Actrice
Keith Dixon
Une jeune actrice qui souhaite changer le cours de sa carrière - mais peut-être le faire tout en restant la personne qu'elle voulait être?
En tant qu'actrice dans une émission de télévision de longue durée, le chemin de la carrière de Mai Rose semblait clair. Mais elle en voulait plus. Elle avait déjà laissé tomber l'émission et s'était retrouvée à jouer dans une pièce sérieuse, avec des acteurs sérieux et un directeur plus que sérieux. Et maintenant, voici qu'une nouvelle opportunité s'offrait à elle - un grand film fantastique avec un rôle qui semble lui convenir sur mesure. Le seul ennui était qu'elle était en compétition avec quatre autres actrices sournoises pour obtenir le rôle. Peut-elle obtenir ce rôle? Veux-elle obtenir ce rôle? Elle doit percer son chemin à travers les exigences de la presse, le propriétaire millionnaire russe du journal qui dérige la compétition, les ex et actuels petits-amis, son frère soldat et une concurrente particulièrement ambitieuse (mauvaise). Et tous la sous-estiment. En vue d'une apogée passionnante, Actrice décrit l'épreuve d'une personne pour arriver à comprendre qui elle est, ce qui est important pour elle - et surtout - ce qu'elle veux vraiment.
ACTRICE
KEITH DIXON
Roman traduit de l’anglais
par Lamia L. Ishak
Copyright Keith Dixon 2016
Keith Dixon a fait valoir son droit en vertu de la Loi sur le droit d’auteur, dessins, modèles et brevets de 1988, comme l’auteur de cet ouvrage.
Tous droits réservés
ISBN : 9782956062424
Cet ouvrage ne pourrait en tout ou partie être reproduit, stocké dans ou intégré à un système informatique, ou transmis sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit (électronique, mécanique, photocopie, enregistrement ou autre) sans l’autorisation écrite préalable de l’auteur.
Toute ressemblance à des personnes vivantes ou décédées est purement fortuite.
Pour tous ceux et celles qui se produisent, dans n’importe quel domaine
PREMIERE PARTIE
Fantasme ou Rêve
CHAPITRE UN
Elle n’avait jamais remarqué avant ce jour les pores énormes sur son nez et son menton. Plus il s’approchait, plus elle en était fascinée, elle dut détacher son regard pour ne pas les fixer.
- Mon chou, dit-il, je crois que tu n’as pas encore compris. Rappelle-toi, Nina est une fille sur le point de devenir une femme. Peux-tu me jouer cela ? Peux-tu devenir une femme en étant encore une jeune fille ?
- Je comprends, dit Mai.
- Vraiment, mon chou ? Nous commençons là une grande mission. Je dois voir que tu es capable d’être Nina. Tu as une responsabilité qui pèse lourd sur tes épaules et je dois être convaincu que tu ne me laisseras pas tomber.
- Je suis ici pour jouer la pièce, Pedro. Je connais la pièce. Je connais mon rôle. Est-ce qu’on peut réessayer ?
Son regard disait qu’il n’était pas impressionné. Mais sa bouche frémit brièvement en soumission, puis il haussa les épaules délibérément pour extérioriser ce qu’il ressentait. Elle se demandait si l’idée d’enseigner venait de lui.
Les autres acteurs étaient alignés sur les côtés de la salle de l’école caduque qu’ils utilisaient pour les répétitions. Certains fatigués lisaient des journaux ou envoyaient des texto. Un couple se parlait maintenant que Pedro donnait des instructions individuelles. Le premier jour et déjà une lassitude s’était installée. Encore un autre mois comme ça, pensa Mai, et il se pourrait que j’abandonne. Ne pas arriver au soir de la première. Gros titre choc : L’actrice prometteuse meurt d’ennui avant l’ouverture du spectacle. Le directeur cherche une remplaçante enthousiaste.
Petro s’était retiré sur sa chaise. Il souleva alors la queue de sa veste crème et s’assis avec l’extravagance d’un signe atterrissant sur une eau placide, les jambes écartées, les bras allongées sur le dos des chaises en plastique de chaque côté. Il lui fit un signe de tête.
Elle s’installa et reprit sa tirade, sa voix s’élevant dans la salle. La tirade était longue et pleine d’abstractions. Elle parlait de la nature, de la vie et expliquait qu’elle était l’âme du monde qui comprenait tout.
Pedro avait tourné la tête pour regarder par les fenêtres. Un ciel d’hiver tel un rideau de plomb. Des arbres nus dans le parc, des bâtonnets squelettiques s’élevant vers le haut. L’écho des voix des enfants s’élançaient encore, après dix ans de la fermeture de l’école par manque d’intérêt.
Elle arriva à une pause indiquée dans le texte et attendit une mesure avant de continuer. Elle sentit alors un changement dans sa voix – et savait que la prochaine partie serait mieux, elle savait que sa technique retrouvait enfin le sens du paragraphe.
Pedro tourna sa tête dans sa direction et leva une main pâle. C’était la main de ‘stop’ qu’elle commençait à reconnaître. Il se leva et se dirigea à nouveau vers elle, ses semelles en cuir claquant sur le parquet.
- Oui, dit-il. Oui. Je vois ce que tu fais. Tu joues avec ta voix. Tu y ajoutes de l’importance, un certain… courage. Mais écoute-moi, cela ne marchera pas. Je connais les astuces. Et si je connais les astuces, c’est que les autres les connaissent également. On ne doit utiliser aucune astuce, ici. Tu comprends ?
Mai sentait ses joues viraient au rouge. Il semblait que rien n’arriverait à rendre cet homme heureux. Elle n’osait pas regarder les autres acteurs au cas où ils la regardaient. Elle préféra plutôt baisser les yeux et attendre qu’il dise quelque chose. N’importe quoi.
Le silence s’étendit jusqu’à ce qu’elle le regarda finalement, empêchant la colère d’être divulguée par son regard. Il souriait cette fois-ci, en dévoilant ses dents aussi carrées que des pierres tombales et jaunies par le tabac. Il pensait avoir remporté une victoire.
- Tu es une fille intelligente mais tu ne m’auras pas. J’ai fait ça maintes fois. Tu… Tu es une fille de la télévision. Tu ne sais pas ce que c’est des répétitions. Tu as du talent, mais tu crois que les répétitions consiste à se trouver au bon endroit et de savoir où se trouve la caméra pour que tu l’ignores.
