'observant, s'еpiant avant de se trouver face ? face.
Il se retourna. Elle n'avait point bougе, et semblait attendre. Il s'еlan?a, balbutiant:
– Comme je vous aime! comme je vous aime!
Elle ouvrit les bras, et tomba sur sa poitrine; puis, ayant levе la t?te vers lui, ils s'embrass?rent longtemps.
Il pensait: «C'est plus facile que je n'aurais cru. ?a va tr?s bien.» Et, leurs l?vres s'еtant sеparеes, il souriait sans dire un mot, en t?chant de mettre dans son regard une infinitе d'amour.
Elle aussi souriait, de ce sourire qu'elles ont pour offrir leur dеsir, leur consentement, leur volontе de se donner. Elle murmura:
– Nous sommes seuls. J'ai envoyе Laurine dеjeuner chez une camarade.
Il soupira, en lui baisant les poignets:
– Merci, je vous adore.
Alors elle lui prit le bras, comme s'il e?t еtе son mari, pour aller jusqu'au canapе o? ils s'assirent c?te ? c?te.
Il lui fallait un dеbut de causerie habile et sеduisant; ne le dеcouvrant point ? son grе, il balbutia:
– Alors vous ne m'en voulez pas trop?
Elle lui mit une main sur la bouche:
– Tais-toi!
Ils demeur?rent silencieux, les regards m?lеs, les doigts enlacеs et br?lants.
– Comme je vous dеsirais! dit-il.
Elle rеpеta:
– Tais-toi.
On entendait la bonne remuer les assiettes dans la salle derri?re le mur.
Il se leva:
– Je ne veux pas rester si pr?s de vous. Je perdrais la t?te.
La porte s'ouvrit:
– Madame est servie.
Et il offrit son bras avec gravitе.
Ils dеjeun?rent face ? face, se regardant et se souriant sans cesse, occupеs uniquement d'eux, tout enveloppеs par le charme si doux d'une tendresse qui commence. Ils mangeaient sans savoir quoi. Il sentit un pied, un petit pied, qui r?dait sous la table. Il le prit entre les siens et l'y garda, le serrant de toute sa force.
La bonne allait, venait, apportait et enlevait les plats d'un air nonchalant, sans para?tre rien remarquer.
Quand ils eurent fini de manger, ils rentr?rent dans le salon et reprirent leur place sur le canapе, c?te ? c?te.
Peu ? peu, il se serrait contre elle, essayant de l'еtreindre. Mais elle le repoussait avec calme:
– Prenez garde, on pourrait entrer.
Il murmura:
– Quand pourrai-je vous voir bien seule pour vous dire comme je vous aime?
Elle se pencha vers son oreille, et pronon?a tout bas:
– J'irai vous faire une petite visite chez vous un de ces jours.
Il se sentit rougir:
– C'est que… chez moi… c'est… c'est bien modeste…
Elle sourit:
– ?a ne fait rien. C'est vous que j'irai voir et non pas l'appartement.
Alors il la pressa pour savoir quand elle viendrait. Elle fixa un jour еloignе de la semaine suivante, et il la supplia d'avancer la date, avec des paroles balbutiеes, des yeux luisants, en lui maniant et lui broyant les mains, le visage rouge, enfiеvrе, ravagе de dеsir, de ce dеsir impеtueux qui suit les repas en t?te-?-t?te.
Elle s'amusait de le voir l'implorer avec cette ardeur, et cеdait un jour de temps en temps. Mais il rеpеtait:
– Demain… dites… demain.
Elle y consentit ? la fin:
– Oui. Demain. Cinq heures.
Il poussa un long soupir de joie; et ils caus?rent presque tranquillement, avec des allures d'intimitе, comme s'ils se fussent connus depuis vingt ans.
Un coup de timbre les fit tressaillir; et, d'une secousse, ils s'еloign?rent l'un de l'autre.
Elle murmura:
– Ce doit ?tre Laurine.
L'enfant parut, puis s'arr?ta interdite, puis courut vers Duroy en battant des mains, transportеe de plaisir en l'apercevant, et elle cria:
– Ah! Bel-Ami!
Mme de Marelle se mit ? rire:
– Tiens! Bel-Ami! Laurine vous a baptisе! C'est un bon petit nom d'amitiе pour vous, ?a; moi aussi je vous appellerai Bel-Ami!
Il avait pris sur ses genoux la fillette, et il dut jouer avec elle ? tous les petits jeux qu'il lui avait appris.
Il se leva ? trois heures moins vingt minutes, pour se rendre au journal; et, sur l'escalier, par la porte entr'ouverte, il murmura encore du bout des l?vres:
– Demain. Cinq heures.
La jeune femme rеpondit: «Oui», d'un sourire, et disparut.
D?s qu'il eut fini sa besogne journali?re, il songea ? la fa?on dont il arrangerait sa chambre pour recevoir sa ma?tresse et dissimuler le mieux possible la pauvretе du local. Il eut l'idеe d'еpingler sur les murs de menus bibelots japonais, et il acheta pour cinq francs toute une collection de crеpons, de petits еventails et de petits еcrans, dont il cacha les taches trop visibles du papier. Il appliqua sur les vitres de la fen?tre des images transparentes reprеsentant des bateaux sur des rivi?res, des vols d'oiseaux ? travers des ciels rouges, des dames multicolores sur des balcons et des processions de petits bonshommes noirs dans les plaines remplies de neige.
Son logis, grand tout juste pour y dormir et s'y asseoir, eut bient?t l'air de l'intеrieur d'une lanterne de papier peint. Il jugea l'effet satisfaisant, et il passa la soirеe ? coller sur le plafond des oiseaux dеcoupеs dans des feuilles coloriеes qui lui restaient.
Puis il se coucha, bercе par le sifflet des trains.
Il rentra de bonne heure le lendemain, portant un sac de g?teaux et une bouteille de mad?re achetеe chez l'еpicier. Il dut ressortir pour se procurer deux assiettes et deux verres; et il disposa cette collation sur sa table de toilette, dont le bois sale fut cachе par une serviette, la cuvette et le pot ? l'eau еtant dissimulеs par-dessous.
Puis il attendit.
Elle arriva vers cinq heures un quart, et, sеduite par le papillotement colorе des dessins, elle s'еcria:
– Tiens, c'est gentil chez vous. Mais il y a bien du monde dans l'escalier.
Il l'avait prise dans ses bras, et il baisait ses cheveux avec emportement, entre le front et le chapeau, ? travers le voile.
Une heure et demie plus tard, il la reconduisit ? la station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu'elle fut dans la voiture, il murmura:
– Mardi, ? la m?me heure.
Elle dit:
– ? la m?me heure, mardi.
Et, comme la nuit еtait venue, elle attira sa t?te dans la porti?re et le baisa sur les l?vres. Puis, le cocher ayant fouettе sa b?te, elle cria: «Adieu, Bel-Ami!» et le vieux coupе s'en alla au trot fatiguе d'un cheval blanc.
Pendant trois semaines, Duroy re?ut ainsi Mme de Marelle tous les deux ou trois jours, tant?t le matin, tant?t le soir.
Comme il l'attendait un apr?s-midi, un grand bruit dans l'escalier l'attira sur sa porte. Un enfant hurlait. Une voix furieuse, celle d'un homme, cria:
– Qu'est-ce qu'il a encore ? gueuler, ce bougre-l??
La voix glapissante et exaspеrеe d'une femme rеpondit:
– C'est c'te sale cocotte qui vient chez l'journalisse d'en haut qu'a renversе Nicolas sur l'palier. Comme si on devrait laisser entrer des roulures comme ?a qui n'font seulement pas attention aux еfants dans les escaliers!
Duroy, еperdu, se recula, car il entendait un rapide fr?lement de jupes et un pas prеcipitе gravissant l'еtage au-dessous de lui.
On frappa bient?t ? sa porte, qu'il venait de refermer. Il ouvrit, et Mme de Marelle se jeta dans la chambre, essoufflеe, affolеe, balbutiant:
– As-tu entendu?
Il fit semblant de ne rien savoir.
– Non, quoi?
– Comme ils m'ont insultеe?
– Qui ?a?
– Les misеrables qui habitent au-dessous.
– Mais non, qu'est-ce qu'il y a, dis-moi?
Elle se mit ? sangloter sans pouvoir prononcer un mot.
Il dut la dеcoiffer, la dеlacer, l'еtendre sur le lit, lui tapoter les tempes avec un linge mouillе: elle suffoquait; puis, quand son еmotion se fut un peu calmеe, toute sa col?re indignеe еclata.
Elle voulait qu'il descend?t tout de suite, qu'il se batt?t, qu'il les tu?t.
Il rеpеtait:
– Mais ce sont des ouvriers, des rustres. Songe qu'il faudrait aller en justice, que tu pourrais ?tre reconnue, arr?tеe, perdue. On ne se commet pas avec des gens comme ?a.
Elle passa ? une autre idеe:
– Comment ferons-nous, maintenant? Moi, je ne peux pas rentrer ici.
Il rеpondit:
– C'est bien simple, je vais dеmеnager.
Elle murmura:
– Oui, mais ce sera long.
Puis, tout d'un coup, elle imagina une combinaison, et, rassеrеnеe brusquement:
– Non, еcoute, j'ai trouvе, laisse-moi faire, ne t'occupe de rien. Je t'enverrai un petit bleu demain matin.
Elle appelait des «petits bleus» les tеlеgrammes fermеs circulant dans Paris.
Elle souriait maintenant, ravie de son invention, qu'elle ne voulait pas rеvеler; et elle fit mille folies d'amour.
Elle еtait bien еmue cependant, en redescendant l'escalier, et elle s'appuyait de toute sa force sur le bras de son amant, tant elle sentait flеchir ses jambes.
Ils ne rencontr?rent personne.
Comme il se levait tard, il еtait encore au lit, le lendemain vers onze heures, quand le facteur du tеlеgraphe lui apporta le petit bleu promis.
Duroy l'ouvrit et lut:
«Rendez-vous tant?t, cinq heures, rue de Constantinople, 127. Tu te feras ouvrir l'appartement louе par Mme Duroy.
«Clo t'embrasse.»
? cinq heures prеcises, il entrait chez le concierge d'une grande maison meublеe et demandait:
– C'est ici que Mme Duroy a louе un appartement?
– Oui, monsieur.
– Voulez-vous m'y conduire, s'il vous pla?t.
L'homme, habituе sans doute aux situations dеlicates o? la prudence est nеcessaire, le regardait dans les yeux, puis, choisissant dans la longue file de clefs:
– Vous ?tes bien M. Duroy?
– Mais oui, parfaitement.
Et il ouvrit un petit logement composе de deux pi?ces et situе au rez-de-chaussеe, en face de la loge.
Le salon, tapissе de papier ramagе, assez frais, possеdait un meuble d'acajou recouvert en reps verd?tre ? dessins jaunes, et un maigre tapis ? fleurs, si mince que le pied sentait le bois par-dessous.
La chambre ? coucher еtait si exigu? que le lit l'emplissait aux trois quarts. Il tenait le fond, allant d'un mur ? l'autre, un grand lit de maison meublеe, enveloppе de rideaux bleus et lourds, еgalement en reps, et еcrasе sous un еdredon de soie rouge maculе de taches suspectes.
Duroy, inquiet et mеcontent, pensait: «?a va me co?ter un argent fou, ce logis-l?. Il va falloir que j'emprunte encore. C'est idiot, ce qu'elle a fait.»
La porte s'ouvrit, et Clotilde se prеcipita en coup de vent, avec un grand bruit de robe, les bras ouverts. Elle еtait enchantеe:
– Est-ce gentil, dis, est-ce gentil? Et pas ? monter, c'est sur la rue, au rez-de-chaussеe! On peut entrer et sortir par la fen?tre sans que le concierge vous voie. Comme nous nous aimerons, l? dedans!
Il l'embrassait froidement, n'osant faire la question qui lui venait aux l?vres.
Elle avait posе un gros paquet sur le guеridon, au milieu de la pi?ce. Elle l'ouvrit et en tira un savon, une bouteille d'eau de Lubin, une еponge, une bo?te d'еpingles ? cheveux, un tire-bouchon et un petit fer ? friser pour rajuster les m?ches de son front qu'elle dеfaisait toutes les fois.
Et elle joua ? l'installation, cherchant la place de chaque chose, s'amusant еnormеment.
Elle parlait tout en ouvrant les tiroirs:
– Il faudra que j'apporte un peu de linge, pour pouvoir en changer ? l'occasion. Ce sera tr?s commode. Si je re?ois une averse, par hasard, en faisant des courses, je viendrai me sеcher ici. Nous aurons chacun notre clef, outre celle laissеe dans la loge pour le cas o? nous oublierions les n?tres. J'ai louе pour trois mois, ? ton nom, bien entendu, puisque je ne pouvais donner le mien.
Alors il demanda:
– Tu me diras quand il faudra payer?
Elle rеpondit simplement:
– Mais c'est payе, mon chеri!
Il reprit:
– Alors, c'est ? toi que je le dois?
– Mais non, mon chat, ?a ne te regarde pas, c'est moi qui veux faire cette petite folie.
Il eut l'air de se f?cher:
– Ah! mais non, par exemple. Je ne le permettrai point.
Elle vint ? lui suppliante, et, posant les mains sur ses еpaules:
– Je t'en prie, Georges, ?a me fera tant de plaisir, tant de plaisir que ce soit ? moi, notre nid, rien qu'? moi! ?a ne peut pas te froisser? En quoi? Je voudrais apporter ?a dans notre amour. Dis que tu veux bien, mon petit Gеo, dis que tu veux bien?..
Elle l'implorait du regard, de la l?vre, de tout son ?tre.
Il se fit prier, refusant avec des mines irritеes, puis il cеda, trouvant cela juste, au fond.
Et quand elle fut partie, il murmura, en se frottant les mains et sans chercher dans les replis de son cCur d'o? lui venait, ce jour-l?, cette opinion: «Elle est gentille, tout de m?me.»
Il re?ut quelques jours plus tard un autre petit bleu qui lui disait:
«Mon mari arrive ce soir, apr?s six semaines d'inspection. Nous aurons donc rel?che huit jours. Quelle corvеe, mon chеri!
«Ta Clo.»
Duroy demeura stupеfait. Il ne songeait vraiment plus qu'elle еtait mariеe. En voil? un homme dont il aurait voulu voir la t?te, rien qu'une fois, pour le conna?tre.
Il attendit avec patience cependant le dеpart de l'еpoux, mais il passa aux Folies-Berg?re deux soirеes qui se termin?rent chez Rachel.
Puis, un matin, nouveau tеlеgramme contenant quatre mots: «Tant?t, cinq heures. – Clo.»
Ils arriv?rent tous les deux en avance au rendez-vous. Elle se jeta dans ses bras avec un grand еlan d'amour, le baisant passionnеment ? travers le visage; puis elle lui dit:
– Si tu veux, quand nous nous serons bien aimеs, tu m'emm?neras d?ner quelque part. Je me suis faite libre.
On еtait justement au commencement du mois, et bien que son traitement f?t escomptе longtemps d'avance, et qu'il vеc?t au jour le jour d'argent cueilli de tous les c?tеs, Duroy se trouvait par hasard en fonds; et il fut content d'avoir l'occasion de dеpenser quelque chose pour elle.
Il rеpondit:
– Mais oui, ma chеrie, o? tu voudras.
Ils partirent donc vers sept heures et gagn?rent le boulevard extеrieur. Elle s'appuyait fortement sur lui et lui disait, dans l'oreille:
– Si tu savais comme je suis contente de sortir ? ton bras, comme j'aime te sentir contre moi!
Il demanda:
– Veux-tu aller chez le p?re Lathuile?
Elle rеpondit:
– Oh! non, c'est trop chic. Je voudrais quelque chose de dr?le, de commun, comme un restaurant o? vont les employеs et les ouvri?res; j'adore les parties dans les guinguettes! Oh! si nous avions pu aller ? la campagne!
Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le quartier, ils err?rent le long du boulevard, et ils finirent par entrer chez un marchand de vin qui donnait ? manger dans une salle ? part. Elle avait vu, ? travers la vitre, deux fillettes en cheveux attablеes en face de deux militaires.
Trois cochers de fiacre d?naient dans le fond de la pi?ce еtroite et longue, et un personnage, impossible ? classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes allongеes, les mains dans la ceinture de sa culotte, еtendu sur sa chaise et la t?te renversеe en arri?re par-dessus la barre. Sa jaquette semblait un musеe de taches, et dans les poches gonflеes comme des ventres on apercevait le goulot d'une bouteille, un morceau de pain, un paquet enveloppе dans un journal, et un bout de ficelle qui pendait. Il avait des cheveux еpais, crеpus, m?lеs, gris de saletе; et sa casquette еtait par terre, sous sa chaise.
L'entrеe de Clotilde fit sensation par l'еlеgance de sa toilette. Les deux couples cess?rent de chuchoter, les trois cochers cess?rent de discuter, et le particulier qui fumait, ayant ?tе sa pipe de sa bouche et crachе devant lui, regarda en tournant un peu la t?te.
Mme de Marelle murmura:
– C'est tr?s gentil! Nous serons tr?s bien; une autre fois, je m'habillerai en ouvri?re.
Et elle s'assit sans embarras et sans dеgo?t en face de la table de bois vernie par la graisse des nourritures, lavеe par les boissons rеpandues et torchеe d'un coup de serviette par le gar?on. Duroy, un peu g?nе, un peu honteux, cherchait une pat?re pour y pendre son haut chapeau. N'en trouvant point, il le dеposa sur une chaise.
Ils mang?rent un rago?t de mouton, une tranche de gigot et une salade. Clotilde rеpеtait:
– Moi, j'adore ?a. J'ai des go?ts canailles. Je m'amuse mieux ici qu'au Cafе Anglais.
Puis elle dit:
– Si tu veux me faire tout ? fait plaisir, tu me m?neras dans un bastringue. J'en connais un tr?s dr?le pr?s d'ici qu'on appelle la Reine-Blanche.
Duroy, surpris, demanda:
– Qui est-ce qui t'a menеe l??
Il la regardait et il la vit rougir, un peu troublеe, comme si cette question brusque e?t еveillе en elle un souvenir dеlicat. Apr?s une de ces hеsitations fеminines si courtes qu'il les faut deviner, elle rеpondit:
– C'est un ami…
Puis, apr?s un silence, elle ajouta:
– …qui est mort.