- Ce n’est pas une raison pour m’agresser, Pedro. Parle-moi comme un être humain et je ferais ce que tu veux.
Ses petits yeux s’arrondirent telles des billes.
- Il ne s’agit pas de ce que je veux, Mai. Il s’agit de ce nous voulons atteindre, ici, ensemble. J’ai des idées et toi aussi… probablement. Alors, que peut-on faire ensemble ? Dis-moi.
Quelques acteurs avaient entendu le ton de la conversation et leurs visages s’étaient tournés dans leur direction. Elle sentit leur attention comme une chaleur sur son visage.
Mai avait supporté de nombreux directeurs en travaillant sur Amberside Terrace, son émission télévisée de longue durée. Elle avait appris qu’on ne discutait pas avec un directeur. Le mieux à faire était de ne pas les offenser. Ils passeront à autre chose et vous serez toujours là, plus usée et un peu plus cynique, mais vous rentrerez toujours chez vous avec un bulletin de salaire. Et, elle se rappela qu’elle était là pour apprendre, après tout.
Elle dit d’une voix calme :
- Je dois réfléchir à ce que tu dis. Reprenons au début de la scène pour que je réussisse à me mettre dedans, bien la jouer.
- Ça, c’est la réponse d’une fille raisonnable. D’accord. Reprenons !
Il se tourna vers la troupe, maintenant attentive : Nous commençons à la première scène. Jeremy, est-ce que tu peux venir ici, s’il-te-plaît ?
Mai regarda les autres acteurs, son visage complètement effacé.
A la pause-déjeuner, Lucy s’était assise à côté d’elle avec un sac de sandwichs. Elle les sortit et les posa sur une serviette qu’elle avait soigneusement dépliée sur ses genoux. Elle était de quelques années plus âgée que Mai, jolie blonde avec un teint mat qu’elle perdrait sûrement avant le soir de première. Elle avait l’air d’une personne poursuivie pour un meurtre qu’elle n’avait pas commis – un air grave, si calme, en conflit avec le monde.
- C’est toujours comme ça au début, dit-elle à Mai sans la regarder. Perfectionner sa réputation. N’y fais pas attention.
Mai éplucha son orange, remit la peau dans sa boîte-déjeuner, toujours fastidieuse, sûrement dû aux gènes de sa mère.
- Je suis habituée aux hommes qui agissent comme des connards. Il ne voulait pas écouter.
- Il le fera. Il t’a vu à la télé. On t’a tous vu.
- Ce n’est pas la même chose, non ? Dix secondes d’émotions une fois par mois. Le reste du temps, c’est atteindre ses objectifs et réciter des lignes. Il n’avait pas aussi tort que ça.
Lucy s’immobilisa, un sandwich à mi-chemin de sa bouche. Elle fronça les sourcils, puis se tourna vers Mai.
- Ne le laisse pas t’entendre dire ça. Ne montre aucune faiblesse ou il l’utilisera pour nous abattre.
- Que veux-tu dire ?
- Il t’utilisera comme un exemple, se disputera avec toi au sujet de ta performance pour se mettre en colère, puis s’en prendre à nous. Je l’ai déjà vécu.
- Et si je veux de l’aide ?
- Demande à l’un de nous. J’ai déjà travaillé avec lui. Jeremy et Linda aussi. On sait ce qu’il veut.
- Si c’est un bâtard, pourquoi tu travailles à nouveau avec lui ?
Lucy mâcha et avala :
- A cause des critiques, idiote. Ses acteurs reçoivent toujours de bonnes critiques. On se bat avec lui comme des chats, mais on obtient tous de bonnes critiques.
Mai réfléchissait en regardant droit devant elle.
- Je peux vivre avec ça. Je dois le faire.
- C’est un risque pour toi.
- Tu peux le dire. La première fois sur une scène réelle depuis l’école.
- Tu as été courageuse de laisser tomber ton travail à la télévision. J’aurais donné mon sein gauche pour ça.
- Tu peux t’en passer, mais pas moi.
Lucy sourit.
- C’est pratique parfois. Avec les bites que tu rencontres dans ce métier !
Les deux acteurs les plus âgés se levèrent au bout de la salle et sortirent pour fumer. L’un d’eux se retourna et mima lui tirer dessus avec le pouce. Elle ne savait pas s’il était ironiquement favorable ou s’il voulait dire qu’elle allait se faire virer.
Un ancien acteur trouvé étranglé par l’attache de soutien-gorge d’une actrice prometteuse. Ça pourrait arriver…
Lucy dévissa le bouchon de sa bouteille de smoothie.
- Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle.
- Déjeuner ?
- Non, imbécile. Jouer une vieille pièce pour un théâtre sur le point de fermer ses portes. Avec un directeur coincé dans les années soixante.
- À t’entendre, ça donne vraiment envie.
- Eh bien, exactement. Je veux dire, je suis contente et tout et je suis sûre qu’on aura un grand public parce que tu es dedans. Mais tu dois l’admettre que c’est une régression par rapport au prime-time télévisé.
Mai en avait souvent parlé avec Eric et sa mère, qui tous deux voyaient que ça ne valait pas le coup de prendre des risques.
- Je voulais m’améliorer. Je m’ennuyais. Souvent on ouvre grands les yeux et on se dit, ‘Tu ne penses pas… ! ou, ‘Je ne te crois pas !’
- Je dis simplement que c’est une voie difficile à prendre. Ils seront prêts avec des couteaux. Tu sais comment est la presse !
- Je peux tenir un combat, dit Mai. De toute façon, ils ont toujours été de mon côté depuis deux ans. Ils ne vont pas se retourner contre moi aussi vite.
Lucy vissa le bouchon de sa bouteille vide et, étrangement, la lança violemment vers Jeremy, qui leva son épaule pour se protéger et lui sourit.
- J’espère que ton agent est bon à corriger les critiques, dit-elle.
- Je continue à penser qu’il est bon pour quelque chose.
Comme elle l’avait prévu, l’après-midi ne s’était pas mieux déroulée. Pedro passa la scène d’ouverture pour que les autres acteurs aient une chance de faire quelque chose. Ils avaient besoin de l’opportunité de se la péter, après tout. Mais, vers la fin de la journée, il renvoya tout le monde à l’exception de Mai et de Jeremy. Il les réunit, les fit s’asseoir sur des chaises parallèles comme un conseiller de mariage, et se mit à parler d’une voix à la fois onctueuse et condescendante. Il exposa lentement son point de vue sur la relation entre les deux personnages, donnant à chacun une histoire qui n’était pas précisée dans la pièce et, Mai pensa, qu’il les avait inventées pour servir ses propres objectifs.
En écoutant les idées de Pedro, Mai se demandait si elle s’était trompée. Elle était allée directement de l’école à un rôle télévisé. Elle avait appris le métier sans formation réelle, aucune technique. Des conseils des directeurs et des membres anciens du casting, ainsi que plusieurs cours sur place. Et bien sûr sa mère. Geraldine Rose. Un jour célèbre, différents premiers rôles dans quelques films britanniques avant que son mari, le père de Mai, ne tombe raide mort au neuvième trou, trou coudé au par cinq. Elle a dû arrêter pour élever Mai et son frère aîné, Jake. Elle n’avait pas à démissionner, en fait… mais elle voulait le faire. Elle n’arrivait pas à supporter la proximité d’autres personnes, d’autres acteurs. Toute cette commisération et cette pitié.
Mai ne pensait pas sérieusement au métier d’acteur jusqu’au jour où elle remporta le rôle principal dans la version scolaire de ‘A Streetcar Named Desire’ – jouant le rôle Blanche Dubois à l’âge de dix-sept ans. Puis elle performa au National Student Drama Festival à Scarborough où des agents l’avaient repérée et s’étaient battu pour elle jusqu’au jour où elle opta pour Eric, que sa mère connaissait depuis sa jeunesse. Ensuite deux ans dans Amberside Tarrace, à stagner.
La plupart de ce que Pedro lui disait semblait être des idioties, mais elle n’en était pas sûre. On lui avait dit qu’elle avait toujours l’air confiant, mais que malgré son air de certitude une chose lui manquait peut-être.
Elle recentra son attention dans la pièce, pendant que Pedro disait quelque chose à Jeremy sur le processus créatif. Le personnage de Jeremy était un jeune dramaturge qui avait écrit la pièce dans laquelle le personnage de Mai, une fille de la campagne sans expérience, avait le premier rôle. Pedro parlait avec la ferveur d’un évangéliste, comme si lui aussi avait été un jour un jeune dramaturge ayant entreprenant une vie théâtrale. Peut-être que c’était vrai.
- Alors, mes choux, essayons encore une fois. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit. La jeunesse, l’innocence, le désir de montrer au monde qu’une nouvelle forme artistique est née ce soir, sur cette scène.
Mai et Jeremy déplacèrent leurs chaises pour qu’ils soient face à face, puis jouèrent le début de la scène.
Cela dura trente secondes.
- Arrêtez !
Ils se retournèrent pour voir la main de Petro en l’air comme un agent de la circulation.
- Je suis désolé. Je n’en peux plus. Rentrez chez vous et réfléchissez sérieusement à ce que vous avez fait aujourd’hui. Peut-être qu’on aura de meilleures idées demain.
Il pencha son poids vers l’avant à partir de la taille comme s’il allait vomir sur le sol. Puis avec un soupir, il posa ses deux mains sur ses genoux et se poussa pour se relever en se retournant et s’éloignant sans un mot de plus.
Lorsqu’il quitta la pièce, Jeremy dit :
- Branleur !
Mai ramassa ses affaires.
- Il a encore du chemin à faire avant d’atteindre le niveau de branleur. Il est encore au stade de connard.
- Ah, tu as plus d’expérience que moi !
- Je suis une fille. Je suis plus attentive aux distinctions sociales.
Il sourit.
- Comment tu te sens à faire de la scène ? Le trac ?
- Un peu. Je serais idiote si je n’avais pas peur de le faire.
- D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, tu seras génial.
Elle sourit en silence. Un air vaillant était indispensable dans cette situation. Mais elle se demandait déjà si elle n’avait commis la plus grande erreur de sa courte et heureuse vie.
CHAPITRE DEUX
Elle changea pour le DLR à Canary Wharf et s’était réfugiée devant, près du conducteur. Pas vraiment un conducteur, pensa-t-elle, mais plutôt un joueur. Regarder par l’immense fenêtre qui ressemblait à un écran plasma de soixante pouces et tourner le bouton dans un sens pour faire avancer le train, le tourner dans le sens inverse pour ralentir, puis appuyer sur quelque chose pour ouvrir et fermer les portes. On doit sûrement leur payer un supplément pour les empêcher de s’enfuir par la porte en dévalant la plateforme, anéantis par l’ennui. Une actrice prometteuse dans une opération de sauvetage héroïque de train. Sauve la vie de 54 passagers, trop occupés à lire ‘La fille au tatouage d’écureuil’ pour remarquer que le train était sans conducteur…
Elle louait un appartement dans une maison géorgienne à Greenwich, à cinq minutes de la gare. La maison était à vendre dans l’une des agences immobilières locales très sympa pour un million de livres, la propriétaire ayant conclu que la vie dans le sud de la France offrait plus d’avantages que le sud de Londres pour piéger un mari riche. Par conséquent, la maison suivait lentement la loi de l’entropie et sombrait dans un état de dégradation médiocre – porte d’entrée rayée, fenêtres sales, gouttières cassées, radiateurs sifflants comme des fantassins gazés. La Volvo familiale de Billie était déjà garée à l’un des emplacements à l’avant, tellement longue qu’elle était rentrée tout juste dans l’emplacement de stationnement, tel un adulte serré dans un lit d’enfant.
Dès qu’elle ouvrit la porte de l’appartement et y entra, les chiens s’étaient immédiatement jetés sur elle, sautant et poussant ses jambes en reniflant. Bille sortit de la cuisine une tasse dans les mains.
- J’ai l’impression d’être un mari rentrant du front. Je devrais demander si mon thé est prêt.
- Je pensais attendre que tu rentres. De faire le point et tout.
Billie était une femme dans la trentaine aux cheveux roux ondulés et un visage franc. Elle portait une laine polaire épaisse bleu-foncé et un jean : vêtement d’extérieur. Elle sortait les chiens de Mai depuis qu’elle les avait eu, il y a presque un an, mais elle était maintenant la plus proche amie de Mai, toutes les autres ayant mis les voiles lorsqu’elles avaient fini le lycée. Parfois, elle se demandait si ce n’était pas étrange de n’avoir besoin de personne d’autre, mais c’était un point qu’elle avait découvert en sa personne depuis l’âge de quatorze ans. Elle avait assez d’amis au travail pour que ça lui manque à la maison.