Et elle baissa les yeux avec une tristesse bien naturelle.
Et Duroy, pour la premi?re fois, songea ? tout ce qu'il ne savait point dans la vie passеe de cette femme, et il r?va. Certes elle avait eu des amants, dеj?, mais de quelle sorte? de quel monde? Une vague jalousie, une sorte d'inimitiе s'еveillait en lui contre elle, une inimitiе pour tout ce qu'il ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point appartenu dans ce cCur et dans cette existence. Il la regardait, irritе du myst?re enfermе dans cette t?te jolie et muette et qui songeait, en ce moment-l? m?me peut-?tre, ? l'autre, aux autres, avec des regrets. Comme il e?t aimе regarder dans ce souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout conna?tre!..
Elle rеpеta:
– Veux-tu me conduire ? la Reine-Blanche? Ce sera une f?te compl?te.
Il pensa: «Bah! qu'importe le passе? Je suis bien b?te de me troubler de ?a.» Et, souriant, il rеpondit:
– Mais certainement, ma chеrie.
Lorsqu'ils furent dans la rue, elle reprit, tout bas, avec ce ton mystеrieux dont on fait les confidences:
– Je n'osais point te demander ?a, jusqu'ici; mais tu ne te figures pas comme j'aime ces escapades de gar?on dans tous ces endroits o? les femmes ne vont pas. Pendant le carnaval je m'habillerai en collеgien. Je suis dr?le comme tout en collеgien.
Quand ils pеnеtr?rent dans la salle de bal, elle se serra contre lui, effrayеe et contente, regardant d'un Cil ravi les filles et les souteneurs et, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger possible, elle disait, en apercevant un municipal grave et immobile: «Voil? un agent qui a l'air solide.» Au bout d'un quart d'heure, elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.
Alors commen?a une sеrie d'excursions dans tous les endroits louches o? s'amuse le peuple; et Duroy dеcouvrit dans sa ma?tresse un go?t passionnе pour ce vagabondage d'еtudiants en goguette.
Elle arrivait au rendez-vous habituel v?tue d'une robe de toile, la t?te couverte d'un bonnet de soubrette, de soubrette de vaudeville; et, malgrе la simplicitе еlеgante et cherchеe de la toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et ses boucles d'oreilles en brillants, en donnant cette raison, quand il la suppliait de les ?ter: «Bah! on croira que ce sont des cailloux du Rhin.»
Elle se jugeait admirablement dеguisеe, et, bien qu'elle f?t en rеalitе cachеe ? la fa?on des autruches, elle allait dans les tavernes les plus mal famеes.
Elle avait voulu que Duroy s'habill?t en ouvrier; mais il rеsista et garda sa tenue correcte de boulevardier sans vouloir m?me changer son haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.
Elle s'еtait consolеe de son obstination par ce raisonnement: «On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde.» Et elle trouvait dеlicieuse cette comеdie.
Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et allaient s'asseoir au fond du bouge enfumе, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumеe ?cre o? restait une odeur de poisson frit du d?ner emplissait la salle; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres; et le gar?on еtonnе dеvisageait ce couple еtrange, en posant devant lui deux cerises ? l'eau-de-vie.
Elle, tremblante, apeurеe et ravie, se mettait ? boire le jus rouge des fruits, ? petits coups, en regardant autour d'elle d'un Cil inquiet et allumе. Chaque cerise avalеe lui donnait la sensation d'une faute commise, chaque goutte du liquide br?lant et poivrе descendant en sa gorge lui procurait un plaisir ?cre, la joie d'une jouissance scеlеrate et dеfendue.
Puis elle disait ? mi-voix: «Allons-nous-en». Et ils partaient. Elle filait vivement, la t?te basse, d'un pas menu, d'un pas d'actrice qui quitte la sc?ne, entre les buveurs accoudеs aux tables qui la regardaient passer d'un air soup?onneux et mеcontent; et quand elle avait franchi la porte, elle poussait un grand soupir, comme si elle venait d'еchapper ? quelque danger terrible.
Quelquefois elle demandait ? Duroy, en frissonnant:
– Si on m'injuriait dans ces endroits-l?, qu'est-ce que tu ferais?
Il rеpondait d'un ton cr?ne:
– Je te dеfendrais, parbleu!
Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le dеsir confus peut-?tre d'?tre injuriеe et dеfendue, de voir des hommes se battre pour elle, m?me ces hommes-l?, avec son bien-aimе.
Mais ces excursions, se renouvelant deux ou trois fois par semaine, commen?aient ? fatiguer Duroy, qui avait grand mal d'ailleurs, depuis quelque temps, ? se procurer le demi-louis qu'il lui fallait pour payer la voiture et les consommations.
Il vivait maintenant avec une peine infinie, avec plus de peine qu'aux jours o? il еtait employе du Nord, car, ayant dеpensе largement, sans compter, pendant ses premiers mois de journalisme, avec l'espoir constant de gagner de grosses sommes le lendemain, il avait еpuisе toutes ses ressources et tous les moyens de se procurer de l'argent.
Un procеdе fort simple, celui d'emprunter ? la caisse, s'еtait trouvе bien vite usе, et il devait dеj? au journal quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en outre, cent francs ? Forestier, trois cents francs ? Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il еtait rongе par une multitude de petites dettes inavouables de vingt francs ou de cent sous.
Saint-Potin, consultе sur les mеthodes ? employer pour trouver encore cent francs, n'avait dеcouvert aucun expеdient, bien qu'il f?t un homme d'invention; et Duroy s'exaspеrait de cette mis?re, plus sensible maintenant qu'autrefois, parce qu'il avait plus de besoins. Une col?re sourde contre tout le monde couvait en lui, et une irritation incessante, qui se manifestait ? tout propos, ? tout moment, pour les causes les plus futiles.
Il se demandait parfois comment il avait fait pour dеpenser une moyenne de mille livres par mois, sans aucun exc?s ni aucune fantaisie; et il constatait qu'en additionnant un dеjeuner de huit francs avec un d?ner de douze pris dans un grand cafе quelconque du boulevard, il arrivait tout de suite ? un louis, qui, joint ? une dizaine de francs d'argent de poche, de cet argent qui coule sans qu'on sache comment, formait un total de trente francs. Or, trente francs par jour donnent neuf cents francs ? la fin du mois. Et il ne comptait pas l? dedans tous les frais d'habillement, de chaussure, de linge, de blanchissage, etc.
Donc, le 14 dеcembre, il se trouva sans un sou dans sa poche et sans un moyen dans l'esprit pour obtenir quelque monnaie.
Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne dеjeuna point et il passa l'apr?s-midi au journal ? travailler, rageant et prеoccupе.
Vers quatre heures, il re?ut un petit bleu de sa ma?tresse, qui lui disait: «Veux-tu que nous d?nions ensemble? nous ferons ensuite une escapade.»
Il rеpondit aussit?t: «Impossible d?ner.» Puis il rеflеchit qu'il serait bien b?te de se priver des moments agrеables qu'elle pourrait lui donner, et il ajouta: «Mais je t'attendrai, ? neuf heures, dans notre logis».
Et ayant envoyе un des gar?ons porter ce mot, afin d'еconomiser le prix du tеlеgramme, il rеflеchit ? la fa?on dont il s'y prendrait pour se procurer le repas du soir.
? sept heures, il n'avait encore rien inventе; et une faim terrible lui creusait le ventre. Alors il eut recours ? un stratag?me de dеsespеrе. Il laissa partir tous ses confr?res, l'un apr?s l'autre, et, quand il fut seul, il sonna vivement. L'huissier du patron, restе pour garder les bureaux, se prеsenta.
Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d'une voix brusque:
– Dites donc, Foucart, j'ai oubliе mon porte-monnaie chez moi, et il faut que j'aille d?ner au Luxembourg. Pr?tez-moi cinquante sous pour payer ma voiture.
L'homme tira trois francs de son gilet, en demandant:
– Monsieur Duroy ne veut pas davantage?
– Non, non, cela me suffit. Merci bien.
Et, ayant saisi les pi?ces blanches, Duroy descendit en courant l'escalier, puis alla d?ner dans une gargote o? il еchouait aux jours de mis?re.
? neuf heures, il attendait sa ma?tresse, les pieds au feu dans le petit salon.
Elle arriva, tr?s animеe, tr?s gaie, fouettеe par l'air froid de la rue:
– Si tu veux, dit-elle, nous ferons d'abord un tour, puis nous rentrerons ici ? onze heures. Le temps est admirable pour se promener.
Il rеpondit d'un ton grognon:
– Pourquoi sortir? On est tr?s bien ici.
Elle reprit, sans ?ter son chapeau:
– Si tu savais, il fait un clair de lune merveilleux. C'est un vrai bonheur de se promener, ce soir.
– C'est possible, mais moi je ne tiens pas ? me promener.
Il avait dit cela d'un air furieux. Elle en fut saisie, blessеe, et demanda:
– Qu'est-ce que tu as? Pourquoi prends-tu ces mani?res-l?? J'ai le dеsir de faire un tour, je ne vois pas en quoi cela peut te f?cher.
Il se souleva, exaspеrе:
– Cela ne me f?che pas. Cela m'emb?te. Voil?!
Elle еtait de celles que la rеsistance irrite et que l'impolitesse exasp?re.
Elle pronon?a, avec dеdain, avec une col?re froide:
– Je n'ai pas l'habitude qu'on me parle ainsi. Je m'en irai seule, alors; adieu!
Il comprit que c'еtait grave, et s'еlan?ant vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa, en balbutiant:
– Pardonne-moi, ma chеrie, pardonne-moi, je suis tr?s nerveux, ce soir, tr?s irritable. C'est que j'ai des contrariеtеs, des ennuis, tu sais, des affaires de mеtier.
Elle rеpondit, un peu adoucie, mais non calmеe:
– Cela ne me regarde pas, moi; et je ne veux point supporter le contre-coup de votre mauvaise humeur.
Il la prit dans ses bras, l'attira vers le canapе:
– Еcoute, ma mignonne, je ne voulais point te blesser; je n'ai point songе ? ce que je disais.
Il l'avait forcеe ? s'asseoir, et s'agenouillant devant elle:
– M'as-tu pardonnе? Dis-moi que tu m'as pardonnе.
Elle murmura, d'une voix froide:
– Soit, mais ne recommence pas.
Et, s'еtant relevеe, elle ajouta:
– Maintenant, allons faire un tour.
Il еtait demeurе ? genoux, entourant les hanches de ses deux bras; il balbutia:
– Je t'en prie, restons ici. Je t'en supplie. Accorde-moi cela. J'aimerais tant ? te garder ce soir, pour moi tout seul, l?, pr?s du feu. Dis «oui», je t'en supplie, dis «oui».
Elle rеpliqua nettement, durement:
– Non. Je tiens ? sortir, et je ne cеderai pas ? tes caprices.
Il insista:
– Je t'en supplie, j'ai une raison, une raison tr?s sеrieuse…
Elle dit de nouveau:
– Non. Et si tu ne veux pas sortir avec moi, je m'en vais. Adieu!
Elle s'еtait dеgagеe d'une secousse, et gagnait la porte. Il courut vers elle, l'enveloppa dans ses bras:
– Еcoute, Clo, ma petite Clo, еcoute, accorde-moi cela…
Elle faisait non, de la t?te, sans rеpondre, еvitant ses baisers et cherchant ? sortir de son еtreinte pour s'en aller.
Il bеgayait:
– Clo, ma petite Clo, j'ai une raison.
Elle s'arr?ta en le regardant en face:
– Tu mens… Laquelle?
Il rougit, ne sachant que dire. Et elle reprit, indignеe:
– Tu vois bien que tu mens… sale b?te…
Et avec un geste rageur, les larmes aux yeux, elle lui еchappa.
Il la prit encore une fois par les еpaules, et dеsolе, pr?t ? tout avouer pour еviter cette rupture, il dеclara avec un accent dеsespеrе:
– Il y a que je n'ai pas le sou… Voil?.
Elle s'arr?ta net, et le regardant au fond des yeux pour y lire la vеritе:
– Tu dis?
Il avait rougi jusqu'aux cheveux:
– Je dis que je n'ai pas le sou. Comprends-tu? Mais pas vingt sous, pas dix sous, pas de quoi payer un verre de cassis dans le cafе o? nous entrerons. Tu me forces ? confesser des choses honteuses. Il ne m'еtait pourtant pas possible de sortir avec toi, et quand nous aurions еtе attablеs devant deux consommations, de te raconter tranquillement que je ne pouvais pas les payer…
Elle le regardait toujours en face:
– Alors… c'est bien vrai… ?a?
En une seconde, il retourna toutes ses poches, celles du pantalon, celles du gilet, celles de la jaquette, et il murmura:
– Tiens… es-tu contente… maintenant?
Brusquement, ouvrant ses deux bras avec un еlan passionnе, elle lui sauta au cou, en bеgayant.
– Oh! mon pauvre chеri… mon pauvre chеri… si j'avais su! Comment cela t'est-il arrivе?
Elle le fit asseoir, et s'assit elle-m?me sur ses genoux, puis le tenant par le cou, le baisant ? tout instant, baisant sa moustache, sa bouche, ses yeux, elle le for?a ? raconter d'o? lui venait cette infortune.
Il inventa une histoire attendrissante. Il avait еtе obligе de venir en aide ? son p?re qui se trouvait dans l'embarras. Il lui avait donnе non seulement toutes ses еconomies, mais il s'еtait endettе gravement.
Il ajouta:
– J'en ai pour six mois au moins ? crever de faim, car j'ai еpuisе toutes mes ressources. Tant pis, il y a des moments de crise dans la vie. L'argent, apr?s tout, ne vaut pas qu'on s'en prеoccupe.
Elle lui souffla dans l'oreille:
– Je t'en pr?terai, veux-tu?
Il rеpondit avec dignitе:
– Tu es bien gentille, ma mignonne, mais ne parlons plus de ?a, je te prie. Tu me blesserais.
Elle se tut; puis, le serrant dans ses bras, elle murmura:
– Tu ne sauras jamais comme je t'aime.
Ce fut une de leurs meilleures soirеes d'amour.
Comme elle allait partir, elle reprit en souriant:
– Hein! quand on est dans ta situation, comme c'est amusant de retrouver de l'argent oubliе dans une poche, une pi?ce qui avait glissе dans la doublure.
Il rеpondit avec conviction:
– Ah! ?a oui, par exemple.
Elle voulut rentrer ? pied sous prеtexte que la lune еtait admirable, et elle s'extasiait en la regardant.
C'еtait une nuit froide et sereine du commencement de l'hiver. Les passants et les chevaux allaient vite, piquеs par une claire gelеe. Les talons sonnaient sur les trottoirs.
En le quittant, elle demanda:
– Veux-tu nous revoir apr?s-demain?
– Mais oui, certainement.
– ? la m?me heure?
– ? la m?me heure.
– Adieu, mon chеri.
Et ils s'embrass?rent tendrement.
Puis il revint ? grands pas, se demandant ce qu'il inventerait le lendemain, afin de se tirer d'affaire. Mais, comme il ouvrait la porte de sa chambre, il fouilla dans la poche de son gilet pour y trouver des allumettes, et il demeura stupеfait de rencontrer une pi?ce de monnaie qui roulait sous son doigt.
D?s qu'il eut de la lumi?re, il saisit cette pi?ce pour l'examiner. C'еtait un louis de vingt francs!
Il se pensa devenu fou.
Il le tourna, le retourna, cherchant par quel miracle cet argent se trouvait l?. Il n'avait pourtant pas pu tomber du ciel dans sa poche.
Puis, tout ? coup, il devina, et une col?re indignеe le saisit. Sa ma?tresse avait parlе, en effet, de monnaie glissеe dans la doublure et qu'on retrouvait aux heures de pauvretе. C'еtait elle qui lui avait fait cette aum?ne. Quelle honte!
Il jura:
– Ah bien! je vais la recevoir apr?s-demain! Elle en passera un joli quart d'heure!
Et il se mit au lit, le cCur agitе de fureur et d'humiliation.
Il s'еveilla tard. Il avait faim. Il essaya de se rendormir pour ne se lever qu'? deux heures; puis il se dit: «Cela ne m'avance ? rien, il faut toujours que je finisse par dеcouvrir de l'argent.» Puis il sortit, espеrant qu'une idеe lui viendrait dans la rue.
Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant un dеsir ardent de manger lui mouillait la bouche de salive. ? midi, comme il n'avait rien imaginе, il se dеcida brusquement: «Bah! je vais dеjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m'emp?chera pas de les lui rendre demain.»
Il dеjeuna donc dans une brasserie pour deux francs cinquante. En entrant au journal il remit encore trois francs ? l'huissier.
– Tenez, Foucart, voici ce que vous m'avez pr?tе hier soir pour ma voiture.
Et il travailla jusqu'? sept heures. Puis il alla d?ner et prit de nouveau trois francs sur le m?me argent. Les deux bocks de la soirеe port?rent ? neuf francs trente centimes sa dеpense du jour.
Mais comme il ne pouvait se refaire un crеdit ni se recrеer des ressources en vingt-quatre heures, il emprunta encore six francs cinquante le lendemain sur les vingt francs qu'il devait rendre le soir m?me, de sorte qu'il vint au rendez-vous convenu avec quatre francs vingt dans sa poche.
Il еtait d'une humeur de chien enragе et se promettait bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait ? sa ma?tresse: «Tu sais, j'ai trouvе les vingt francs que tu as mis dans ma poche l'autre jour. Je ne te les rends pas aujourd'hui parce que ma position n'a point changе, et que je n'ai pas eu le temps de m'occuper de la question d'argent. Mais je te les remettrai la premi?re fois que nous nous verrons.»
Elle arriva, tendre, empressеe, pleine de craintes. Comment allait-il la recevoir? Et elle l'embrassa avec persistance pour еviter une explication dans les premiers moments.
Il se disait, de son c?tе: «Il sera bien temps tout ? l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint.»
Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant devant les premiers mots ? prononcer sur ce sujet dеlicat.
Elle ne parla point de sortir et fut charmante de toutes fa?ons.
Ils se sеpar?rent vers minuit, apr?s avoir pris rendez-vous seulement pour le mercredi de la semaine suivante, car Mme de Marelle avait plusieurs d?ners en ville de suite.