Elle retira son manteau et frotta les flancs des deux chiens qui faisaient des huit autour de ses jambes, remuant leurs queues en l’air.
- Désolée, je suis en retard. J’ai eu des cours complémentaires.
- Comment c’était ? Ta première journée.
Mai haussa les épaules. Elle n’a jamais aimé parler de travail. Cela donnait l’air prétentieux, même à s’entendre parler.
- Le directeur est un trou du cul, mais à part ça, tout le monde est sympa. Il fait froid dehors. Evite de geler à mort.
- Vêtements de professionnels pour une promeneuse moderne de chiens. Je ne risque pas.
- Tu en auras pour combien de temps ?
- Je serai de retour dans une heure et demie, à moins que tu veuilles que je reste plus longtemps.
- Je serai peut-être dans le bain.
Billie alla chercher les laisses des chiens et les attacha. C’était le seul moment où ils restaient immobiles, du moins jusqu’à ce que les attaches soient fermées. Puis ils redevenaient fous, s’enroulaient autour des jambes de Billie comme du mazout jusqu’à ce qu’elle leur dise d’arrêter et qu’elle se dirige vers la porte.
Quand Billie sortit, Mai alla au frigo et se trouva une moitié des lasagnes qu’elle avait préparées la veille. Elle les mit aux micro-ondes pendant quelques minutes, puis s’assit sur le canapé devant la télévision et mit les infos de dix-neuf heures. Des politiciens interviewés sur un plateau bleu vif. Puis un reportage filmé sur le Mexique. Tournée sportive. Le monde est triste et banal.
Ses lasagnes finies, elle sortit son iPad de son sac pour vérifier ses emails. Emails habituels de fans, des offres de vacances, des blagues envoyées par sa mère, qui avait l’air de penser que personne d’autre n’allait sur Facebook et qu’elle devait reposter tout ce qui s’y trouvait.
Son téléphone bourdonna. Elle alla le chercher de la poche de son manteau. Son ami Stefan : Tu sors ce soir t’amuser ? Tous à Dereks.
Elle répondit par un message écrit : Peut-être. Je ne boirai pas. Quelle heure ?
Un instant après, une réponse : 9. Ne sois pas barbante.
Elle répondit : C’est mon nouveau prénom. A plus tard.
En posant son téléphone, son attention fut attirée par la télévision. Un journaliste debout à l’extérieur des bureaux à vitres de Daily Paper, une presse à scandales qui avait été lancée il y a quelques mois, financée par un oligarque russe à la recherche d’un endroit intéressant pour accommoder sa richesse. L’attention de Mai fut attirée par le journaliste mentionnant le nom de ‘Deannah’. C’était le nom de l’héroïne du dernier livre que Mai avait lu, une fantaisie de jeune adulte dans laquelle une fille issue d’un milieu ordinaire avait découvert qu’elle avait le pouvoir de voyager dans un autre monde, où elle était connue comme la fille difficile d’un roi tout-puissant mais malade.
Elle augmenta le volume.
‘Dans un numéro, que nombreux pensent que c’est la dernière tentative désespérée de son propriétaire russe pour attirer plus de lecteurs, le Daily Paper est entré en collaboration avec un studio de cinéma britannique pour trouver la prochaine grande vedette de cinéma. Le journal doit organiser un sondage quotidien auprès de ses lecteurs, leur demandant de nommer une actrice pour jouer Deannah dans le film Deannah’s Quest, le best-seller de l’auteur solitaire, Beatrice M. Kirwan. La gagnante du scrutin aura la garantie du rôle de Deannah et un contrat pour trois films d’une valeur de plus de cinq millions de livres. Les commentateurs de l’industrie cinématographique ont rapidement condamné ce coup de pub, comme ils l’appellent, disant qu’un rôle aussi important devrait avoir une vraie audition. Le Daily Paper déclare qu’ils attendent avec impatience de soutenir la nouvelle étoile brillante dans ses premiers pas vers le succès. Aucun commentaire de la part du studio en question.’
Les informations retournèrent au studio et Mai éteint la télévision. Elle ressentit des crampes étranges à l’estomac. Elle savait que ce n’était pas les lasagnes de la vieille, mais une envie irrésistible du rôle de Deannah.
Elle se leva et alla dans la salle de bain pour se faire couler un bain. Elle ajouta quelques gouttes de ylang-ylang destinées à apaiser, puis se déshabilla et se glissa dans les eaux tourbillonnantes, l’odeur douce-amère s’élevant autour d’elle.
Elle connaissait Deannah : la conviction qu’elle n’était pas celle que tout le monde pensait qu’elle était ; le sentiment d’être une princesse que personne ne comprenait ; la capacité de passer facilement d’un monde réel à un monde fantastique… tous ces traits étaient ceux qu’elle avait reconnus et compris. Elle n’aura aucun problème à jouer ce rôle. Si son rôle de Steffi dans Amberside Terrace était un réalisme morose, celui de Deannah crépitait avec son moi enterré – la fille drôle, intelligente, vivace que très peu de gens jusqu’alors n’avaient pas eu l’occasion de voir.
Mon Dieu, comme elle voulait ce rôle !
Elle se séchait les cheveux lorsque Billie revint avec les chiens. Ils envahirent la pièce, se pourchassant puis entrant en courant dans la chambre d’amis, où se trouvaient leurs jouets. Billie alla dans la cuisine et leur prépara à manger. Les chiens déboulèrent en courant dès qu’ils entendirent leurs bols se poser sur le sol en carrelage. Quelques instants plus tard, Billie sortit avec une tasse de café en hochant la tête vers la cuisine.
- Tu n’as pas à cuisiner quand tu rentres. Je pourrais te préparer quelque chose. J’ai des compétences.
- Est-ce que tu me dis que mon expertise en micro-ondes n’est pas assez bonne ? Tu dois savoir que j’ai fait ces lasagnes avec mes propres ongles cassés.
Billie s’était assise au bout du canapé et regardait Mai s’essuyer vigoureusement les cheveux. Elle semblait toujours s’intéresser à la toilette de Mai, comme si elle apprenait des secrets professionnels. Pour sa personne, elle avait l’air de faire le minimum – jeans, un genre de haut dénudé et des grosses bottes étaient l’alpha et l’oméga de sa garde-robe. Elle se lavait et séchait les cheveux en dix secondes et les laissait retrouver leur propre style.