Le lendemain, en payant son dеjeuner, comme Duroy cherchait les quatre pi?ces de monnaie qui devaient lui rester, il s'aper?ut qu'elles еtaient cinq, dont une en or.
Au premier moment il crut qu'on lui avait rendu, la veille, vingt francs par mеgarde; puis il comprit, et il sentit une palpitation de cCur sous l'humiliation de cette aum?ne persеvеrante.
Comme il regretta de n'avoir rien dit! S'il avait parlе avec еnergie, cela ne serait point arrivе.
Pendant quatre jours il fit des dеmarches et des efforts aussi nombreux qu'inutiles pour se procurer cinq louis, et il mangea le second de Clotilde.
Elle trouva moyen, bien qu'il lui e?t dit, d'un air furieux: «Tu sais, ne recommence pas la plaisanterie des autres soirs, parce que je me f?cherais», de glisser encore vingt francs dans la poche de son pantalon, la premi?re fois qu'ils se rencontr?rent.
Quand il les dеcouvrit, il jura «Nom de Dieu!» et il les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main, car il se trouvait sans un centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement: «Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n'est en somme que de l'argent pr?tе.»
Enfin le caissier du journal, sur ses pri?res dеsespеrеes, consentit ? lui donner cent sous par jour. C'еtait tout juste assez pour manger, mais pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris, il finit par ne plus s'irriter outre mesure de trouver un jaunet dans une de ses poches, un jour m?me dans sa bottine, et un autre jour dans la bo?te de sa montre, apr?s leurs promenades aventureuses.
Puisqu'elle avait des envies qu'il ne pouvait satisfaire dans le moment, n'еtait-il pas naturel qu'elle les pay?t plut?t que de s'en priver?
Il tenait compte d'ailleurs de tout ce qu'il recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit:
– Croiras-tu que je n'ai jamais еtе aux Folies-Berg?re? Veux-tu m'y mener?
Il hеsita, dans la crainte de rencontrer Rachel. Puis il pensa: «Bah! je ne suis pas mariе avec elle apr?s tout. Si l'autre me voit, elle comprendra la situation et ne me parlera pas. D'ailleurs nous prendrons une loge.»
Une raison aussi le dеcida. Il еtait bien aise de cette occasion d'offrir ? Mme de Marelle une loge au thе?tre sans rien payer. C'еtait l? une sorte de compensation.
Il laissa d'abord Clotilde dans la voiture pour aller chercher le coupon afin qu'elle ne v?t pas qu'on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils entr?rent, saluеs par les contr?leurs.
Une foule еnorme encombrait le promenoir. Ils eurent grand'peine ? passer ? travers la cohue des hommes et des r?deuses. Ils atteignirent enfin leur case et s'install?rent, enfermеs entre l'orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait gu?re la sc?ne, uniquement prеoccupеe des filles qui circulaient derri?re son dos; et elle se retournait sans cesse pour les voir, avec une envie de les toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs cheveux, pour savoir comment c'еtait fait, ces ?tres-l?.
Elle dit soudain:
– Il y en a une grosse brune qui nous regarde tout le temps. J'ai cru tout ? l'heure qu'elle allait nous parler. L'as-tu vue?
Il rеpondit:
– Non. Tu dois te tromper.
Mais il l'avait aper?ue depuis longtemps dеj?. C'еtait Rachel qui r?dait autour d'eux avec une col?re dans les yeux et des mots violents sur les l?vres.
Duroy l'avait fr?lеe tout ? l'heure en traversant la foule, et elle lui avait dit «Bonjour» tout bas avec un clignement d'Cil qui signifiait: «Je comprends.» Mais il n'avait point rеpondu ? cette gentillesse dans la crainte d'?tre vu par sa ma?tresse, et il avait passе froidement, le front haut, la l?vre dеdaigneuse. La fille, qu'une jalousie inconsciente aiguillonnait dеj?, revint sur ses pas, le fr?la de nouveau et pronon?a d'une voix plus forte: «Bonjour, Georges.»
Il n'avait encore rien rеpondu. Alors elle s'еtait obstinеe ? ?tre reconnue, saluеe, et elle revenait sans cesse derri?re la loge, attendant un moment favorable.
D?s qu'elle s'aper?ut que Mme de Marelle la regardait, elle toucha du bout du doigt l'еpaule de Duroy:
– Bonjour. Tu vas bien?
Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit:
– Eh bien? es-tu devenu sourd depuis jeudi?
Il ne rеpondit point, affectant un air de mеpris qui l'emp?chait de se compromettre, m?me par un mot, avec cette dr?lesse.
Elle se mit ? rire, d'un rire de rage, et dit:
– Te voil? donc muet? Madame t'a peut-?tre mordu la langue?
Il fit un geste furieux, et d'une voix exaspеrеe:
– Qui est-ce qui vous permet de parler? Filez ou je vous fais arr?ter.
Alors, le regard enflammе, la gorge gonflеe, elle gueula:
– Ah! c'est comme ?a! Va donc, mufle! Quand on couche avec une femme on la salue au moins. C'est pas une raison parce que t'es avec une autre pour ne pas me reconna?tre aujourd'hui. Si tu m'avais seulement fait un signe quand j'ai passе contre toi, tout ? l'heure, je t'aurais laissе tranquille. Mais t'as voulu faire le fier, attends, va! Je vais te servir, moi! Ah! tu ne me dis seulement pas bonjour quand je te rencontre…
Elle aurait criе longtemps, mais Mme de Marelle avait ouvert la porte de la loge, et elle se sauvait, ? travers la foule, cherchant еperdument la sortie.
Duroy s'еtait еlancе derri?re elle et s'effor?ait de la rejoindre.
Alors Rachel, les voyant fuir, hurla, triomphante:
– Arr?tez-la! Arr?tez-la! Elle m'a volе mon amant.
Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les еpaules la fugitive et voulurent l'emmener en cherchant ? l'embrasser. Mais Duroy l'ayant rattrapеe la dеgagea violemment et l'entra?na dans la rue.
Elle s'еlan?a dans un fiacre vide arr?tе devant l'еtablissement. Il y sauta derri?re elle, et comme le cocher demandait: «O? faut-il aller, bourgeois?» il rеpondit. «O? vous voudrez.»
La voiture se mit en route lentement, secouеe par les pavеs. Clotilde, en proie ? une sorte de crise nerveuse, les mains sur sa face, еtouffait, suffoquait; et Duroy ne savait que faire ni que dire.
? la fin, comme il l'entendait pleurer, il bеgaya.:
– Еcoute, Clo, ma petite Clo, laisse-moi t'expliquer! Ce n'est pas ma faute… J'ai connu cette femme-l? autrefois… dans les premiers temps…
Elle dеgagea brusquement son visage, et, saisie par une rage de femme amoureuse et trahie, une rage furieuse qui lui rendit la parole, elle balbutia, par phrases rapides, hachеes, en haletant:
– Ah!.. misеrable… misеrable… quel gueux tu fais!.. Est-ce possible?.. quelle honte!.. Oh! mon Dieu!.. quelle honte!..
Puis, s'emportant de plus en plus, ? mesure que les idеes s'еclaircissaient en elle et que les arguments lui venaient:
– C'est avec mon argent que tu la payais, n'est-ce pas? Et je lui donnais de l'argent… pour cette fille… Oh! le misеrable!..
Elle sembla chercher, pendant quelques secondes, un autre mot plus fort qui ne venait point, puis soudain, elle expectora, avec le mouvement qu'on fait pour cracher:
– Oh!.. cochon… cochon… cochon… Tu la payais avec mon argent… cochon… cochon!..
Elle ne trouvait plus autre chose et rеpеtait:
– Cochon… cochon…
Tout ? coup, elle se pencha dehors, et, saisissant le cocher par sa manche:
– Arr?tez!
Puis, ouvrant la porti?re, elle sauta dans la rue.
Georges voulut la suivre, mais elle cria: «Je te dеfends de descendre», d'une voix si forte que les passants se mass?rent autour d'elle; et Duroy ne bougea point par crainte d'un scandale.
Alors elle tira sa bourse de sa poche et chercha de la monnaie ? la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d'un ton vibrant:
– Tenez… voil? votre heure… C'est moi qui paye… – Et reconduisez-moi ce salop-l? rue Boursault, aux Batignolles.
Une gaietе s'еleva dans le groupe qui l'entourait. Un monsieur dit: «Bravo, la petite!» et un jeune voyou arr?tе entre les roues du fiacre, enfon?ant sa t?te dans la porti?re ouverte, cria avec un accent suraigu: «Bonsoir, Bibi».
Puis la voiture se remit en marche, poursuivie par des rires.



VI
Georges Duroy eut le rеveil triste, le lendemain.
Il s'habilla lentement, puis s'assit devant sa fen?tre et se mit ? rеflеchir. Il se sentait, dans tout le corps, une esp?ce de courbature, comme s'il avait re?u, la veille, une volеe de coups de b?ton.
Enfin, la nеcessitе de trouver de l'argent l'aiguillonna et il se rendit chez Forestier.
Son ami le re?ut, les pieds au feu, dans son cabinet.
– Qu'est-ce qui t'a fait lever si t?t?
– Une affaire tr?s grave. J'ai une dette d'honneur.
– De jeu?
Il hеsita, puis avoua:
– De jeu.
– Grosse?
– Cinq cents francs!
Il n'en devait que deux cent quatre-vingts.
Forestier, sceptique, demanda:
– ? qui dois-tu ?a?
Duroy ne put pas rеpondre tout de suite.
– … Mais ?… ?… ? un Monsieur de Carleville.
– Ah! Et o? demeure-t-il?
– Rue… rue…
Forestier se mit ? rire:
– Rue du cherche-midi ? quatorze heures, n'est-ce pas? Je connais ce monsieur-l?, mon cher. Si tu veux vingt francs, j'ai encore ?a ? ta disposition, mais pas davantage.
Duroy accepta la pi?ce d'or.
Puis il alla de porte en porte, chez toutes les personnes qu'il connaissait, et il finit par rеunir, vers cinq heures, quatre-vingts francs.
Comme il lui en fallait trouver encore deux cents, il prit son parti rеsolument, et, gardant ce qu'il avait recueilli, il murmura: «Zut, je ne vais pas me faire de bile pour cette garce-l?. Je la paierai quand je pourrai.»
Pendant quinze jours il vеcut d'une vie еconome, rеglеe et chaste, l'esprit plein de rеsolutions еnergiques. Puis il fut pris d'un grand dеsir d'amour. Il lui semblait que plusieurs annеes s'еtaient еcoulеes depuis qu'il n'avait tenu une femme dans ses bras, et, comme le matelot qui s'affole en revoyant la terre, toutes les jupes rencontrеes le faisaient frissonner.
Alors il retourna, un soir, aux Folies-Berg?re, avec l'espoir d'y trouver Rachel. Il l'aper?ut, en effet, d?s l'entrеe, car elle ne quittait gu?re cet еtablissement.
Il alla vers elle souriant, la main tendue. Mais elle le toisa de la t?te aux pieds:
– Qu'est-ce que vous me voulez?
Il essaya de rire:
– Allons, ne fais pas ta poire.
Elle lui tourna les talons en dеclarant:
– Je ne frеquente pas les dos verts.
Elle avait cherchе la plus grossi?re injure. Il sentit le sang lui empourprer la face, et il rentra seul.
Forestier, malade, affaibli, toussant toujours, lui faisait, au journal, une existence pеnible, semblait se creuser l'esprit pour lui trouver des corvеes ennuyeuses. Un jour m?me, dans un moment d'irritation nerveuse, et apr?s une longue quinte d'еtouffement, comme Duroy ne lui apportait pas un renseignement demandе, il grogna:
– Cristi, tu es plus b?te que je n'aurais cru.
L'autre faillit le gifler, mais il se contint et s'en alla en murmurant: «Toi, je te rattraperai.» Une pensеe rapide lui traversa l'esprit, et il ajouta: «Je te vas faire cocu, mon vieux.» Et il s'en alla en se frottant les mains, rеjoui par ce projet.
Il voulut, d?s le jour suivant, en commencer l'exеcution. Il fit ? Mme Forestier une visite en еclaireur.
Il la trouva qui lisait un livre, еtendue tout au long sur un canapе.
Elle lui tendit la main, sans bouger, tournant seulement la t?te, et elle dit:
– Bonjour, Bel-Ami!
Il eut la sensation d'un soufflet re?u:
– Pourquoi m'appelez-vous ainsi?
Elle rеpondit en souriant:
– J'ai vu Mme de Marelle l'autre semaine, et j'ai su comment on vous avait baptisе chez elle.
Il se rassura devant l'air aimable de la jeune femme. Comment aurait-il pu craindre, d'ailleurs?
Elle reprit:
– Vous la g?tez! Quant ? moi, on me vient voir quand on y pense, les trente-six du mois, ou peu s'en faut?
Il s'еtait assis pr?s d'elle et il la regardait avec une curiositе nouvelle, une curiositе d'amateur qui bibelote. Elle еtait charmante, blonde d'un blond tendre et chaud, faite pour les caresses; et il pensa: «Elle est mieux que l'autre certainement.» Il ne doutait point du succ?s, il n'aurait qu'? allonger la main, lui semblait-il, et ? la prendre, comme on cueille un fruit.
Il dit rеsolument:
– Je ne venais point vous voir parce que cela valait mieux.
Elle demanda, sans comprendre:
– Comment? Pourquoi?
– Pourquoi? Vous ne devinez pas?
– Non, pas du tout.
– Parce que je suis amoureux de vous… oh! un peu, rien qu'un peu… et que je ne veux pas le devenir tout ? fait…
Elle ne parut ni еtonnеe, ni choquеe, ni flattеe; elle continuait ? sourire du m?me sourire indiffеrent, et elle rеpondit avec tranquillitе:
– Oh! vous pouvez venir tout de m?me. On n'est jamais amoureux de moi longtemps.
Il fut surpris du ton plus encore que des paroles, et il demanda:
– Pourquoi?
– Parce que c'est inutile et que je le fais comprendre tout de suite. Si vous m'aviez racontе plus t?t votre crainte je vous aurais rassurе et engagе au contraire ? venir le plus possible.
Il s'еcria, d'un ton pathеtique:
– Avec ?a qu'on peut commander aux sentiments!
Elle se tourna vers lui:
– Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayе du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m'aiment d'amour, ou qui le prеtendent, toute relation intime, parce qu'ils m'ennuient d'abord, et puis parce qu'ils me sont suspects comme un chien enragе qui peut avoir une crise. Je les mets donc en quarantaine morale jusqu'? ce que leur maladie soit passеe. Ne l'oubliez point. Je sais bien que chez vous l'amour n'est autre chose qu'une esp?ce d'appеtit, tandis que chez moi ce serait, au contraire, une esp?ce de… de… de communion des ?mes qui n'entre pas dans la religion des hommes. Vous en comprenez la lettre, et moi l'esprit. Mais… regardez-moi bien en face…
Elle ne souriait plus. Elle avait un visage calme et froid, et elle dit en appuyant sur chaque mot:
– Je ne serai jamais, jamais votre ma?tresse, entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il serait m?me mauvais pour vous de persister dans ce dеsir… Et maintenant que… l'opеration est faite… voulez-vous que nous soyons amis, bons amis, mais l?, de vrais amis, sans arri?re-pensеe?..
Il avait compris que toute tentative resterait stеrile devant cette sentence sans appel. Il en prit son parti tout de suite, franchement, et, ravi de pouvoir se faire cette alliеe dans l'existence, il lui tendit les deux mains:
– Je suis ? vous, madame, comme il vous plaira.
Elle sentit la sincеritе de la pensеe dans la voix, et elle donna ses mains.
Il les baisa, l'une apr?s l'autre, puis il dit simplement en relevant la t?te:
– Cristi, si j'avais trouvе une femme comme vous, avec quel bonheur je l'aurais еpousеe!
Elle fut touchеe, cette fois, caressеe par cette phrase comme les femmes le sont par les compliments qui trouvent leur cCur, et elle lui jeta un de ces regards rapides et reconnaissants qui nous font leurs esclaves.
Puis, comme il ne trouvait pas de transition pour reprendre la conversation, elle pronon?a, d'une voix douce, en posant un doigt sur son bras:
– Et je vais commencer tout de suite mon mеtier d'amie. Vous ?tes maladroit, mon cher…
Elle hеsita, et demanda:
– Puis-je parler librement?
– Oui.
– Tout ? fait?
– Tout ? fait.
– Eh bien! allez donc voir Mme Walter, qui vous apprеcie beaucoup, et plaisez-lui. Vous trouverez ? placer par l? vos compliments, bien qu'elle soit honn?te, entendez-moi bien, tout ? fait honn?te. Oh! pas d'espoir de… de maraudage non plus de ce c?tе. Vous y pourrez trouver mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que vous occupez encore dans le journal une place infеrieure. Mais ne craignez rien, ils re?oivent tous leurs rеdacteurs avec la m?me bienveillance. Allez-y, croyez-moi.
Il dit, en souriant:
– Merci, vous ?tes un ange… un ange gardien.
Puis ils parl?rent de choses et d'autres.
Il resta longtemps, voulant prouver qu'il avait plaisir ? se trouver pr?s d'elle; et, en la quittant, il demanda encore:
– C'est entendu, nous sommes des amis?
– C'est entendu.
Comme il avait senti l'effet de son compliment, tout ? l'heure, il l'appuya, ajoutant:
– Et si vous devenez jamais veuve, je m'inscris.
Puis il se sauva bien vite pour ne point lui laisser le loisir de se f?cher.
Une visite ? Mme Walter g?nait un peu Duroy, car il n'avait point еtе autorisе ? se prеsenter chez elle, et il ne voulait pas commettre de maladresse. Le patron lui tеmoignait de la bienveillance, apprеciait ses services, l'employait de prеfеrence aux besognes difficiles; pourquoi ne profiterait-il pas de cette faveur pour pеnеtrer dans la maison?
Un jour donc, s'еtant levе de bonne heure, il se rendit aux halles au moment des ventes, et il se procura, moyennant une dizaine de francs, une vingtaine d'admirables poires. Les ayant ficelеes avec soin dans une bourriche pour faire croire qu'elles venaient de loin, il les porta chez le concierge de la patronne avec sa carte o? il avait еcrit:

Georges Duroy
Prie humblement Mme Walter d'accepter ces quelques fruits qu'il a re?us ce matin de Normandie.
Il trouva le lendemain dans sa bo?te aux lettres, au journal, une enveloppe contenant, en retour, la carte de Mme Walter» qui remerciait bien vivement M. Georges Duroy, et restait chez elle tous les samedis».
Le samedi suivant il se prеsenta.
M. Walter habitait, boulevard Malesherbes, une maison double lui appartenant, et dont une partie еtait louеe, procеdе еconomique de gens pratiques. Un seul concierge, g?tе entre les deux portes coch?res, tirait le cordon pour le propriеtaire, et pour le locataire, et donnait ? chacune des entrеes un grand air d'h?tel riche et comme il faut par sa belle tenue de suisse d'еglise, ses gros mollets emmaillotеs en des bas blancs, et son v?tement de reprеsentation ? boutons d'or et ? revers еcarlates.
Les salons de rеception еtaient au premier еtage, prеcеdеs d'une antichambre tendue de tapisseries et enfermеe par des porti?res. Deux valets sommeillaient sur des si?ges. Un d'eux prit le pardessus de Duroy, et l'autre s'empara de sa canne, ouvrit une porte, devan?a de quelques pas le visiteur, puis, s'effa?ant, le laissa passer, en criant son nom dans un appartement vide.
Le jeune homme, embarrassе, regardait de tous les c?tеs, quand il aper?ut dans une glace des gens assis et qui semblaient fort loin. Il se trompa d'abord de direction, le miroir ayant еgarе son Cil, puis il traversa encore deux salons vides pour arriver dans une sorte de petit boudoir tendu de soie bleue ? boutons d'or o? quatre dames causaient ? mi-voix autour d'une table ronde qui portait des tasses de thе.
Malgrе l'assurance qu'il avait gagnеe dans son existence parisienne et surtout dans son mеtier de reporter qui le mettait incessamment en contact avec des personnages marquants, Duroy se sentait un peu intimidе par la mise en sc?ne de l'entrеe et par la traversеe des salons dеserts.
Il balbutia:
– «Madame, je me suis permis…» en cherchant de l'Cil la ma?tresse de la maison.
Elle lui tendit la main, qu'il prit en s'inclinant, et lui ayant dit:
– Vous ?tes fort aimable, monsieur, de venir me voir.
Elle lui montra un si?ge o?, voulant s'asseoir, il se laissa tomber, l'ayant cru beaucoup plus haut.
On s'еtait tu. Une des femmes se remit ? parler. Il s'agissait du froid qui devenait violent, pas assez cependant pour arr?ter l'еpidеmie de fi?vre typho?de ni pour permettre de patiner. Et chacune donna son avis sur cette entrеe en sc?ne de la gelеe ? Paris; puis elles exprim?rent leurs prеfеrences dans les saisons, avec toutes les raisons banales qui tra?nent dans les esprits comme la poussi?re dans les appartements.
Un bruit lеger de porte fit retourner la t?te de Duroy, et il aper?ut, ? travers deux glaces sans tain, une grosse dame qui s'en venait. D?s qu'elle apparut dans le boudoir une des visiteuses se leva, serra les mains, puis partit; et le jeune homme suivit du regard, par les autres salons, son dos noir o? brillaient des perles de jais.
Quand l'agitation de ce changement de personnes se fut calmеe, on parla spontanеment, sans transition, de la question du Maroc et de la guerre en Orient, et aussi des embarras de l'Angleterre ? l'extrеmitе de l'Afrique.
Ces dames discutaient ces choses de mеmoire, comme si elles eussent rеcitе une comеdie mondaine et convenable, rеpеtеe bien souvent.
Une nouvelle entrеe eut lieu, celle d'une petite blonde frisеe, qui dеtermina la sortie d'une grande personne s?che, entre deux ?ges.
Et on parla des chances qu'avait M. Linet pour entrer ? l'Acadеmie. La nouvelle venue pensait fermement qu'il serait battu par M. Cabanon-Lebas, l'auteur de la belle adaptation en vers fran?ais de Don Quichotte pour le thе?tre.
– Vous savez que ce sera jouе ? l'Odеon l'hiver prochain?
– Ah! vraiment. J'irai certainement voir cette tentative tr?s littеraire.
Mme Walter rеpondait gracieusement, avec calme et indiffеrence, sans hеsiter jamais sur ce qu'elle devait dire, son opinion еtant toujours pr?te d'avance.
Mais elle s'aper?ut que la nuit venait et elle sonna pour les lampes, tout en еcoutant la causerie qui coulait comme un ruisseau de guimauve, et en pensant qu'elle avait oubliе de passer chez le graveur pour les cartes d'invitation du prochain d?ner.
Elle еtait un peu trop grasse, belle encore, ? l'?ge dangereux o? la dеb?cle est proche. Elle se maintenait ? force de soins, de prеcautions, d'hygi?ne et de p?tes pour la peau. Elle semblait sage en tout, modеrеe et raisonnable, une de ces femmes dont l'esprit est alignе comme un jardin fran?ais. On y circule sans surprise, tout en y trouvant un certain charme. Elle avait de la raison, une raison fine, discr?te et s?re qui lui tenait lieu de fantaisie, de la bontе, du dеvouement, et une bienveillance tranquille, large pour tout le monde et pour tout.
Elle remarqua que Duroy n'avait rien dit, qu'on ne lui avait point parlе, et qu'il semblait un peu contraint; et comme ces dames n'еtaient point sorties de l'Acadеmie, ce sujet prеfеrе les retenant toujours longtemps, elle demanda:
– Et vous qui devez ?tre renseignе mieux que personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos prеfеrences?
Il rеpondit sans hеsiter:
– Dans cette question, madame, je n'envisagerais jamais le mеrite, toujours contestable, des candidats, mais leur ?ge et leur santе. Je ne demanderais point leurs titres, mais leur mal. Je ne rechercherais point s'ils ont fait une traduction rimеe de Lope de Vega, mais j'aurais soin de m'informer de l'еtat de leur foie, de leur cCur, de leurs reins et de leur moelle еpini?re. Pour moi, une bonne hypertrophie, une bonne albuminurie, et surtout un bon commencement d'ataxie locomotrice vaudraient cent fois mieux que quarante volumes de digressions sur l'idеe de patrie dans la poеsie barbaresque.
Un silence еtonnе suivit cette opinion.
Mme Walter, souriant, reprit:
– Pourquoi donc?
Il rеpondit:
– Parce que je ne cherche jamais que le plaisir qu'une chose peut causer aux femmes. Or, madame, l'Acadеmie n'a vraiment d'intеr?t pour vous que lorsqu'un acadеmicien meurt. Plus il en meurt, plus vous devez ?tre heureuses. Mais pour qu'ils meurent vite, il faut les nommer vieux et malades.
Comme on demeurait un peu surpris, il ajouta:
– Je suis comme vous d'ailleurs et j'aime beaucoup lire dans les еchos de Paris le dеc?s d'un acadеmicien. Je me demande tout de suite: «Qui va le remplacer?» Et je fais ma liste. C'est un jeu, un petit jeu tr?s gentil auquel on joue dans tous les salons parisiens ? chaque trеpas d'immortel: «Le jeu de la mort et des quarante vieillards.»
Ces dames, un peu dеconcertеes encore, commen?aient cependant ? sourire, tant еtait juste sa remarque.
Il conclut, en se levant:
– C'est vous qui les nommez, mesdames, et vous ne les nommez que pour les voir mourir. Choisissez-les donc vieux, tr?s vieux, le plus vieux possible, et ne vous occupez jamais du reste.
Puis il s'en alla avec beaucoup de gr?ce.
D?s qu'il fut parti, une des femmes dеclara:
– Il est dr?le, ce gar?on. Qui est-ce?
Mme Walter rеpondit:
– Un de nos rеdacteurs, qui ne fait encore que la menue besogne du journal, mais je ne doute pas qu'il n'arrive vite.
Duroy descendait le boulevard Malesherbes ga?ment, ? grands pas dansants, content de sa sortie et murmurant: «Bon dеpart.»
Il se rеconcilia avec Rachel, ce soir-l?.
La semaine suivante lui apporta deux еvеnements. Il fut nommе chef des Еchos et invitе ? d?ner chez Mme Walter. Il vit tout de suite un lien entre les deux nouvelles.
La Vie Fran?aise еtait avant tout un journal d'argent, le patron еtant un homme d'argent ? qui la presse et la dеputation avaient servi de leviers. Se faisant de la bonhomie une arme, il avait toujours manCuvrе sous un masque souriant de brave homme, mais il n'employait ? ses besognes, quelles qu'elles fussent, que des gens qu'il avait t?tеs, еprouvеs, flairеs, qu'il sentait retors, audacieux et souples. Duroy, nommе chef des Еchos, lui semblait un gar?on prеcieux.
Cette fonction avait еtе remplie jusque-l? par le secrеtaire de la rеdaction, M. Boisrenard, un vieux journaliste correct, ponctuel et mеticuleux comme un employе. Depuis trente ans il avait еtе secrеtaire de la rеdaction de onze journaux diffеrents, sans modifier en rien sa mani?re de faire ou de voir. Il passait d'une rеdaction dans une autre comme on change de restaurant, s'apercevant ? peine que la cuisine n'avait pas tout ? fait le m?me go?t. Les opinions politiques et religieuses lui demeuraient еtrang?res. Il еtait dеvouе au journal quel qu'il f?t, entendu dans la besogne, et prеcieux par son expеrience. Il travaillait comme un aveugle qui ne voit rien, comme un sourd qui n'entend rien, et comme un muet qui ne parle jamais de rien. Il avait cependant une grande loyautе professionnelle, et ne se f?t point pr?tе ? une chose qu'il n'aurait pas jugеe honn?te, loyale et correcte au point de vue spеcial de son mеtier.
M. Walter, qui l'apprеciait cependant, avait souvent dеsirе un autre homme pour lui confier les Еchos, qui sont, disait-il, la moelle du journal. C'est par eux qu'on lance les nouvelles, qu'on fait courir les bruits, qu'on agit sur le public et sur la rente. Entre deux soirеes mondaines, il faut savoir glisser, sans avoir l'air de rien, la chose importante, plut?t insinuеe que dite. Il faut, par des sous-entendus, laisser deviner ce qu'on veut, dеmentir de telle sorte que la rumeur s'affirme, ou affirmer de telle mani?re que personne ne croie au fait annoncе. Il faut que, dans les еchos, chacun trouve, chaque jour, une ligne au moins qui l'intеresse, afin que tout le monde les lise. Il faut penser ? tout et ? tous, ? tous les mondes, ? toutes les professions, ? Paris et ? la Province, ? l'Armеe et aux Peintres, au Clergе et ? l'Universitе, aux Magistrats et aux Courtisanes.
L'homme qui les dirige et qui commande au bataillon des reporters doit ?tre toujours en еveil, et toujours en garde, mеfiant, prеvoyant, rusе, alerte et souple, armе de toutes les astuces et douе d'un flair infaillible pour dеcouvrir la nouvelle fausse du premier coup d'Cil, pour juger ce qui est bon ? dire et bon ? celer, pour deviner ce qui portera sur le public; et il doit savoir le prеsenter de telle fa?on que l'effet en soit multipliе.
M. Boisrenard, qui avait pour lui une longue pratique, manquait de ma?trise et de chic; il manquait surtout de la rouerie native qu'il fallait pour pressentir chaque jour les idеes secr?tes du patron.
Duroy devait faire l'affaire en perfection, et il complеtait admirablement la rеdaction de cette feuille «qui naviguait sur les fonds de l'Еtat et sur les bas-fonds de la politique», selon l'expression de Norbert de Varenne.
Les inspirateurs et vеritables rеdacteurs de la Vie Fran?aise еtaient une demi-douzaine de dеputеs intеressеs dans toutes les spеculations que lan?ait ou que soutenait le directeur. On les nommait ? la Chambre» la bande ? Walter» et on les enviait parce qu'ils devaient gagner de l'argent avec lui et par lui.
Forestier, rеdacteur politique, n'еtait que l'homme de paille de ces hommes d'affaires, l'exеcuteur des intentions suggеrеes par eux. Ils lui soufflaient ses articles de fond qu'il allait toujours еcrire chez lui «pour ?tre tranquille», disait-il.
Mais, afin de donner au journal une allure littеraire et parisienne, on y avait attachе deux еcrivains cеl?bres en des genres diffеrents, Jacques Rival, chroniqueur d'actualitе, et Norbert de Varenne, po?te et chroniqueur fantaisiste, ou plut?t conteur, suivant la nouvelle еcole.
Puis on s'еtait procurе, ? bas prix, des critiques d'art, de peinture, de musique, de thе?tre, un rеdacteur criminaliste et un rеdacteur hippique, parmi la grande tribu mercenaire des еcrivains ? tout faire. Deux femmes du monde, «Domino rose» et «Patte blanche», envoyaient des variеtеs mondaines, traitaient les questions de mode, de vie еlеgante, d'еtiquette, de savoir-vivre, et commettaient des indiscrеtions sur les grandes dames.
Et la Vie Fran?aise» naviguait sur les fonds et bas-fonds», manCuvrеe par toutes ces mains diffеrentes.
Duroy еtait dans toute la joie de sa nomination aux fonctions de chef des Еchos quand il re?ut un petit carton gravе, o? il lut: «M. et Mme Walter prient Monsieur Georges Duroy de leur faire le plaisir de venir d?ner chez eux le jeudi 20 janvier.»
Cette nouvelle faveur, tombant sur l'autre, l'emplit d'une telle joie qu'il baisa l'invitation comme il e?t fait d'une lettre d'amour. Puis il alla trouver le caissier pour traiter la grosse question des fonds.
Un chef des Еchos a gеnеralement son budget sur lequel il paie ses reporters et les nouvelles, bonnes ou mеdiocres, apportеes par l'un ou l'autre, comme les jardiniers apportent leurs fruits chez un marchand de primeurs.
Douze cents francs par mois, au dеbut, еtaient allouеs ? Duroy, qui se proposait bien d'en garder une forte partie.
Le caissier, sur ses reprеsentations pressantes, avait fini par lui avancer quatre cents francs. Il eut, au premier moment, l'intention formelle de renvoyer ? Mme de Marelle les deux cent quatre-vingts francs qu'il lui devait, mais il rеflеchit presque aussit?t qu'il ne lui resterait plus entre les mains que cent vingt francs, somme tout ? fait insuffisante pour faire marcher, d'une fa?on convenable, son nouveau service, et il remit cette restitution ? des temps plus еloignеs.
Pendant deux jours, il s'occupa de son installation, car il hеritait d'une table particuli?re et de casiers ? lettres, dans la vaste pi?ce commune ? toute la rеdaction. Il occupait un bout de cette pi?ce, tandis que Boisrenard, dont les cheveux d'un noir d'еb?ne, malgrе son ?ge, еtaient toujours penchеs sur une feuille de papier, tenait l'autre bout.
La longue table du centre appartenait aux rеdacteurs volants. Gеnеralement elle servait de banc pour s'asseoir, soit les jambes pendantes le long des bords, soit ? la turque sur le milieu. Ils еtaient quelquefois cinq ou six accroupis sur cette table, et jouant au bilboquet avec persеvеrance, dans une pose de magots chinois.
Duroy avait fini par prendre go?t ? ce divertissement, et il commen?ait ? devenir fort, sous la direction et gr?ce aux conseils de Saint-Potin.
Forestier, de plus en plus souffrant, lui avait confiе son beau bilboquet en bois des ?les, le dernier achetе, qu'il trouvait un peu lourd, et Duroy manCuvrait d'un bras vigoureux la grosse boule noire au bout de sa corde, en comptant tout bas: «Un – deux – trois – quatre – cinq – six.»
Il arriva justement, pour la premi?re fois, ? faire vingt points de suite, le jour m?me o? il devait d?ner chez Mme Walter. «Bonne journеe, pensa-t-il, j'ai tous les succ?s.» Car l'adresse au bilboquet confеrait vraiment une sorte de supеrioritе dans les bureaux de la Vie Fran?aise.
Il quitta la rеdaction de bonne heure pour avoir le temps de s'habiller, et il remontait la rue de Londres, quand il vit trotter devant lui une petite femme qui avait la tournure de Mme de Marelle. Il sentit une chaleur lui monter au visage, et son cCur se mit ? battre. Il traversa la rue pour la regarder de profil. Elle s'arr?ta pour traverser aussi. Il s'еtait trompе; il respira.
Il s'еtait souvent demandе comment il devrait se comporter en la rencontrant face ? face. La saluerait-il, ou bien aurait-il l'air de ne la point voir?
«Je ne la verrais pas», pensa-t-il.
Il faisait froid, les ruisseaux gelеs gardaient des emp?tements de glace. Les trottoirs еtaient secs et gris sous la lueur du gaz.
Quand le jeune homme entra chez lui, il songea: «Il faut que je change de logement. Cela ne me suffit plus maintenant.» Il se sentait nerveux et gai, capable de courir sur les toits, et il rеpеtait tout haut, en allant de son lit ? la fen?tre: «C'est la fortune qui arrive! c'est la fortune! Il faudra que j'еcrive ? papa.»
De temps en temps il lui еcrivait, ? son p?re; et la lettre apportait toujours une joie vive dans le petit cabaret normand, au bord de la route, au haut de la grande c?te d'o? l'on domine Rouen et la large vallеe de la Seine.
De temps en temps aussi il recevait une enveloppe bleue dont l'adresse еtait tracеe d'une grosse еcriture tremblеe, et il lisait infailliblement les m?mes lignes au dеbut de la lettre paternelle:
«Mon cher fils, la prеsente est pour te dire que nous allons bien, ta m?re et moi. Pas grand'chose de nouveau dans le pays. Je t'apprendrai cependant…»
Et il gardait au cCur un intеr?t pour les choses du village, pour les nouvelles des voisins et pour l'еtat des terres et des rеcoltes.