Mai avait déterré son exemplaire de Deannah’s Quest. Il était posé sur le canapé à côté de Billie, ouvert au beau milieu.
Billie ramassa le livre, regarda le texte de présentation au dos et dit :
- Tu en as entendu parler, alors ? Je me demandais si tu serais intéressée.
Mai ne se sentait pas disposée à avoir un ton trop engagée.
- Ça pourrait être intéressant. J’ai lu le livre.
- Tu serais cinglée de ne pas le faire. Il est fait pour toi.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Tu as l’âge idéal. Tu corresponds à la description. Tu as de grandes chances par rapport toutes les autres, tu ne crois pas ?
- Je n’y ai pas réfléchi.
Billie souleva les sourcils :
- Ma mère avait l’habitude de me dire ‘Tu n’as qu’une seule chance pour une bonne carrière. Après ça, tu pourrais aussi bien réorganiser les mots ‘chance et pot’ dans une seule phrase. De toute évidence, je suis toujours en train de le faire, mais toi, tu es déjà en haut. Tu n’aimerais pas que je te parle encore de Dennis, n’est-ce pas ?
Son ex-petit ami avait refusé de se vendre sur le marché comme le nouveau James Morrison et finalement Billie l’y avait poussé. Le choix de carrière était une chose à laquelle elle avait récemment commencé à se reconsidérer comme étant experte.
- Je dois parler à Eric, dit Mai.
- Ma chérie, il est ton agent. Il fera ce que tu lui demandes de faire. C’est comme ça que ça marche, non ?
Mai ne dit rien et alla dans sa chambre. Elle enfila un jean et un chemisier ample, se brossa les cheveux en arrière et s’appliqua un maquillage léger qu’elle portait lorsqu’elle ne travaillait pas.
Billie était toujours sur le canapé à caresser la tête de l’un des chiens. Mai ne savait pas lequel. Il avait la tête posée sur la cuisse de Billie, la regardant d’une façon bizarrement adorable.
- De tout manière, je ne suis pas sûre de vouloir participer à une compétition, dit Mai. Ce sera comme une téléréalité, sans la classe.
- Qu’est-ce qui t’inquiète ?
- Qui te dit que je suis inquiète ?
- Je sais que tu le veux, mais tu ne montres aucun enthousiasme.
Mai récupéra son manteau léger de sa garde-robe et trouva son sac Hermès.
- Pour être parfaitement honnête, je ne sais pas si j’aurai le temps. Je serai coincée aux répétitions pour les quatre prochaines semaines et puis Tornado va sortir – il y aura les premières et tout ce qui s’en suit.
Tornado était un film qu’elle avait fini de filmer il y a près d’un an, tout en jouant dans Amberside Terrace, et elle a dû attendre aussi longtemps pour que le CGI et la bande sonore soient terminées. La première de la pièce y avait été habilement liée pour coïncider avec la première du film – les producteurs espérant se faire de l’argent sur la rumeur que le film générerait.
Billie haussa les épaules, mais Mai ne savait pas si c’était de la déception : elle regardait par la fenêtre les toits sombres de Greenwich comme s’ils s’étaient animés d’intérêt.
- Dis ce que tu penses, Billie. Ne me ménage pas comme si j’allais mordre.
- Je pense que tu le regretteras plus tard si le film est un succès. Ils disent qu’il y a déjà un directeur tape-à-l’œil qui a signé.
- Ça ne veut rien dire. Les producteurs pourraient dire que Spielberg et Lucas ont manifesté leur intérêt, sans que pour autant ils ne se retrouvent assis derrière la caméra au moment du tournage.
Billie détourna à nouveau son regard, sa passion pour la critique, même indirecte, s’avérant être trop nuisible. Elle n’avait aucune implication réelle dans le monde du spectacle et n’aimait pas lorsque Mai – ou quelqu’un d’autre – lui faisait comprendre que ses pensées ou idées étaient surtout celles d’une amatrice.
Mai n’aimait pas la vexer.
- Je vais y réfléchir, dit-elle. Je viens juste de l’apprendre.
- Je sais que tu seras géniale, dit Billie en souriant.
- Je dois d’abord me battre pour réussir d’abord cette maudite pièce. Le directeur me déteste déjà et n’arrête pas de parler du ‘contrat social’ que Chekhov essaie de créer avec son public. J’essaie juste de comprendre le personnage.
- Ma chérie, fais ce que tu as à faire – vise le sentiment humain. Peu importe le contrat social, tous ces russes victoriens, ils sont des êtres humains, non ?
- Je te le dirai plus tard, lorsque j’aurai des signes.
Le taxi la déposa juste devant la porte du club, le chauffeur la regardant en douce de temps en temps tout en étant poli, lui disant merci lorsqu’elle lui donna un pourboire.
Le club était abrité discrètement dans un entrepôt rénové non loin de Canary Wharf, son unique avantage de marketing étant un petit portique marron en forme de coquille au-dessus de la porte. Derek, en personne, était derrière le bar dans sa veste blanche habituelle et sa chemise noire, donnant des instructions à un nouveau membre du personnel sur la façon de mixer l’un de ses perfides cocktails. Le taux de renouvellement du personnel du club était élevé, en grande partie parce que Derek était un tyran derrière les portes fermées, malgré qu’il joue le lèche-bottes avec la clientèle. Il leva les yeux, fit un grand sourire à Mai et lui fit un signe de tête vers la pièce du fond.
Bien qu’il y avait une cave en bas avec un DJ, la pièce du fond était l’endroit où se réunissaient la plupart des gens que Mai connaissait. C’était plus calme, d’une part, et plus facile à échanger des potins. La pièce était subtilement éclairée telle la chambre noire d’un photographe, rendant relativement facile à éviter des personnes simplement en leur donnant du dos et en prétendant ignorer leur présence. Lorsqu’elle traversa la porte, des dizaines d’yeux brillants se tournèrent vers elle dans l’ombre, telle une horde de lions ayant repéré une gazelle.
Stefan la remarqua immédiatement, son visage s’illuminant sous ses cheveux blonds coupés courts. Il la rejoint, lui saisit le bras et la dirigea vers une table vide, de sa manière solidaire et comique exagérée. Il portait un T-shirt gris serré de Pineapple Studio et des chinos noirs, la peau légèrement luisante, comme s’il venait de faire des exercices. Ils s’assirent sur les chaises en cuir que Derek avait sauvées d’un club en faillite d’un gentleman.
Stefan se pencha avec attention.
- Maintenant, jeune fille, dis-moi tout. Comment s’est passé ton premier jour ?
- Suis-je obligée de te le dire ?
- Tu ne vas pas me refuser la chance de rumeurs, n’est-ce pas ? Y a-t-il une personne dont je devrais être au courant ?
- Et voilà, moi qui pensais que tu t’intéressais à moi…
Les yeux de Stefan s’ouvrirent plus grands.
- Oh, mon cœur, je le suis. Je le suis vraiment. Mais on doit établir certaines priorités. La romance est indéniable. Alors comment c’était, vraiment ? Atroce, ou joyeux ?
- Je ne connais personne d’autre qui utiliserait le mot ‘joyeux’ dans une conversation.
Stefan écarta ses bras comme pour dire : C’est le miracle de ma personne.
- Ils ne servent plus de boissons, ici ? dit Mai.
- Hmm… Suis-je en train de sentir une certaine réticence à parler aujourd’hui ? C’était mauvais ?
- Disons que Pedro ne devrait pas faire de la politique. Ses perspectives de carrière seraient limitées.
- A-t-il été cruel ?
- Je crois qu’il aimerait qu’on dise honnête.
- Eh bien, mon humble avis est… il va se faire foutre.
- Je suis contente que tu y aies pensé.
Stefan sourit.
- Laisse-moi t’offrir un verre. Comme d’habitude ?
- S’il-te-plaît. Pas trop de vin blanc.
Stefan alla au bar chercher le spritzer qui était sa boisson préférée. Ses yeux s’étaient maintenant acclimatés, elle jeta un coup d’œil aux gens dans la pièce – ils étaient pour la plupart dans la vingtaine ou au début de la trentaine, coiffées de manière éblouissante, chaussures brillantes et dents uniformes. Dans les médias de tout genre – la télévision, les magazines, la mode. Elle connaissait beaucoup d’entre eux, ou du moins savait ce qu’ils faisaient : Stefan était un guide compétent pour savoir qui était qui dans les médias de Londres. Il était un an plus âgé qu’elle et était passé directement de son lycée de la région rurale de Northampton au centre de Londres, pour apprendre d’abord la danse avant d’en faire son métier. Il venait juste de décrocher son premier boulot important dans une compagnie de danse contemporaine. Elle était fière de lui.
Il revint et s’assit à côté d’elle, en tournant sa chaise pour faire face à la salle. Il s’installa comme s’il regardait la télévision.
- Ils sont tous là, ce soir, c’est bien pour un lundi ! Ce garçon avec la moustache ratée – tu le reconnais ?
- Non, ni la moustache, d’ailleurs.
- Il a remporté la demi-finale de Generation Ex de la semaine dernière. Il est venu avec cette fille au bar aux bras maigres avec le haut bleu Salvation Army. Bientôt une ex, je pense.
- Comment tu sais ces choses ? Tu reçois des emails que je ne reçois pas ?
- Une heure le matin à faire mes exercices – je me règle sur les bonnes stations et le monde entier est là. En plus d’un flux de l’application MailOnline.
- La ligne directe vers l’enfer.
- Je sais, mais que veux-tu qu’un toxicomane de la rumeur fasse ? Alors dis-moi, comment va Alfie ?
- Je te le dirai quand je le verrai.
Stefan s’imprégna d’un visage sympathique avant de se tourner vers elle.
- Oh, ma chérie.
- Les répétitions – pires que les miennes. On dirait qu’il en aura pour des mois. Leur premier concert sera cette semaine.
- Préviens-moi et je viendrai avec toi. Tu pourrais avoir d’une béquille s’ils se cassent et brûlent. Juste pour dire.
- Ça ne me dérangerait pas, mais il n’a pas donné de nouvelles. Tu sais, c’est mon premier jour de répétitions. S’y intéresser un peu ne lui ferait pas de mal.
- C’est un garçon occupé.
- Ne le défends pas, Stefan. Tu aimes trop le drame pour que tu sois arbitre.
- T’es sûre que tu n’es pas allée à l’université ? Des grands mots et tout !
- L’université de la vie, vieux mec. Un studio de télévision. On apprend vite sinon on se noie. On grandit à la vitesse grande V.
- Et on devient dure comme de vieilles bottes.
Mai sourit pour la première fois. Stefan savait que la décrire était aussi difficile que d’être ironique. Il avait reçu trop de coup de fil tard la nuit de sa part depuis deux ans pour croire qu’elle était dure.
- Alors, tu vas bien, vraiment ? demanda-t-il.
- Ça va passer.
- Ce n’est pas suffisant, chérie. Je me casse les couilles et le dos, parce que je veux que tu fasses ce que je fais. Je ne veux pas apprendre que tu te prends au jeu. Ce n’était pas notre marché. Sois tu veux le faire, sois tu ne veux pas. Il y a beaucoup d’autres personnes qui aimeraient être à ta place.
- Mon Dieu, Stefan, je vais bien, vraiment. C’est juste que j’aie eu une première journée difficile. Si je ne peux pas râler et me plaindre à toi, à qui d’autre pourrais-je le ferai ? As-tu un numéro que je peux appeler ?
Stefan lui lança un visage sévère, puis lui fit un clin d’œil :
- Juste pour vérifier. Tu es bonne, alors ne te sous-estime pas.
Mai lui donna un coup sur le bras.
- Et sur ce, je vais aux toilettes.
Elle se leva et se dirigea vers le fond du bar bondé. L’air lui-même semblait briller d’un éclat réfléchi par les hommes et les femmes qui se tenaient debout héroïquement au bar ou assis avec une intimité préfabriquée aux tables cloîtrées. Elle sentit le bruit de la pièce en dessous et saisit une explosion de musique, comme une brise chaude, lorsqu’elle traversa une porte de secours ouverte.
Sur le point d’entrer aux toilettes, elle entendit une personne l’appeler. Elle reconnut la voix et prit un soupir avant de se retourner.
Helena Cross était assise avec deux jeunes hommes à une table basse, lui lançant un grand sourire ; elle avait toute la sincérité d’une animatrice de télévision, sans le charme frigorifiant. Ce soir, elle portait une robe échancrée bleue pâle et le haut de ses seins étaient gonflés de manière attrayante, comme s’ils étaient poussés par des mains ludiques.