Il se rеpеtait, en nouant sa cravate blanche devant sa petite glace: «Il faut que j'еcrive ? papa d?s demain. S'il me voyait, ce soir, dans la maison o? je vais, serait-il еpatе, le vieux! Sacristi, je ferai tout ? l'heure un d?ner comme il n'en a jamais fait.» Et il revit brusquement la cuisine noire de l?-bas, derri?re la salle du cafе vide, les casseroles jetant des lueurs jaunes le long des murs, le chat dans la cheminеe, le nez au feu, avec sa pose de Chim?re accroupie, la table de bois graissеe par le temps et par les liquides rеpandus, une soupi?re fumant au milieu, et une chandelle allumеe entre deux assiettes. Et il les aper?ut aussi l'homme et la femme, le p?re et la m?re, les deux paysans aux gestes lents, mangeant la soupe ? petites gorgеes. Il connaissait les moindres plis de leurs vieilles figures, les moindres mouvements de leurs bras et de leur t?te. Il savait m?me ce qu'ils se disaient, chaque soir, en soupant face ? face.
Il pensa encore: «Il faudra pourtant que je finisse par aller les voir.» Mais comme sa toilette еtait terminеe, il souffla sa lumi?re et descendit.
Le long du boulevard extеrieur des filles l'accost?rent. Il leur rеpondait en dеgageant son bras: «Fichez-moi donc la paix!» avec un dеdain violent, comme si elles l'eussent insultе, mеconnu… Pour qui le prenaient-elles? Ces rouleuses-l? ne savaient donc point distinguer les hommes? La sensation de son habit noir endossе pour aller d?ner chez des gens tr?s riches, tr?s connus, tr?s importants, lui donnait le sentiment d'une personnalitе nouvelle, la conscience d'?tre devenu un autre homme, un homme du monde, du vrai monde.
Il entra avec assurance dans l'antichambre еclairеe par les hautes torch?res de bronze et il remit, d'un geste naturel, sa canne et son pardessus aux deux valets qui s'еtaient approchеs de lui.
Tous les salons еtaient illuminеs. Mme Walter recevait dans le second, le plus grand. Elle l'accueillit avec un sourire charmant, et il serra la main des deux hommes arrivеs avant lui, M. Firmin et M. Laroche-Mathieu, dеputеs, rеdacteurs anonymes de la Vie Fran?aise. M. Laroche-Mathieu avait dans le journal une autoritе spеciale provenant d'une grande influence sur la Chambre. Personne ne doutait qu'il ne f?t ministre un jour.
Puis arriv?rent les Forestier, la femme en rose, et ravissante. Duroy fut stupеfait de la voir intime avec les deux reprеsentants du pays. Elle causa tout bas, au coin de la cheminеe, pendant plus de cinq minutes, avec M. Laroche-Mathieu. Charles paraissait extеnuе. Il avait maigri beaucoup depuis un mois, et il toussait sans cesse en rеpеtant: «Je devrais me dеcider ? aller finir l'hiver dans le Midi.»
Norbert de Varenne et Jacques Rival apparurent ensemble. Puis une porte s'еtant ouverte au fond de l'appartement, M. Walter entra avec deux grandes jeunes filles de seize ? dix-huit ans, une laide et l'autre jolie.
Duroy savait pourtant que le patron еtait p?re de famille, mais il fut saisi d'еtonnement. Il n'avait jamais songе aux filles de son directeur que comme on songe aux pays lointains qu'on ne verra jamais. Et puis il se les еtait figurеes toutes petites et il voyait des femmes. Il en ressentait le lеger trouble moral que produit un changement ? vue.
Elles lui tendirent la main, l'une apr?s l'autre, apr?s la prеsentation, et elles all?rent s'asseoir ? une petite table qui leur еtait sans doute rеservеe, o? elles se mirent ? remuer un tas de bobines de soie dans une bannette.
On attendait encore quelqu'un, et on demeurait silencieux, dans cette sorte de g?ne qui prеc?de les d?ners entre gens qui ne se trouvent pas dans la m?me atmosph?re d'esprit, apr?s les occupations diffеrentes de leur journеe.
Duroy ayant levе par dеsCuvrement les yeux vers le mur, M. Walter lui dit, de loin, avec un dеsir visible de faire valoir son bien:
– Vous regardez mes tableaux?
Le mes sonna.
– Je vais vous les montrer. Et il prit une lampe pour qu'on p?t distinguer tous les dеtails.
– Ici les paysages, dit-il.
Au centre du panneau on voyait une grande toile de Guillemet, une plage de Normandie sous un ciel d'orage. Au-dessous, un bois de Harpignies; puis une plaine d'Algеrie, par Guillaumet, avec un chameau ? l'horizon, un grand chameau sur ses hautes jambes, pareil ? un еtrange monument.
M. Walter passa au mur voisin et annon?a, avec un ton sеrieux, comme un ma?tre de cеrеmonies:
– La grande peinture.
C'еtaient quatre toiles: Une visite d'h?pital, par Gervex; Une Moissonneuse, par Bastien-Lepage; Une Veuve, par Bouguereau, et Une Exеcution, par Jean-Paul Laurens. Cette derni?re Cuvre reprеsentait un pr?tre vendеen fusillе contre le mur de son еglise par un dеtachement de Bleus.
Un sourire passa sur la figure grave du patron en indiquant le panneau suivant:
– Ici les fantaisistes.
On apercevait d'abord une petite toile de Jean Bеraud, intitulеe: Le haut et le bas. C'еtait une jolie Parisienne montant l'escalier d'un tramway en marche. Sa t?te apparaissait au niveau de l'impеriale, et les messieurs assis sur les bancs dеcouvraient, avec une satisfaction avide, le jeune visage qui venait vers eux, tandis que les hommes debout sur la plate-forme du bas considеraient les jambes de la jeune femme avec une expression diffеrente de dеpit et de convoitise.
M. Walter tenait la lampe ? bout de bras, et rеpеtait en riant d'un rire polisson:
– Hein? Est-ce dr?le? est-ce dr?le?
Puis il еclaira:
– Un Sauvetage, par Lambert.
Au milieu d'une table desservie, un jeune chat, assis sur son derri?re, examinait avec еtonnement et perplexitе une mouche se noyant dans un verre d'eau. Il avait une patte levеe, pr?t ? cueillir l'insecte d'un coup rapide. Mais il n'еtait point dеcidе. Il hеsitait. Que ferait-il?
Puis le patron montra un Detaille: La Le?on, qui reprеsentait un soldat dans une caserne, apprenant ? un caniche ? jouer du tambour, et il dеclara:
– En voil? de l'esprit!
Duroy riait d'un rire approbateur et s'extasiait:
– Comme c'est charmant, comme c'est charmant, char…
Il s'arr?ta net, en entendant derri?re lui la voix de Mme de Marelle qui venait d'entrer.
Le patron continuait ? еclairer les toiles, en les expliquant.
Il montrait maintenant une aquarelle de Maurice Leloir: L'Obstacle. C'еtait une chaise ? porteurs arr?tеe, la rue se trouvant barrеe par une bataille entre deux hommes du peuple, deux gaillards luttant comme des hercules. Et on voyait sortir par la fen?tre de la chaise un ravissant visage de femme qui regardait… qui regardait… sans impatience, sans peur, et avec une certaine admiration le combat de ces deux brutes.
M. Walter disait toujours:
– J'en ai d'autres dans les pi?ces suivantes, mais ils sont de gens moins connus, moins classеs. Ici c'est mon Salon carrе. J'ach?te des jeunes en ce moment, des tout jeunes, et je les mets en rеserve dans les appartements intimes, en attendant le moment o? les auteurs seront cеl?bres.
Puis il pronon?a tout bas:
– C'est l'instant d'acheter des tableaux. Les peintres cr?vent de faim. Ils n'ont pas le sou, pas le sou…
Mais Duroy ne voyait rien, entendait sans comprendre. Mme de Marelle еtait l?, derri?re lui. Que devait-il faire? S'il la saluait, n'allait-elle point lui tourner le dos ou lui jeter quelque insolence? S'il ne s'approchait pas d'elle, que penserait-on?
Il se dit: «Je vais toujours gagner du temps.» Il еtait tellement еmu qu'il eut l'idеe un moment de simuler une indisposition subite qui lui permettrait de s'en aller.
La visite des murs еtait finie. Le patron alla reposer sa lampe et saluer la derni?re venue, tandis que Duroy recommen?ait tout seul l'examen des toiles comme s'il ne se f?t pas lassе de les admirer.
Il avait l'esprit bouleversе. Que devait-il faire? Il entendait les voix, il distinguait la conversation. Mme Forestier l'appela:
– Dites donc, monsieur Duroy.
Il courut vers elle. C'еtait pour lui recommander une amie qui donnait une f?te et qui aurait bien voulu une citation dans les Еchos de la Vie Fran?aise.
Il balbutiait:
– Mais certainement, madame, certainement…
Mme de Marelle se trouvait maintenant tout pr?s de lui. Il n'osait point se retourner pour s'en aller.
Tout ? coup, il se crut devenu fou; elle avait dit, ? haute voix:
– Bonjour, Bel-Ami. Vous ne me reconnaissez donc plus?
Il pivota sur ses talons avec rapiditе. Elle se tenait debout devant lui, souriante, l'Cil plein de gaietе et d'affection. Et elle lui tendit la main.
Il la prit en tremblant, craignant encore quelque ruse et quelque perfidie. Elle ajouta avec sеrеnitе:
– Que devenez-vous? On ne vous voit plus.
Il bеgayait, sans parvenir ? reprendre son sang-froid:
– Mais j'ai eu beaucoup ? faire, madame, beaucoup ? faire. M. Walter m'a confiе un nouveau service qui me donne еnormеment d'occupation.
Elle rеpondit, en le regardant toujours en face, sans qu'il p?t dеcouvrir dans son Cil autre chose que de la bienveillance:
– Je le sais. Mais ce n'est pas une raison pour oublier vos amis.
Ils furent sеparеs par une grosse dame qui entrait, une grosse dame dеcolletеe, aux bras rouges, aux joues rouges, v?tue et coiffеe avec prеtention, et marchant si lourdement qu'on sentait, ? la voir aller, le poids et l'еpaisseur de ses cuisses.
Comme on paraissait la traiter avec beaucoup d'еgards, Duroy demanda ? Mme Forestier:
– Quelle est cette personne?
– La vicomtesse de Percemur, celle qui signe: «Patte blanche.»
Il fut stupеfait et saisi par une envie de rire:
– Patte blanche! Patte blanche! Moi qui voyais, en pensеe, une jeune femme comme vous! C'est ?a, Patte blanche? Ah! elle est bien bonne! bien bonne!
Un domestique apparut dans la porte et annon?a:
– Madame est servie.
Le d?ner fut banal et gai, un de ces d?ners o? l'on parle de tout sans rien dire. Duroy se trouvait entre la fille a?nеe du patron, la laide, Mlle Rose, et Mme de Marelle. Ce dernier voisinage le g?nait un peu, bien qu'elle e?t l'air fort ? l'aise et caus?t avec son esprit ordinaire. Il se troubla d'abord, contraint, hеsitant, comme un musicien qui a perdu le ton. Peu ? peu, cependant, l'assurance lui revenait, et leurs yeux, se rencontrant sans cesse, s'interrogeaient, m?laient leurs regards d'une fa?on intime, presque sensuelle, comme autrefois.
Tout ? coup, il crut sentir, sous la table, quelque chose effleurer son pied. Il avan?a doucement la jambe et rencontra celle de sa voisine qui ne recula point ? ce contact. Ils ne parlaient pas, en ce moment, tournеs tous deux vers leurs autres voisins.
Duroy, le cCur battant, poussa un peu plus son genou. Une pression lеg?re lui rеpondit. Alors il comprit que leurs amours recommen?aient.
Que dirent-ils ensuite? Pas grand'chose; mais leurs l?vres frеmissaient chaque fois qu'ils se regardaient.
Le jeune homme, cependant, voulant ?tre aimable pour la fille de son patron, lui adressait une phrase de temps en temps. Elle y rеpondait, comme l'aurait fait sa m?re, n'hеsitant jamais sur ce qu'elle devait dire.
? la droite de M. Walter, la vicomtesse de Percemur prenait des allures de princesse; et Duroy, s'еgayant ? la regarder, demanda tout bas ? Mme de Marelle:
– Est-ce que vous connaissez l'autre, celle qui signe: «Domino rose»?
– Oui, parfaitement: la baronne de Livar?
– Est-elle du m?me cru?
– Non, mais aussi dr?le. Une grande s?che, soixante ans, frisons faux, dents ? l'anglaise, esprit de la Restauration, toilettes m?me еpoque.
– O? ont-ils dеnichе ces phеnom?nes de lettres?
– Les еpaves de la noblesse sont toujours recueillies par les bourgeois parvenus.
– Pas d'autre raison?
– Aucune autre.
Puis une discussion politique commen?a entre le patron, les deux dеputеs, Norbert de Varenne et Jacques Rival; et elle dura jusqu'au dessert.
Quand on fut retournе dans le salon, Duroy s'approcha de nouveau de Mme de Marelle, et, la regardant au fond des yeux:
– Voulez-vous que je vous reconduise, ce soir?
– Non.
– Pourquoi?
– Parce que M. Laroche-Mathieu, qui est mon voisin, me laisse ? ma porte chaque fois que je d?ne ici.
– Quand vous verrai-je?
– Venez dеjeuner avec moi, demain.
Et ils se sеpar?rent sans rien dire de plus.
Duroy ne resta pas tard, trouvant monotone la soirеe. Comme il descendait l'escalier, il rattrapa Norbert de Varenne qui venait aussi de partir. Le vieux po?te lui prit le bras. N'ayant plus ? redouter de rivalitе dans le journal, leur collaboration еtant essentiellement diffеrente, il tеmoignait maintenant au jeune homme une bienveillance d'a?eul.
– Eh bien, vous allez me reconduire un bout de chemin? dit-il.
Duroy rеpondit:
– Avec joie, cher ma?tre.
Et ils se mirent en route, en descendant le boulevard Malesherbes, ? petits pas.
Paris еtait presque dеsert cette nuit-l?, une nuit froide, une de ces nuits qu'on dirait plus vastes que les autres, o? les еtoiles sont plus hautes, o? l'air semble apporter dans ses souffles glacеs quelque chose venu de plus loin que les astres.
Les deux hommes ne parl?rent point dans les premiers moments. Puis Duroy, pour dire quelque chose, pronon?a:
– Ce M. Laroche-Mathieu a l'air fort intelligent et fort instruit.
Le vieux po?te murmura:
– Vous trouvez?
Le jeune homme, surpris, hеsitait:
– Mais oui; il passe d'ailleurs pour un des hommes les plus capables de la Chambre.
– C'est possible. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Tous ces gens-l?, voyez-vous, sont des mеdiocres, parce qu'ils ont l'esprit entre deux murs, – l'argent et la politique. – Ce sont des cuistres, mon cher, avec qui il est impossible de parler de rien, de rien de ce que nous aimons. Leur intelligence est ? fond de vase, ou plut?t ? fond de dеpotoir, comme la Seine ? Asni?res.
Ah! c'est qu'il est difficile de trouver un homme qui ait de l'espace dans la pensеe, qui vous donne la sensation de ces grandes haleines du large qu'on respire sur les c?tes de la mer. J'en ai connu quelques-uns, ils sont morts.
Norbert de Varenne parlait d'une voix claire, mais retenue, qui aurait sonnе dans le silence de la nuit s'il l'avait laissеe s'еchapper. Il semblait surexcitе et triste, d'une de ces tristesses qui tombent parfois sur les ?mes et les rendent vibrantes comme la terre sous la gelеe.
Il reprit:
– Qu'importe, d'ailleurs, un peu plus ou un peu moins de gеnie, puisque tout doit finir!
Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cCur gai, ce soir-l?, dit, en souriant:
– Vous avez du noir, aujourd'hui, cher ma?tre.
Le po?te rеpondit:
– J'en ai toujours, mon enfant, et vous en aurez autant que moi dans quelques annеes. La vie est une c?te. Tant qu'on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux; mais, lorsqu'on arrive en haut, on aper?oit tout d'un coup la descente, et la fin, qui est la mort. ?a va lentement quand on monte, mais ?a va vite quand on descend. ? votre ?ge, on est joyeux. On esp?re tant de choses, qui n'arrivent jamais, d'ailleurs. Au mien, on n'attend plus rien… que la mort.
Duroy se mit ? rire:
– Bigre, vous me donnez froid dans le dos.
Norbert de Varenne reprit:
– Non, vous ne me comprenez pas aujourd'hui, mais vous vous rappellerez plus tard ce que je vous dis en ce moment.
Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, o? c'est fini de rire, comme on dit, parce que derri?re tout ce qu'on regarde, c'est la mort qu'on aper?oit.
Oh! vous ne comprenez m?me pas ce mot-l?, vous, la mort. ? votre ?ge, ?a ne signifie rien. Au mien, il est terrible.
Oui, on le comprend tout d'un coup, on ne sait pas pourquoi ni ? propos de quoi, et alors tout change d'aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une b?te rongeuse. Je l'ai sentie peu ? peu, mois par mois, heure par heure, me dеgrader ainsi qu'une maison qui s'еcroule. Elle m'a dеfigurе si compl?tement que je ne me reconnais pas. Je n'ai plus rien de moi, de moi l'homme radieux, frais et fort que j'еtais ? trente ans. Je l'ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et mеchante! Elle m'a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu'une ?me dеsespеrеe qu'elle enl?vera bient?t aussi.
Oui, elle m'a еmiettе, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon ?tre, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m'approche d'elle, chaque mouvement, chaque souffle h?te son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, r?ver, tout ce que nous faisons, c'est mourir. Vivre enfin, c'est mourir!
Oh! vous saurez cela! Si vous rеflеchissiez seulement un quart d'heure, vous la verriez.
Qu'attendez-vous? De l'amour? Encore quelques baisers, et vous serez impuissant.
Et puis, apr?s? De l'argent? Pourquoi faire? Pour payer des femmes? Joli bonheur! Pour manger beaucoup, devenir ob?se et crier des nuits enti?res sous les morsures de la goutte?
Et puis encore? De la gloire? ? quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous forme d'amour?
Et puis, apr?s? Toujours la mort pour finir.
Moi, maintenant, je la vois de si pr?s que j'ai souvent envie d'еtendre les bras pour la repousser. Elle couvre la terre et emplit l'espace. Je la dеcouvre partout. Les petites b?tes еcrasеes sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aper?u dans la barbe d'un ami, me ravagent le cCur et me crient: «La voil?!»
Elle me g?te tout ce que je fais, tout ce que je vois, ce que je mange et ce que je bois, tout ce que j'aime, les clairs de lune, les levers de soleil, la grande mer, les belles rivi?res, et l'air des soirs d'еtе, si doux ? respirer!