- Mai, dit-elle, contente de te voir. J’ai entendu dire que tu avais commencé les répétitions.
Elle garda son sourire en plastique assez longtemps pour préparer Mai au défi.
- Alors, comment ça se passe ? J’ai entendu dire que ton directeur peut être un vrai petit Hitler.
- Helena – je suis contente de te voir, dit-elle jetant un coup d’œil aux deux hommes chacun à leur tour : jeunes pâles aux cheveux noirs et épais. Qui sont ces garçons ?
Helena était de quelques années plus âgée que Mai et comprit la remarque désobligeante. Elle préféra l’ignorer.
- Ils sont tous les deux très gentils, dit-elle en les regardant chacun son tour pour qu’ils se levèrent tous deux et serrent la main de Mai comme si Helena leur avait envoyé des instructions par télépathie.
- Jasper.
- Tarquin.
- Wow, on donne encore ces noms aux garçons ? dit Mai.
Les jeunes hommes baissèrent leurs têtes presque identiques. On aurait pu plutôt les appeler Harry ou Max ou même Jude.
- On dirait que je n’arrive pas à échapper à leur attention, dit Helena. Je vais partout incognito et ils débarquent toujours, comme des paparazzis sans caméras. Je crois qu’ils payent quelqu’un pour me suivre. Ils découvrent où je vais être, se lavent les cheveux, se brossent les dents et me coincent comme Bambi… - elle chercha une image – sans défense. J’aimerais pouvoir dire que je n’aime pas l’attention, mais on profite de l’occasion lorsqu’elle se présente, n’est-ce pas ?
- Je suis sûre qu’ils sont des garçons très bien élevés, dit-elle en les regardant. N’est-ce pas ?
Ils sourirent tous deux, aussi habiles que des vicaires inoffensifs. Être offensant juste une fois signifierait le bannissement de la table haute de la célébrité – à moins que la table ne vous appartienne.
- Alors, tu as vu l’histoire de Deannah, dit Helena gaiement. Bien sûr, tu vas tenter le coup.
- Et toi ?
- Les premiers votes ont déjà été lancés. Je ne voulais pas, mais Finn m’en a persuadé. Tu sais comme il peut être un dur petit oiseau. Plus un petit perroquet méchant sur les épaules qu’un agent. On m’a dit que j’étais déjà une grande favorite. Tu t’imagines !
- C’est bien. Tu dois être très contente.
- Oh oui, vraiment. Je ne vois vraiment pas d’où sera tirée la concurrence – as-tu une idée ?
Elle s’était trahie en retenant son lumineux sourire une seconde de trop. Elle était inquiète, pensa Mai. Elle ne veut pas que je tente le coup.
Mai avait battu Helena dans le rôle de Steffi dans Amberside Terrace il y a deux ans de cela et elle ne l’avait jamais pardonnée, même si Helena avait trouvé une place aux yeux du public comme une célébrité qui performait de temps en temps dans les comédies musicales de West End et dansait dans des émissions télévisées. Mai n’était pas du genre à jubiler, mais dans le cas d’Helena, elle était parfaitement disposée à faire une exception.
- Je dois y aller. La nature m’appelle, dit –elle.
- Alors tu ne vas pas tenter Deannah ?
- Ce serait vendre la mèche, sourit Mai.
- Parce que les gens du Daily Paper ont dit qu’ils me soutenaient. Je plais, apparemment, au mec russe, le propriétaire. La compétition sera uniquement une sorte de publicité, mais il veut que ce soit moi la gagnante.
En poussant la porte pour entrer dans les toilettes caverneuses pour femmes, les lumières s’allumèrent à l’intérieur tel le pont de Starship Entreprise, pensa Mai : elle n’aurait jamais dû me dire ça. Elle avait réalisé qu’elle avait décidé de ne participer pas à la compétition. Elle avait trop à faire les quatre semaines à venir pour perdre son temps à autre chose. Mais une chose avait attisé une étincelle concurrentielle : peut-être était-ce l’idée que le rôle soit attribué à une personne qui ne le comprenait pas. Une actrice prometteuse prend une décision très importante dans les toilettes d’un club. C’était l’un de ces moments déterminants qui laissait une petite trace dans sa conscience qu’elle connaissait bien, qu’elle n’arriverait jamais à oublier ou à effacer, telle une entaille de couteau sur un placard Chippendale.
Lorsqu’elle sortit des toilettes, Helena était toujours assise à sa table, mais seule. Sans le sourire cette fois, l’atmosphère avait changé. Mai sentit qu’elle avait renvoyé les garçons pour qu’ils ne soient pas témoins de ce qui allait se produire. Helena se leva de sa chaise et s’approcha de Mai, qui put distinguer maintenant les taches de rousseur barbouillées de maquillage. Gros plan, visage large, les yeux écarquillés et une grande bouche – trop frappants dans les photos professionnels – c’était grossier et presque moche. Une vigilance sauvage apparut dans ses pupilles sombres.
- Je sais ce que tu fais, dit-elle à Mai. Je t’ai vu déjà vu le faire et je ne permettrai pas que cela recommence !
Mai se sentit reculer.
- Je suis venue ici pour rencontrer un ami. Je suis désolée si tu n’arrives pas à supporter cela.
- Ha ha, putain toujours aussi intelligente et pleine d’esprit. Les mots ne te manquent jamais, c’est ça, grande maline ? J’ai vécu une vie entière à avoir affaire à des gens comme toi et je ne compte pas perdre à nouveau. Je vais avoir ce rôle, cette femme Deannah, et je vais te battre pour le faire.
- Je pense que tu ferais mieux d’éviter le gin. Ça te donne des illusions.
- Tu te la joues décontractée maintenant, parce que c’est ta spécialité. Toujours en contrôle, toujours la petite fille souriante, qui s’implique jamais, qui ne laisse jamais tomber. Je sais ce que tu fais. Laisser les gens venir à toi au lieu d’aller toi-même vers eux, parce que, oh non, on ne doit pas putain voir que tu veux quelque chose, c’est ça ? Pour qu’ensuite on voit que ce n’est pas facile pour toi, n’est-ce pas ? Tu dois te la jouer décontractée.
- Tu l’as déjà dit. Tu te répètes. Est-ce que je peux passer ?