Il allait doucement, un peu essoufflе, r?vant tout haut, oubliant presque qu'on l'еcoutait.
Il reprit:
– Et jamais un ?tre ne revient, jamais… On garde les moules des statues, les empreintes qui refont toujours des objets pareils; mais mon corps, mon visage, mes pensеes, mes dеsirs ne repara?tront jamais. Et pourtant il na?tra des millions, des milliards d'?tres qui auront dans quelques centim?tres carrеs un nez, des yeux, un front, des joues et une bouche comme moi, et aussi une ?me comme moi, sans que jamais je revienne, moi, sans que jamais m?me quelque chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces crеatures innombrables et diffеrentes, indеfiniment diffеrentes bien que pareilles ? peu pr?s.
? quoi se rattacher? Vers qui jeter des cris de dеtresse? ? quoi pouvons-nous croire?
Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puеrile et leurs promesses еgo?stes, monstrueusement b?tes.
La mort seule est certaine.
Il s'arr?ta, prit Duroy par les deux extrеmitеs du col de son pardessus, et, d'une voix lente:
– Pensez ? tout cela, jeune homme, pensez-y pendant des jours, des mois et des annеes, et vous verrez l'existence d'une autre fa?on. Essayez donc de vous dеgager de tout ce qui vous enferme, faites cet effort surhumain de sortir vivant de votre corps, de vos intеr?ts, de vos pensеes et de l'humanitе tout enti?re, pour regarder ailleurs, et vous comprendrez combien ont peu d'importance les querelles des romantiques et des naturalistes, et la discussion du budget.
Il se remit ? marcher d'un pas plus rapide.
– Mais aussi vous sentirez l'effroyable dеtresse des dеsespеrеs. Vous vous dеbattrez, еperdu, noyе, dans les incertitudes. Vous crierez «? l'aide» de tous les c?tеs, et personne ne vous rеpondra. Vous tendrez les bras, vous appellerez pour ?tre secouru, aimе, consolе, sauvе! et personne ne viendra.
Pourquoi souffrons-nous ainsi? C'est que nous еtions nеs sans doute pour vivre davantage selon la mati?re et moins selon l'esprit; mais, ? force de penser, une disproportion s'est faite entre l'еtat de notre intelligence agrandie et les conditions immuables de notre vie.
Regardez les gens mеdiocres; ? moins de grands dеsastres tombant sur eux ils se trouvent satisfaits, sans souffrir du malheur commun. Les b?tes non plus ne le sentent pas.
Il s'arr?ta encore, rеflеchit quelques secondes, puis d'un air las et rеsignе:
– Moi, je suis un ?tre perdu. Je n'ai ni p?re, ni m?re, ni fr?re, ni sCur, ni femme, ni enfants, ni Dieu.
Il ajouta, apr?s un silence:
– Je n'ai que la rime.
Puis, levant la t?te vers le firmament, o? luisait la face p?le de la pleine lune, il dеclama:
Et je cherche le mot de cet obscur probl?me Dans le ciel noir et vide o? flotte un astre bl?me.
Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le travers?rent en silence, puis ils long?rent le Palais-Bourbon. Norbert de Varenne se remit ? parler:
– Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c'est que de vivre seul, ? mon ?ge. La solitude, aujourd'hui, m'emplit d'une angoisse horrible; la solitude dans le logis, aupr?s du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entourе de dangers vagues, de choses inconnues et terribles; et la cloison, qui me sеpare de mon voisin que je ne connais pas, m'еloigne de lui autant que des еtoiles aper?ues par ma fen?tre. Une sorte de fi?vre m'envahit, une fi?vre de douleur et de crainte, et le silence des murs m'еpouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre o? l'on vit seul. Ce n'est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l'?me, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu'au cCur, car aucun bruit n'est attendu dans ce morne logis.
Il se tut encore une fois, puis ajouta:
– Quand on est vieux, ce serait bon, tout de m?me, des enfants!
Ils еtaient arrivеs vers le milieu de la rue de Bourgogne. Le po?te s'arr?ta devant une haute maison, sonna, serra la main de Duroy, et lui dit:
– Oubliez tout ce rab?chage de vieux, jeune homme, et vivez selon votre ?ge; adieu!
Et il disparut dans le corridor noir.
Duroy se remit en route, le cCur serrе. Il lui semblait qu'on venait de lui montrer quelque trou plein d'ossements, un trou inеvitable o? il lui faudrait tomber un jour. Il murmura: «Bigre, ?a ne doit pas ?tre gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au dеfilе de ses idеes, nom d'un chien!»
Mais, s'еtant arr?tе pour laisser passer une femme parfumеe qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il aspira d'un grand souffle avide la senteur de verveine et d'iris envolеe dans l'air. Ses poumons et son cCur palpit?rent brusquement d'espеrance et de joie; et le souvenir de Mme de Marelle qu'il reverrait le lendemain l'envahit des pieds ? la t?te.
Tout lui souriait, la vie l'accueillait avec tendresse. Comme c'еtait bon, la rеalisation des espеrances!
Il s'endormit dans l'ivresse et se leva de bonne heure pour faire un tour ? pied, dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, avant d'aller ? son rendez-vous.
Le vent ayant changе, le temps s'еtait adouci pendant la nuit, et il faisait une tiеdeur et un soleil d'avril. Tous les habituеs du Bois еtaient sortis ce matin-l?, cеdant ? l'appel du ciel clair et doux.
Duroy marchait lentement, buvant l'air lеger, savoureux comme une friandise de printemps. Il passa l'Arc de triomphe de l'Еtoile et s'engagea dans la grande avenue, du c?tе opposе aux cavaliers. Il les regardait, trottant ou galopant, hommes et femmes, les riches du monde, et c'est ? peine s'il les enviait maintenant. Il les connaissait presque tous de nom, savait le chiffre de leur fortune et l'histoire secr?te de leur vie, ses fonctions ayant fait de lui une sorte d'almanach des cеlеbritеs et des scandales parisiens.
Les amazones passaient, minces et moulеes dans le drap sombre de leur taille, avec ce quelque chose de hautain et d'inabordable qu'ont beaucoup de femmes ? cheval; et Duroy s'amusait ? rеciter ? mi-voix, comme on rеcite des litanies dans une еglise, les noms, titres et qualitеs des amants qu'elles avaient eus ou qu'on leur pr?tait; et, quelquefois, m?me au lieu de dire: «Baron de Tanquelet, Prince de la Tour-Enguerrand;» il murmurait: «C?tе Lesbos: Louise Michot, du Vaudeville, Rose Marquetin, de l'Opеra.»
Ce jeu l'amusait beaucoup, comme s'il e?t constatе, sous les sеv?res apparences, l'еternelle et profonde infamie de l'homme, et que cela l'e?t rеjoui, excitе, consolе.
Puis il pronon?a tout haut: «Tas d'hypocrites!» et chercha de l'Cil les cavaliers sur qui couraient les plus grosses histoires.
Il en vit beaucoup soup?onnеs de tricher au jeu, pour qui les cercles, en tout cas, еtaient la grande ressource, la seule ressource, ressource suspecte ? coup s?r.
D'autres, fort cеl?bres, vivaient uniquement des rentes de leurs femmes, c'еtait connu; d'autres des rentes de leurs ma?tresses, on l'affirmait. Beaucoup avaient payе leurs dettes (acte honorable), sans qu'on e?t jamais devinе d'o? leur еtait venu l'argent nеcessaire (myst?re bien louche). Il vit des hommes de finance dont l'immense fortune avait un vol pour origine, et qu'on recevait partout, dans les plus nobles maisons, puis des hommes si respectеs que les petits bourgeois se dеcouvraient sur leur passage, mais dont les tripotages effrontеs, dans les grandes entreprises nationales, n'еtaient un myst?re pour aucun de ceux qui savaient les dessous du monde.
Tous avaient l'air hautain, la l?vre fi?re, l'Cil insolent, ceux ? favoris et ceux ? moustaches.
Duroy riait toujours, rеpеtant: «C'est du propre, tas de crapules, tas d'escarpes!»
Mais une voiture passa, dеcouverte, basse et charmante, tra?nеe au grand trot par deux minces chevaux blancs dont la crini?re et la queue voltigeaient, et conduite par une petite jeune femme blonde, une courtisane connue qui avait deux grooms assis derri?re elle. Duroy s'arr?ta, avec une envie de saluer et d'applaudir cette parvenue de l'amour qui еtalait avec audace dans cette promenade et ? cette heure des hypocrites aristocrates, le luxe cr?ne gagnе sur ses draps. Il sentait peut-?tre vaguement qu'il y avait quelque chose de commun entre eux, un lien de nature, qu'ils еtaient de m?me race, de m?me ?me, et que son succ?s aurait des procеdеs audacieux de m?me ordre.
Il revint plus doucement, le cCur chaud de satisfaction, et il arriva, un peu avant l'heure, ? la porte de son ancienne ma?tresse.
Elle le re?ut, les l?vres tendues, comme si aucune rupture n'avait eu lieu, et elle oublia m?me, pendant quelques instants, la sage prudence qu'elle opposait, chez elle, ? leurs caresses. Puis elle lui dit, en baisant les bouts frisеs de ses moustaches:
– Tu ne sais pas l'ennui qui m'arrive, mon chеri? J'espеrais une bonne lune de miel, et voil? mon mari qui me tombe sur le dos pour six semaines; il a pris un congе. Mais je ne veux pas rester six semaines sans te voir, surtout apr?s notre petite brouille, et voil? comment j'ai arrangе les choses. Tu viendras me demander ? d?ner lundi, je lui ai dеj? parlе de toi. Je te prеsenterai.
Duroy hеsitait, un peu perplexe, ne s'еtant jamais trouvе encore en face d'un homme dont il possеdait la femme. Il craignait que quelque chose le trah?t, un peu de g?ne, un regard, n'importe quoi. Il balbutiait:
– Non, j'aime mieux ne pas faire la connaissance de ton mari.
Elle insista, fort еtonnеe, debout devant lui et ouvrant des yeux na?fs.
– Mais pourquoi? quelle dr?le de chose? ?a arrive tous les jours, ?a! Je ne t'aurais pas cru si nigaud, par exemple.
Il fut blessе:
– Eh bien, soit, je viendrai d?ner lundi.
Elle ajouta:
– Pour que ce soit bien naturel, j'aurai les Forestier. ?a ne m'amuse pourtant pas de recevoir du monde chez moi.
Jusqu'au lundi, Duroy ne pensa plus gu?re ? cette entrevue; mais voil? qu'en montant l'escalier de Mme de Marelle, il se sentit еtrangement troublе, non pas qu'il lui rеpugn?t de prendre la main de ce mari, de boire son vin et de manger son pain, mais il avait peur de quelque chose, sans savoir de quoi.
On le fit entrer dans le salon, et il attendit, comme toujours. Puis la porte de la chambre s'ouvrit, et il aper?ut un grand homme ? barbe blanche, dеcorе, grave et correct, qui vint ? lui avec une politesse minutieuse:
– Ma femme m'a souvent parlе de vous, et je suis charmе de faire votre connaissance.
Duroy s'avan?a en t?chant de donner ? sa physionomie un air de cordialitе expressive, et il serra avec une еnergie exagеrеe la main tendue de son h?te. Puis, s'еtant assis, il ne trouva rien ? lui dire.
M. de Marelle remit un morceau de bois au feu, et demanda:
– Voici longtemps que vous vous occupez de journalisme?
Duroy rеpondit:
– Depuis quelques mois seulement.
– Ah! vous avez marchе vite.
– Oui, assez vite.
Et il se mit ? parler au hasard, sans trop songer ? ce qu'il disait, dеbitant toutes les banalitеs en usage entre gens qui ne se connaissent point. Il se rassurait maintenant et commen?ait ? trouver la situation fort amusante. Il regardait la figure sеrieuse et respectable de M. de Marelle, avec une envie de rire sur les l?vres, en pensant: «Toi, je te fais cocu, mon vieux, je te fais cocu.» Et une satisfaction intime, vicieuse, le pеnеtrait, une joie de voleur qui a rеussi et qu'on ne soup?onne pas, une joie fourbe, dеlicieuse. Il avait envie, tout ? coup, d'?tre l'ami de cet homme, de gagner sa confiance, de lui faire raconter les choses secr?tes de sa vie.
Mme de Marelle entra brusquement, et les ayant couverts d'un coup d'Cil souriant et impеnеtrable, elle alla vers Duroy qui n'osa point, devant le mari, lui baiser la main, ainsi qu'il le faisait toujours.
Elle еtait tranquille et gaie comme une personne habituеe ? tout, qui trouvait cette rencontre naturelle et simple, en sa rouerie native et franche. Laurine apparut, et vint, plus sagement que de coutume, tendre son front ? Georges, la prеsence de son p?re l'intimidant. Sa m?re lui dit:
– Eh bien, tu ne l'appelles plus Bel-Ami, aujourd'hui.
Et l'enfant rougit, comme si on venait de commettre une grosse indiscrеtion, de rеvеler une chose qu'on ne devait pas dire, de dеvoiler un secret intime et un peu coupable de son cCur.
Quand les Forestier arriv?rent, on fut effrayе de l'еtat de Charles. Il avait maigri et p?li affreusement en une semaine et il toussait sans cesse. Il annon?a d'ailleurs qu'ils partaient pour Cannes le jeudi suivant, sur l'ordre formel du mеdecin.
Ils se retir?rent de bonne heure, et Duroy dit en hochant la t?te:
– Je crois qu'il file un bien mauvais coton. Il ne fera pas de vieux os.
Mme de Marelle affirma avec sеrеnitе:
– Oh! il est perdu! En voil? un qui avait eu de la chance de trouver une femme comme la sienne.
Duroy demanda:
– Elle l'aide beaucoup?
– C'est-?-dire qu'elle fait tout. Elle est au courant de tout, elle conna?t tout le monde sans avoir l'air de voir personne; elle obtient ce qu'elle veut, comme elle veut, et quand elle veut. Oh! elle est fine, adroite et intrigante comme aucune, celle-l?. En voil? un trеsor, pour un homme qui veut parvenir.
Georges reprit:
– Elle se remariera bien vite, sans doute?
Mme de Marelle rеpondit:
– Oui. Je ne serais m?me pas еtonnеe qu'elle e?t en vue quelqu'un… un dеputе… ? moins que… qu'il ne veuille pas…, car… car…, il y aurait peut-?tre de gros obstacles… moraux… Enfin, voil?. Je ne sais rien.
M. de Marelle grommela avec une lente impatience:
– Tu laisses toujours soup?onner un tas de choses que je n'aime pas. Ne nous m?lons jamais des affaires des autres. Notre conscience nous suffit ? gouverner. Ce devrait ?tre une r?gle pour tout le monde.
Duroy se retira, le cCur troublе et l'esprit plein de vagues combinaisons.
Il alla le lendemain faire une visite aux Forestier et il les trouva terminant leurs bagages. Charles, еtendu sur un canapе, exagеrait la fatigue de sa respiration et rеpеtait:
– Il y a un mois que je devrais ?tre parti.
Puis il fit ? Duroy une sеrie de recommandations pour le journal, bien que tout f?t rеglе et convenu avec M. Walter.
Quand Georges s'en alla, il serra еnergiquement les mains de son camarade:
– Eh bien, mon vieux, ? bient?t!
Mais, comme Mme Forestier le reconduisait jusqu'? la porte, il lui dit vivement:
– Vous n'avez pas oubliе notre pacte? Nous sommes des amis et des alliеs, n'est-ce pas? Donc, si vous avez besoin de moi, en quoi que ce soit, n'hеsitez point. Une dеp?che ou une lettre et j'obеirai.
Elle murmura:
– Merci, je n'oublierai pas.
Et son Cil aussi lui dit: «Merci», d'une fa?on plus profonde et plus douce.
Comme Duroy descendait l'escalier, il rencontra, montant ? pas lents, M. de Vaudrec, qu'une fois dеj? il avait vu chez elle. Le comte semblait triste – de ce dеpart, peut-?tre?
Voulant se montrer homme du monde, le journaliste le salua avec empressement.
L'autre lui rendit avec courtoisie, mais d'une mani?re un peu fi?re.
Le mеnage Forestier partit le jeudi soir.



VII
La disparition de Charles donna ? Duroy une importance plus grande dans la rеdaction de la Vie Fran?aise. Il signa quelques articles de fond, tout en signant aussi ses еchos, car le patron voulait que chacun gard?t la responsabilitе de sa copie. Il eut quelques polеmiques dont il se tira avec esprit; et ses relations constantes avec les hommes d'Еtat le prеparaient peu ? peu ? devenir ? son tour un rеdacteur politique adroit et perspicace.
Il ne voyait qu'une tache dans tout son horizon. Elle venait d'un petit journal frondeur qui l'attaquait constamment, ou plut?t qui attaquait en lui le chef des еchos de la Vie Fran?aise, le chef des еchos ? surprises de M. Walter, disait le rеdacteur anonyme de cette feuille, appelеe: La Plume. C'еtaient, chaque jour, des perfidies, des traits mordants, des insinuations de toute nature.
Jacques Rival dit un jour ? Duroy:
– Vous ?tes patient.
L'autre balbutia:
– Que voulez-vous, il n'y a pas d'attaque directe.
Or, un apr?s-midi, comme il entrait dans la salle de rеdaction, Boisrenard lui tendit le numеro de la Plume:
– Tenez, il y a encore une note dеsagrеable pour vous.
– Ah! ? propos de quoi?
– ? propos de rien, de l'arrestation d'une dame Aubert par un agent des mCurs.
Georges prit le journal qu'on lui tendait, et lut, sous ce titre: Duroy s'amuse:
«L'illustre reporter de la Vie Fran?aise nous apprend aujourd'hui que la dame Aubert, dont nous avons annoncе l'arrestation par un agent de l'odieuse brigade des mCurs, n'existe que dans notre imagination. Or la personne en question demeure 18, rue de l'Еcureuil, ? Montmartre. Nous comprenons trop, d'ailleurs, quel intеr?t ou quels intеr?ts peuvent avoir les agents de la banque Walter ? soutenir ceux du prеfet de police qui tol?re leur commerce. Quant au reporter dont il s'agit, il ferait mieux de nous donner quelqu'une de ces bonnes nouvelles ? sensation dont il a le secret: nouvelles de morts dеmenties le lendemain, nouvelles de batailles qui n'ont pas eu lieu, annonce de paroles graves prononcеes par des souverains qui n'ont rien dit, toutes les informations enfin qui constituent les «Profits Walter», ou m?me quelqu'une des petites indiscrеtions sur des soirеes de femmes ? succ?s, ou sur l'excellence de certains produits qui sont d'une grande ressource ? quelques-uns de nos confr?res.»
Le jeune homme demeurait interdit, plus qu'irritе, comprenant seulement qu'il y avait l?-dedans quelque chose de fort dеsagrеable pour lui.
Boisrenard reprit:
– Qui vous a donnе cet еcho?
Duroy cherchait, ne se rappelant plus. Puis, tout ? coup, le souvenir lui revint:
– Ah! oui, c'est Saint-Potin.
Puis il relut l'alinеa de la Plume, et il rougit brusquement, rеvoltе par l'accusation de vеnalitе.
Il s'еcria:
– Comment, on prеtend que je suis payе pour…
Boisrenard l'interrompit:
– Dame, oui. C'est emb?tant pour vous. Le patron est fort sur l'Cil ? ce sujet. ?a pourrait arriver si souvent dans les еchos…
Saint-Potin, justement, entrait. Duroy courut ? lui:
– Vous avez vu la note de la Plume?
– Oui, et je viens de chez la dame Aubert. Elle existe parfaitement, mais elle n'a pas еtе arr?tеe. Ce bruit n'a aucun fondement.
Alors Duroy s'еlan?a chez le patron qu'il trouva un peu froid, avec un Cil soup?onneux. Apr?s avoir еcoutе le cas, M. Walter rеpondit:
– Allez vous-m?me chez cette dame et dеmentez de fa?on qu'on n'еcrive plus de pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit. C'est fort ennuyeux pour le journal, pour moi et pour vous. Pas plus que la femme de Cеsar, un journaliste ne doit ?tre soup?onnе.
Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour guide, et il cria au cocher:
– 18, rue de l'Еcureuil, ? Montmartre.
C'еtait dans une immense maison dont il fallut escalader les six еtages. Une vieille femme en caraco de laine vint leur ouvrir:
– Qu'est-ce que vous me r'voulez? dit-elle en apercevant Saint-Potin.
Il rеpondit:
– Je vous am?ne monsieur, qui est inspecteur de police et qui voudrait bien savoir votre affaire.
Alors elle les fit entrer, en racontant:
– Il en est encore r'venu deux d'puis vous pour un journal, je n'sais point l'quel.
Puis, se tournant vers Duroy:
– Donc, c'est monsieur qui dеsire savoir?
– Oui. Est-ce que vous avez еtе arr?tеe par un agent des mCurs?
Elle leva les bras:
– Jamais d' la vie, mon bon monsieur, jamais d' la vie. Voil? la chose. J'ai un boucher qui sert bien, mais qui p?se mal. Je m'en ai aper?u souvent sans rien dire, mais l'autre jour, comme je lui demandais deux livres de c?telettes, vu que j'aurais ma fille et mon gendre, je m'aper?ois qu'il me p?se des os de dеchet, des os de c?telettes, c'est vrai, mais pas des miennes. J'aurais pu en faire du rago?t, c'est encore vrai, mais quand je demande des c?telettes, c'est pas pour avoir le dеchet des autres. Je refuse donc, alors y me traite de vieux rat, je lui rеplique vieux fripon; bref, de fil en aiguille, nous nous sommes tant chamaillеs qu'il y avait plus de cent personnes devant la boutique et qui riaient, qui riaient! Tant qu'enfin un agent fut attirе et nous invita ? nous expliquer chez le commissaire. Nous y f?mes, et on nous renvoya dos ? dos. Moi, depuis, je m'sers ailleurs, et je n' passe m?me pu devant la porte, pour еviter des esclandres.
Elle se tut. Duroy demanda:
– C'est tout?
– C'est toute la vеritе, mon cher monsieur.
Et, lui ayant offert un verre de cassis, qu'il refusa de boire, la vieille insista pour qu'on parl?t dans le rapport des fausses pesеes du boucher.
De retour au journal, Duroy rеdigea sa rеponse:
«Un еcrivaillon anonyme de la Plume, s'en еtant arrachе une, me cherche noise au sujet d'une vieille femme qu'il prеtend avoir еtе arr?tеe par un agent des mCurs, ce que je nie. J'ai vu moi-m?me la dame Aubert, ?gеe de soixante ans au moins, et elle m'a racontе par le menu sa querelle avec un boucher, au sujet d'une pesеe de c?telettes, ce qui nеcessita une explication devant le commissaire de police.
«Voil? toute la vеritе.
«Quant aux autres insinuations du rеdacteur de la Plume, je les mеprise. On ne rеpond pas, d'ailleurs, ? de pareilles choses, quand elles sont еcrites sous le masque.
«Georges Duroy.»
M. Walter et Jacques Rival, qui venait d'arriver, trouv?rent cette note suffisante, et il fut dеcidе qu'elle passerait le jour m?me, ? la suite des еchos.
Duroy rentra t?t chez lui, un peu agitе, un peu inquiet. Qu'allait rеpondre l'autre? Qui еtait-il? Pourquoi cette attaque brutale? Avec les mCurs brusques des journalistes, cette b?tise pouvait aller loin, tr?s loin. Il dormit mal.
Quand il relut sa note dans le journal, le lendemain, il la trouva plus agressive imprimеe que manuscrite. Il aurait pu, lui semblait-il, attеnuer certains termes.
Il fut fiеvreux tout le jour et il dormit mal encore la nuit suivante. Il se leva d?s l'aurore pour chercher le numеro de la Plume qui devait rеpondre ? sa rеplique.
Le temps s'еtait remis au froid; il gelait dur. Les ruisseaux, saisis comme ils coulaient encore, dеroulaient le long des trottoirs deux rubans de glace.
Les journaux n'еtaient point arrivеs chez les marchands, et Duroy se rappela le jour de son premier article: Les Souvenirs d'un chasseur d'Afrique. Ses mains et ses pieds s'engourdissaient, devenaient douloureux, au bout des doigts surtout; et il se mit ? courir en rond autour du kiosque vitrе, o? la vendeuse, accroupie sur sa chaufferette, ne laissait voir, par la petite fen?tre, qu'un nez et des joues rouges dans un capuchon de laine.
Enfin le distributeur de feuilles publiques passa le paquet attendu par l'ouverture du carreau, et la bonne femme tendit ? Duroy la Plume grande ouverte.
Il chercha son nom d'un coup d'Cil et ne vit rien d'abord. Il respirait dеj?, quand il aper?ut la chose enfermеe entre deux tirets.
«Le sieur Duroy, de la Vie Fran?aise, nous donne un dеmenti; et, en nous dеmentant, il ment. Il avoue cependant qu'il existe une femme Aubert, et qu'un agent l'a conduite ? la police. Il ne reste donc qu'? ajouter deux mots: «des mCurs» apr?s le mot «agent» et c'est dit.
«Mais la conscience de certains journalistes est au niveau de leur talent.
«Et je signe: Louis Langremont.»
Alors le cCur de Georges se mit ? battre violemment, et il rentra chez lui pour s'habiller, sans trop savoir ce qu'il faisait. Donc, on l'avait insultе, et d'une telle fa?on qu'aucune hеsitation n'еtait possible. Pourquoi? Pour rien. ? propos d'une vieille femme qui s'еtait querellеe avec son boucher.
Il s'habilla bien vite et se rendit chez M. Walter, quoiqu'il f?t ? peine huit heures du matin.
M. Walter, dеj? levе, lisait la Plume.
– Eh bien, dit-il avec un visage grave, en apercevant Duroy, vous ne pouvez pas reculer?
Le jeune homme ne rеpondit rien. Le directeur reprit:
– Allez tout de suite trouver Rival, qui se chargera de vos intеr?ts.
Duroy balbutia quelques mots vagues et sortit pour se rendre chez le chroniqueur, qui dormait encore. Il sauta du lit, au coup de sonnette, puis ayant lu l'еcho:
– Bigre, il faut y aller. Qui voyez-vous comme autre tеmoin?
– Mais, je ne sais pas, moi.
– Boisrenard? Qu'en pensez-vous?
– Oui, Boisrenard.
– ?tes-vous fort aux armes?
– Pas du tout.
– Ah! diable! et au pistolet?
– Je tire un peu.
– Bon. Vous allez vous exercer pendant que je m'occuperai de tout. Attendez-moi une minute.
Il passa dans son cabinet de toilette et reparut bient?t, lavе, rasе, correct.
– Venez avec moi, dit-il.
Il habitait au rez-de-chaussеe d'un petit h?tel, et il fit descendre Duroy dans la cave, une cave еnorme, convertie en salle d'armes et en tir, toutes les ouvertures sur la rue еtant bouchеes.
Apr?s avoir allumе une ligne de becs de gaz conduisant jusqu'au fond d'un second caveau, o? se dressait un homme de fer peint en rouge et en bleu, il posa sur une table deux paires de pistolets d'un syst?me nouveau se chargeant par la culasse, et il commen?a les commandements d'une voix br?ve comme si on e?t еtе sur le terrain.
– Pr?t?
– Feu! – un, deux, trois.
Duroy, anеanti, obеissait, levait les bras, visait, tirait, et comme il atteignait souvent le mannequin en plein ventre, car il s'еtait beaucoup servi dans sa premi?re jeunesse d'un vieux pistolet d'ar?on de son p?re pour tuer des oiseaux dans la cour, Jacques Rival satisfait dеclarait:
– Bien – tr?s bien – tr?s bien – vous irez – vous irez.
Puis il le quitta:
– Tirez comme ?a jusqu'? midi. Voil? des munitions, n'ayez pas peur de les br?ler. Je viendrai vous prendre pour dеjeuner et vous donner des nouvelles.
Et il sortit.
Restе seul, Duroy tira encore quelques coups, puis il s'assit et se mit ? rеflеchir.
Comme c'еtait b?te, tout de m?me, ces choses-l?! Qu'est-ce que ?a prouvait? Un filou еtait-il moins un filou apr?s s'?tre battu? Que gagnait un honn?te homme insultе ? risquer sa vie contre une crapule? Et son esprit, vagabondant dans le noir, se rappela les choses dites par Norbert de Varenne sur la pauvretе d'esprit des hommes, la mеdiocritе de leurs idеes et de leurs prеoccupations, la niaiserie de leur morale!
Et il dеclara tout haut: «Comme il a raison, sacristi!»
Puis il sentit qu'il avait soif, et ayant entendu un bruit de gouttes d'eau derri?re lui, il aper?ut un appareil ? douches et il alla boire au bout de la lance. Puis il se remit ? songer. Il faisait triste dans cette cave, triste comme dans un tombeau. Le roulement lointain et sourd des voitures semblait un tremblement d'orage еloignе. Quelle heure pouvait-il ?tre? Les heures passaient l? dedans comme elles doivent passer au fond des prisons, sans que rien les indique et que rien les marque, sauf les retours du ge?lier portant les plats. Il attendit, longtemps, longtemps.
Puis tout d'un coup il entendit des pas, des voix, et Jacques Rival reparut, accompagnе de Boisrenard. Il cria d?s qu'il aper?ut Duroy:
– C'est arrangе!
L'autre crut l'affaire terminеe par quelque lettre d'excuses; son cCur bondit, et il balbutia:
– Ah!.. merci.
Le chroniqueur reprit:
– Ce Langremont est tr?s carrе, il a acceptе toutes nos conditions. Vingt-cinq pas, une balle au commandement en levant le pistolet. On a le bras beaucoup plus s?r ainsi qu'en l'abaissant. Tenez, Boisrenard, voyez ce que je vous disais.
Et prenant des armes il se mit ? tirer en dеmontrant comment on conservait bien mieux la ligne en levant le bras.
Puis il dit:
– Maintenant, allons dеjeuner, il est midi passе.
Et ils se rendirent dans un restaurant voisin. Duroy ne parlait plus gu?re. Il mangea pour n'avoir pas l'air d'avoir peur, puis dans le jour il accompagna Boisrenard au journal et il fit sa besogne d'une fa?on distraite et machinale. On le trouva cr?ne.
Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de l'apr?s-midi; et il fut convenu que ses tеmoins le prendraient chez lui en landau, le lendemain ? sept heures du matin, pour se rendre au bois du Vеsinet o? la rencontre aurait lieu.
Tout cela s'еtait fait si inopinеment, sans qu'il y pr?t part, sans qu'il d?t un mot, sans qu'il donn?t son avis, sans qu'il accept?t ou refus?t, et avec tant de rapiditе qu'il demeurait еtourdi, effarе, sans trop comprendre ce qui se passait.
Il se retrouva chez lui vers neuf heures du soir apr?s avoir d?nе chez Boisrenard, qui ne l'avait point quittе de tout le jour par dеvouement.
D?s qu'il fut seul, il marcha pendant quelques minutes, ? grands pas vifs, ? travers sa chambre. Il еtait trop troublе pour rеflеchir ? rien. Une seule idеe emplissait son esprit: – Un duel demain, – sans que cette idеe еveill?t en lui autre chose qu'une еmotion confuse et puissante. Il avait еtе soldat, il avait tirе sur des Arabes, sans grand danger pour lui, d'ailleurs, un peu comme on tire sur un sanglier, ? la chasse.
En somme, il avait fait ce qu'il devait faire. Il s'еtait montrе ce qu'il devait ?tre. On en parlerait, on l'approuverait, on le fеliciterait. Puis il pronon?a ? haute voix, comme on parle dans les grandes secousses de pensеe: «Quelle brute que cet homme!»
Il s'assit et se mit ? rеflеchir. Il avait jetе sur sa petite table une carte de son adversaire remise par Rival, afin de garder son adresse. Il la relut comme il l'avait dеj? lue vingt fois dans la journеe. Louis Langremont, 176, rue Montmartre. Rien de plus.
Il examinait ces lettres assemblеes qui lui paraissaient mystеrieuses, pleines de sens inquiеtants. «Louis Langremont», qui еtait cet homme? De quel ?ge? De quelle taille? De quelle figure? N'еtait-ce pas rеvoltant qu'un еtranger, un inconnu, v?nt ainsi troubler votre vie, tout d'un coup, sans raison, par pur caprice, ? propos d'une vieille femme qui s'еtait querellеe avec son boucher?
Il rеpеta encore une fois, ? haute voix: «Quelle brute!»
Et il demeura immobile, songeant, le regard toujours plantе sur la carte. Une col?re s'еveillait en lui contre ce morceau de papier, une col?re haineuse o? se m?lait un еtrange sentiment de malaise. C'еtait stupide cette histoire-l?! Il prit une paire de ciseaux ? ongles qui tra?naient et il les piqua au milieu du nom imprimе comme s'il e?t poignardе quelqu'un.
Donc il allait se battre, et se battre au pistolet? Pourquoi n'avait-il pas choisi l'еpеe! Il en aurait еtе quitte pour une piq?re au bras ou ? la main, tandis qu'avec le pistolet on ne savait jamais les suites possibles.
Il dit: «Allons, il faut ?tre cr?ne.»
Le son de sa voix le fit tressaillir, et il regarda autour de lui. Il commen?ait ? se sentir fort nerveux. Il but un verre d'eau, puis se coucha.
D?s qu'il fut au lit, il souffla sa lumi?re et ferma les yeux.
Il avait tr?s chaud dans ses draps, bien qu'il f?t tr?s froid dans sa chambre, mais il ne pouvait parvenir ? s'assoupir. Il se tournait et se retournait, demeurait cinq minutes sur le dos, puis se pla?ait sur le c?tе gauche, puis se roulait sur le c?tе droit.
Il avait encore soif. Il se releva pour boire, puis une inquiеtude le saisit: «Est-ce que j'aurais peur?»
Pourquoi son cCur se mettait-il ? battre follement ? chaque bruit connu de sa chambre? Quand son coucou allait sonner, le petit grincement du ressort lui faisait faire un sursaut; et il lui fallait ouvrir la bouche pour respirer pendant quelques secondes, tant il demeurait oppressе.
Il se mit ? raisonner en philosophe sur la possibilitе de cette chose: «Aurais-je peur?»
Non certes il n'aurait pas peur puisqu'il еtait rеsolu ? aller jusqu'au bout, puisqu'il avait cette volontе bien arr?tеe de se battre, de ne pas trembler. Mais il se sentait si profondеment еmu qu'il se demanda: «Peut-on avoir peur malgrе soi?» Et ce doute l'envahit, cette inquiеtude, cette еpouvante! Si une force plus puissante que sa volontе, dominatrice, irrеsistible, le domptait, qu'arriverait-il? Oui, que pouvait-il arriver?
Certes il irait sur le terrain puisqu'il voulait y aller. Mais s'il tremblait? Mais s'il perdait connaissance? Et il songea ? sa situation, ? sa rеputation, ? son avenir.
Et un singulier besoin le prit tout ? coup de se relever pour se regarder dans sa glace. Il ralluma sa bougie. Quand il aper?ut son visage reflеtе dans le verre poli, il se reconnut ? peine, et il lui sembla qu'il ne s'еtait jamais vu. Ses yeux lui parurent еnormes; et il еtait p?le, certes, il еtait p?le, tr?s p?le.
Tout d'un coup, cette pensеe entra en lui ? la fa?on d'une balle: «Demain, ? cette heure-ci, je serai peut-?tre mort.» Et son cCur se remit ? battre furieusement.
Il se retourna vers sa couche et il se vit distinctement еtendu sur le dos dans ces m?mes draps qu'il venait de quitter. Il avait ce visage creux qu'ont les morts et cette blancheur des mains qui ne remueront plus.
Alors il eut peur de son lit, et afin de ne plus le voir il ouvrit la fen?tre pour regarder dehors.
Un froid glacial lui mordit la chair de la t?te aux pieds, et il se recula, haletant.
La pensеe lui vint de faire du feu. Il l'attisa lentement, sans se retourner. Ses mains tremblaient un peu d'un frеmissement nerveux quand elles touchaient les objets. Sa t?te s'еgarait, ses pensеes tournoyantes, hachеes, devenaient fuyantes, douloureuses; une ivresse envahissait son esprit comme s'il e?t bu.
Et sans cesse il se demandait: «Que vais-je faire? que vais-je devenir?»
Il se remit ? marcher, rеpеtant, d'une fa?on continue, machinale: «Il faut que je sois еnergique, tr?s еnergique.»
Puis il se dit: «Je vais еcrire ? mes parents, en cas d'accident.»
Il s'assit de nouveau, prit un cahier de papier ? lettres, tra?a: «Mon cher papa, ma ch?re maman…»
Puis il jugea ces termes trop familiers dans une circonstance aussi tragique. Il dеchira la premi?re feuille et recommen?a: «Mon cher p?re, ma ch?re m?re; je vais me battre au point du jour, et comme il peut arriver que…»
Il n'osa pas еcrire le reste et se releva d'une secousse.
Cette pensеe l'еcrasait maintenant. «Il allait se battre en duel. Il ne pouvait plus еviter cela. Que se passait-il donc en lui? Il voulait se battre; il avait cette intention et cette rеsolution fermement arr?tеes; et il lui semblait, malgrе tout l'effort de sa volontе, qu'il ne pourrait m?me pas conserver la force nеcessaire pour aller jusqu'au lieu de la rencontre.»
De temps en temps ses dents s'entrechoquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec; et il se demandait: «Mon adversaire s'est-il dеj? battu? a-t-il frеquentе les tirs? est-il connu? est-il classе?» Il n'avait jamais entendu prononcer ce nom. Et cependant si cet homme n'еtait pas un tireur au pistolet remarquable, il n'aurait point acceptе ainsi, sans hеsitation, sans discussion, cette arme dangereuse.
Alors Duroy se figurait leur rencontre, son attitude ? lui et la tenue de son ennemi. Il se fatiguait la pensеe ? imaginer les moindres dеtails du combat; et tout ? coup il voyait en face de lui ce petit trou noir et profond du canon dont allait sortir une balle.
Et il fut pris brusquement d'une crise de dеsespoir еpouvantable. Tout son corps vibrait, parcouru de tressaillements saccadеs. Il serrait les dents pour ne pas crier, avec un besoin fou de se rouler par terre, de dеchirer quelque chose, de mordre. Mais il aper?ut un verre sur sa cheminеe et il se rappela qu'il possеdait dans son armoire un litre d'eau-de-vie presque plein; car il avait conservе l'habitude militaire de tuer le ver chaque matin.
Il saisit la bouteille et but, ? m?me le goulot, ? longues gorgеes, avec aviditе. Et il la reposa seulement lorsque le souffle lui manqua. Elle еtait vidеe d'un tiers.
Une chaleur pareille ? une flamme lui br?la bient?t l'estomac, se rеpandit dans ses membres, raffermit son ?me en l'еtourdissant.
Il se dit: «Je tiens le moyen.» Et comme il se sentait maintenant la peau br?lante il rouvrit la fen?tre.
Le jour naissait, calme et glacial. L?-haut, les еtoiles semblaient mourir au fond du firmament еclairci, et dans la tranchеe profonde du chemin de fer les signaux verts, rouges et blancs p?lissaient.
Les premi?res locomotives sortaient du garage et s'en venaient en sifflant chercher les premiers trains. D'autres, dans le lointain, jetaient des appels aigus et rеpеtеs, leurs cris de rеveil, comme font les coqs dans les champs.
Duroy pensait: «Je ne verrai peut-?tre plus tout ?a.» Mais comme il sentit qu'il allait de nouveau s'attendrir sur lui-m?me, il rеagit violemment: «Allons, il ne faut songer ? rien jusqu'au moment de la rencontre, c'est le seul moyen d'?tre cr?ne.»
Et il se mit ? sa toilette. Il eut encore, en se rasant, une seconde de dеfaillance en songeant que c'еtait peut-?tre la derni?re fois qu'il regardait son visage.
Mais il but une nouvelle gorgеe d'eau-de-vie, et acheva de s'habiller.
L'heure qui suivit fut difficile ? passer. Il marchait de long en large en s'effor?ant en effet d'immobiliser son ?me. Lorsqu'il entendit frapper ? sa porte, il faillit s'abattre sur le dos, tant la commotion fut violente. C'еtaient ses tеmoins. Dеj?!
Ils еtaient enveloppеs de fourrures. Rival dеclara, apr?s avoir serrе la main de son client:
– Il fait un froid de Sibеrie.
Puis il demanda:
– ?a va bien?
– Oui, tr?s bien.
– On est calme?
– Tr?s calme.
– Allons, ?a ira. Avez-vous bu et mangе quelque chose?
– Oui, je n'ai besoin de rien.
Boisrenard, pour la circonstance, portait une dеcoration еtrang?re, verte et jaune, que Duroy ne lui avait jamais vue.
Ils descendirent. Un monsieur les attendait dans le landau. Rival nomma:
– Le docteur Le Brument.
Duroy lui serra la main en balbutiant:
– Je vous remercie.
Puis il voulut prendre place sur la banquette du devant et il s'assit sur quelque chose de dur qui le fit relever comme si un ressort l'e?t redressе. C'еtait la bo?te aux pistolets.
Rival rеpеtait:
– Non! Au fond le combattant et le mеdecin, au fond!
Duroy finit par comprendre et il s'affaissa ? c?tе du docteur.
Les deux tеmoins mont?rent ? leur tour et le cocher partit. Il savait o? on devait aller.
Mais la bo?te aux pistolets g?nait tout le monde, surtout Duroy, qui e?t prеfеrе ne pas la voir. On essaya de la placer derri?re les dos, elle cassait les reins; puis on la mit debout entre Rival et Boisrenard, elle tombait tout le temps. On finit par la glisser sous les pieds.
La conversation languissait, bien que le mеdecin racont?t des anecdotes. Rival seul lui rеpondait. Duroy e?t voulu prouver de la prеsence d'esprit, mais il avait peur de perdre le fil de ses idеes, de montrer le trouble de son ?me; et il еtait hantе par la crainte torturante de se mettre ? trembler.
La voiture fut bient?t en pleine campagne. Il еtait neuf heures environ. C'еtait une de ces rudes matinеes d'hiver o? toute la nature est luisante, cassante et dure comme du cristal. Les arbres, v?tus de givre, semblent avoir suе de la glace; la terre sonne sous les pas; l'air sec porte au loin les moindres bruits: le ciel bleu para?t brillant ? la fa?on des miroirs, et le soleil passe dans l'espace, еclatant et froid lui-m?me, jetant sur la crеation gelеe des rayons qui n'еchauffent rien.
Rival disait ? Duroy:
– J'ai pris les pistolets chez Gastine Renette. Il les a chargеs lui-m?me. La bo?te est cachetеe. On les tirera au sort, d'ailleurs, avec ceux de notre adversaire.
Duroy rеpondit machinalement:
– Je vous remercie.
Alors Rival lui fit des recommandations minutieuses, car il tenait ? ce que son client ne comm?t aucune erreur. Il insistait sur chaque point plusieurs fois:
– Quand on demandera: «?tes-vous pr?ts, messieurs?» vous rеpondrez d'une voix forte: «Oui!»
«Quand on commandera «Feu!» vous еl?verez vivement le bras, et vous tirerez avant qu'on ait prononcе trois.
Et Duroy se rеpеtait mentalement: «Quand on commandera feu, j'еl?verai le bras, – quand on commandera feu, j'еl?verai le bras, – quand on commandera feu, j'еl?verai le bras.»
Il apprenait cela comme les enfants apprennent leurs le?ons, en le murmurant ? satiеtе pour se le bien graver dans la t?te. «Quand on commandera feu, j'еl?verai le bras.»
Le landau entra sous un bois, tourna ? droite dans une avenue, puis encore ? droite. Rival, brusquement, ouvrit la porti?re pour crier au cocher:
– L?, par ce petit chemin.
Et la voiture s'engagea dans une route ? orni?res entre deux taillis o? tremblotaient des feuilles mortes bordеes d'un lisеrе de glace.
Duroy marmottait toujours: «Quand on commandera feu, j'еl?verai le bras.» Et il pensa qu'un accident de voiture arrangerait tout. Oh! si on pouvait verser, quelle chance! s'il pouvait se casser une jambe!..
Mais il aper?ut au bout d'une clairi?re une autre voiture arr?tеe et quatre messieurs qui piеtinaient pour s'еchauffer les pieds; et il fut obligе d'ouvrir la bouche, tant sa respiration devenait pеnible.
Les tеmoins descendirent d'abord, puis le mеdecin et le combattant. Rival avait pris la bo?te aux pistolets et il s'en alla avec Boisrenard, vers deux des еtrangers qui venaient ? eux. Duroy les vit se saluer avec cеrеmonie, puis marcher ensemble dans la clairi?re en regardant tant?t par terre et tant?t dans les arbres, comme s'ils avaient cherchе quelque chose qui aurait pu tomber ou s'envoler. Puis ils compt?rent des pas et enfonc?rent avec grand'peine deux cannes dans le sol gelе. Ils se rеunirent ensuite en groupe et ils firent les mouvements du jeu de pile ou face, comme des enfants qui s'amusent.
Le docteur Le Brument demandait ? Duroy:
– Vous vous sentez bien? Vous n'avez besoin de rien?
– Non, de rien, merci.
Il lui semblait qu'il еtait fou, qu'il dormait, qu'il r?vait, que quelque chose de surnaturel еtait survenu qui l'enveloppait.
Avait-il peur? Peut-?tre? Mais il ne savait pas. Tout еtait changе autour de lui.
Jacques Rival revint et lui annon?a tout bas avec satisfaction:
– Tout est pr?t. La chance nous a favorisеs pour les pistolets.
Voil? une chose qui еtait indiffеrente ? Duroy.
On lui ?ta son pardessus. Il se laissa faire. On t?ta les poches de sa redingote pour s'assurer qu'il ne portait point de papiers ni de portefeuille protecteur.
Il rеpеtait en lui-m?me, comme une pri?re: «Quand on commandera feu, j'еl?verai le bras.»
Puis on l'amena jusqu'? une des cannes piquеes en terre et on lui remit son pistolet. Alors il aper?ut un homme debout, en face de lui, tout pr?s, un petit homme ventru, chauve, qui portait des lunettes. C'еtait son adversaire.
Il le vit tr?s bien, mais il ne pensait ? rien qu'? ceci: «Quand on commandera feu, j'еl?verai le bras et je tirerai.» Une voix rеsonna dans le grand silence de l'espace, une voix qui semblait venir de tr?s loin, et elle demanda:
– ?tes-vous pr?ts, messieurs?
Georges cria:
– Oui!
Alors la m?me voix ordonna:
– Feu…
Il n'еcouta rien de plus, il ne s'aper?ut de rien, il ne se rendit compte de rien, il sentit seulement qu'il levait le bras en appuyant de toute sa force sur la g?chette.
Et il n'entendit rien.
Mais il vit aussit?t un peu de fumеe au bout du canon de son pistolet; et comme l'homme en face de lui demeurait toujours debout, dans la m?me posture еgalement, il aper?ut aussi un autre petit nuage blanc qui s'envolait au-dessus de la t?te de son adversaire.
Ils avaient tirе tous les deux. C'еtait fini.
Ses tеmoins et le mеdecin le touchaient, le palpaient, dеboutonnaient ses v?tements en demandant avec anxiеtе:
– Vous n'?tes pas blessе?
Il rеpondit au hasard:
– Non, je ne crois pas.
Langremont, d'ailleurs, demeurait aussi intact que son ennemi, et Jacques Rival murmura d'un ton mеcontent:
– Avec ce sacrе pistolet, c'est toujours comme ?a, on se rate ou on se tue. Quel sale instrument!
Duroy ne bougeait point, paralysе de surprise et de joie: «C'еtait fini!» Il fallut lui enlever son arme qu'il tenait toujours serrеe dans sa main. Il lui semblait maintenant qu'il se serait battu contre l'univers entier. C'еtait fini. Quel bonheur! il se sentait brave tout ? coup ? provoquer n'importe qui.
Tous les tеmoins caus?rent quelques minutes, prenant rendez-vous dans le jour pour la rеdaction du proc?s-verbal, puis on remonta dans la voiture; et le cocher qui riait sur son si?ge repartit en faisant claquer son fouet.
Ils dеjeun?rent tous les quatre sur le boulevard, en causant de l'еvеnement. Duroy disait ses impressions.
– ?a ne m'a rien fait, absolument rien. Vous avez d? le voir du reste?
Rival rеpondit:
– Oui, vous vous ?tes bien tenu.
Quand le proc?s-verbal fut rеdigе on le prеsenta ? Duroy qui devait l'insеrer dans les еchos. Il s'еtonna de voir qu'il avait еchangе deux balles avec M. Louis Langremont, et, un peu inquiet, il interrogea Rival:
– Mais nous n'avons tirе qu'une balle.
L'autre sourit:
– Oui, une balle… une balle chacun… ?a fait deux balles.
Et Duroy, trouvant l'explication satisfaisante, n'insista pas. Le p?re Walter l'embrassa:
– Bravo, bravo, vous avez dеfendu le drapeau de la Vie Fran?aise, bravo!
Georges se montra, le soir, dans les principaux grands journaux et dans les principaux grands cafеs du boulevard. Il rencontra deux fois son adversaire qui se montrait еgalement.
Ils ne se salu?rent pas. Si l'un des deux avait еtе blessе, ils se seraient serrе les mains. Chacun jurait d'ailleurs avec conviction avoir entendu siffler la balle de l'autre.
Le lendemain, vers onze heures du matin, Duroy re?ut un petit bleu:
«Mon Dieu, que j'ai eu peur! Viens donc tant?t rue de Constantinople, que je t'embrasse, mon amour. Comme tu es brave – je t'adore. – Clo.»
Il alla au rendez-vous et elle s'еlan?a dans ses bras, le couvrant de baisers:
– Oh! mon chеri, si tu savais mon еmotion quand j'ai lu les journaux ce matin. Oh! raconte-moi. Dis-moi tout. Je veux savoir.
Il dut raconter les dеtails avec minutie. Elle demandait:
– Comme tu as d? avoir une mauvaise nuit avant le duel!
– Mais non. J'ai bien dormi.
– Moi je n'aurais pas fermе l'Cil. Et sur le terrain, dis-moi comment ?a s'est passе.
Il fit un rеcit dramatique:
– Lorsque nous f?mes en face l'un de l'autre, ? vingt pas, quatre fois seulement la longueur de cette chambre, Jacques, apr?s avoir demandе si nous еtions pr?ts, commanda: «Feu.» J'ai еlevе mon bras immеdiatement, bien en ligne, mais j'ai eu le tort de vouloir viser la t?te. J'avais une arme fort dure et je suis accoutumе ? des pistolets bien doux, de sorte que la rеsistance de la g?chette a relevе le coup. N'importe, ?a n'a pas d? passer loin. Lui aussi il tire bien, le gredin. Sa balle m'a effleurе la tempe. J'en ai senti le vent.
Elle еtait assise sur ses genoux et le tenait dans ses bras comme pour prendre part ? son danger. Elle balbutiait:
– Oh! mon pauvre chеri, mon pauvre chеri…
Puis quand il eut fini de conter elle lui dit:
– Tu ne sais pas, je ne peux plus me passer de toi! Il faut que je te voie, et, avec mon mari ? Paris, ?a n'est pas commode. Souvent j'aurais une heure le matin, avant que tu sois levе, et je pourrais aller t'embrasser, mais je ne veux pas rentrer dans ton affreuse maison. Comment faire?
Il eut brusquement une inspiration et demanda:
– Combien payes-tu ici?
– Cent francs par mois.
– Eh bien, je prends l'appartement ? mon compte et je vais l'habiter tout ? fait. Le mien n'est plus suffisant dans ma nouvelle position.
Elle rеflеchit quelques instants, puis rеpondit:
– Non. Je ne veux pas.
Il s'еtonna:
– Pourquoi ?a?
– Parce que…
– Ce n'est pas une raison. Ce logement me convient tr?s bien. J'y suis. J'y reste.
l se mit ? rire:
– D'ailleurs il est ? mon nom.
Mais elle refusait toujours:
– Non, non, je ne veux pas…
– Pourquoi ?a, enfin?
Alors elle chuchota tout bas, tendrement:
– Parce que tu y am?nerais des femmes, et je ne veux pas.
Il s'indigna:
– Jamais de la vie, par exemple. Je te le promets.
– Non, tu en am?nerais tout de m?me.
– Je te le jure.
– Bien vrai?
– Bien vrai. Parole d'honneur. C'est notre maison, ?a, rien qu'? nous.
Elle l'еtreignit dans un еlan d'amour:
– Alors je veux bien, mon chеri. Mais tu sais, si tu me trompes une fois, rien qu'une fois, ce sera fini entre nous, fini pour toujours.
Il jura encore avec des protestations, et il fut convenu qu'il s'installerait le jour m?me, afin qu'elle p?t le voir quand elle passerait devant la porte.
Puis elle lui dit:
– En tout cas, viens d?ner dimanche. Mon mari te trouve charmant.
Il fut flattе:
– Ah! vraiment?..
– Oui, tu as fait sa conqu?te. Et puis еcoute, tu m'as dit que tu avais еtе еlevе dans un ch?teau ? la campagne, n'est-ce pas?
– Oui, pourquoi?
– Alors tu dois conna?tre un peu la culture?
– Oui.
– Eh bien, parle-lui de jardinage et de rеcoltes, il aime beaucoup ?a.
– Bon. Je n'oublierai pas.
Elle le quitta, apr?s l'avoir indеfiniment embrassе, ce duel ayant exaspеrе sa tendresse.
Et Duroy pensait, en se rendant au journal: «Quel dr?le d'?tre ?a fait! Quelle t?te d'oiseau! Sait-on ce qu'elle veut et ce qu'elle aime? Et quel dr?le de mеnage! Quel fantaisiste a bien pu prеparer l'accouplement de ce vieux et de cette еcervelеe? Quel raisonnement a dеcidе cet inspecteur ? еpouser cette еtudiante? Myst?re! Qui sait? L'amour, peut-?tre?»

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Bel-Ami  Милый друг Ги де Мопассан
Bel-Ami / Милый друг

Ги де Мопассан

Тип: электронная книга

Жанр: Французский язык

Язык: на русском языке

Издательство: АСТ

Дата публикации: 25.04.2024

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О книге: «Милый друг! Лорина вас удачно окрестила. Это будет вашим прозвищем. Я вас тоже буду звать нашим Милым другом!»

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