- Rappelle-toi, petite Mai, tu ne vas pas gagner cette fois-ci. Tu as gagné la dernière fois, fille de la putain Geraldine Rose, putain de vedette de cinéma ratée. Mais cette fois, j’ai des gens de mon côté. C’est mon tour. Et tu n’as pas putain intérêt à l’oublier.
Mai évitait ses yeux et s’était fait poussé en arrière vers la porte des toilettes pour femmes. Elle se redressa alors, regarda directement dans les yeux d’Helena et se pencha en avant au niveau des hanches pour que l’autre femme soit obligée de reculer petit à petit.
- Pour ton information, dit Mai savourant le ton de la phrase dans sa bouche uniforme lorsqu’elle le dit et le répéta, pour ton information, je n’avais pas l’intention de jouer le jeu. J’allais dire, Merci mais non, s’ils me l’offraient. Je te remercie beaucoup. Je te remercie de m’avoir fait changer d’avis. La partie commence, pute !
Elle passa en la poussant, sachant qu’Helena la fixait dans son dos et espérait que sa grande bouche soit toujours légèrement ouverte – ça ne lui allait pas du tout.
Elle fit signe à Stefan en passant devant lui et se dirigea directement vers Patty Leading, l’éditrice du showbiz pour Daily Paper. Elle tenait à ce qui ressemblait à une Bloody Mary dans une main maigre, une caméra Canon haute-définition dans l’autre. Son corps était de la minceur osseuse d’une personne qui se punissait par des exercices, plutôt que par déni. Elle parlait avec un jeune homme aux cheveux roux que Mai reconnut comme étant le membre ‘rebelle’ d’un nouveau groupe de garçons. Il portait des basquets Adidas rouge brillant. En public.
Elle saisit le bras de Patty et l’emmena de côté.
- Peux-tu me garantir que le vote au sondage de Deannah est équitable ?
Patty semblait amusée, malheureusement, car les rides autour de ses yeux révélèrent soudainement l’âge que son corps essayait de dissimuler.
- Helena t’a parlé, n’est-ce pas, mon chou ? Une personne du bureau lui a balancé une phrase qu’elle a avalée. Valentin ne reconnaitrait pas Helena Cross d’Helena Bonham-Carter. Même s’il avait vu la Planète des singes.
- Comment ça marche, alors ? Est-ce que je dois mettre formellement mon nom dans un chapeau ou quoi ?
- Non, rien de tel. On demande aux gens de voter pour qui ils veulent. On soumet cependant quelques suggestions, bien sûr. Ça a été annoncé dans notre édition du Sunday d’hier et le premier jour de vote était aujourd’hui, tu as donc déjà loupé une journée, petite idiote.
- Pourquoi idiote ?
- Tu aurais pu commencer la campagne. Les photos etc.
- Je travaillais. Tu sais ce que c’est, le devoir !
Patty rit et prit une gorgée de sa boisson.
- On cherche à avoir une liste restreinte de cinq personnes, puis on demandera aux gens de voter pour elles au cours des semaines à venir.
Elle regarda Mai de près :
- Tu es sûre de vouloir faire ça ?
- Pourquoi pas ? C’est honnête, non ?
- Bien sûr. Les producteurs nous ont dit qu’ils utiliseront les résultats du sondage pour attribuer le rôle de Deannah. Selon le succès populaire, en quelque sorte. Je crois simplement que tu es trop intelligente pour ça. Depuis combien de temps nous nous connaissons ?
- Depuis que tu étais à Hello ! Environ deux semaines après que j’ai commencé à la télé.
- Exactement, et tout ce temps-là, combien de fois es-tu venue me trouvée comme ça et que tu as essayé de te promouvoir ? Ne réponds pas, je vais te le dire. Précisément, jamais. Tu n’as jamais été une tarte médiatique. Alors pourquoi commencer maintenant ?
Mai ne dit rien, son esprit essayait toujours de se remettre du venin qu’Helena lui avait lancé. Elle réalisa qu’elle tenait le bras de Patty en le serrant de plus en plus. Elle le lâcha et laissa sa main tomber.
- Peut-être qu’il est temps que je devienne une tarte, dit-elle. Depuis mon premier jour à la télé, les gens m’ont dit que ça m’arriverait un jour.
Le regard de Patty était sceptique.
- Tu ne le penses pas vraiment, dit-elle en levant sa caméra et l’agitant devant le visage de Mai. Est-ce que je peux prendre une photo de toi, quelques instants après que tu ais pris cette décision bouleversante ?
- Non !
Toutes deux se mirent à rire.
- Alors, dis-moi, pourquoi tu fais ça ? demanda Patty. Pourquoi tu veux le rôle de Deannah ?
Mai réfléchit un instant.
- J’ai le sentiment que je joue déjà ce rôle. Et je ne supporte pas l’idée que quelqu’un d’autre le joue à ma place.
- Ça a l’air d’être une belle connerie. Ça ne ressemble pas.
- Je sais que ça l’est. Je sais. Il y a une connexion entre Deannah et moi, que je n’arrive pas à comprendre. Je l’ai senti lorsque j’ai lu le livre et ça ne m’est jamais sorti de la tête. Je n’ai que vingt ans, et c’est comme si j’étais née pour jouer ce rôle. N’est-ce pas étrange ?
- Ça va au-delà de l’étrange, c’est plutôt effrayant. Fais attention que tu ne prennes pas cela trop au sérieux, Mai. C’est uniquement du showbiz. Ce n’est pas la vraie vie.
- C’est là où tu as tort.
CHAPITRE TROIS
Mardi matin, les premiers signes de la fin de l’automne se manifestaient. Une vraie vague de froid dans l’air traversant les gants et les écharpes. Arrivée aux portails de la vieille école, Mai resta debout derrière un grand pilier en béton, à l’abri du vent persistant, et appela Alfie. Il n’était que 8:45, mais elle avait de l’espoir. Des feuilles tournaient autour de ses chevilles et le ciel gris était parsemé d’oiseaux bruyants impatients de voler vers le sud.
Il répondit à la première sonnerie.
- Salut toi !
- Tu as passé une nuit blanche ou tu viens juste de te réveiller ?
- Debout depuis sept heures, je fais des exercices. Une grande tournée qui approche, je ne peux pas me permettre de tomber malade.
- Impressionnant ! Je suis à l’extérieur d’une école dans le sud de Londres.
- Ça marche avec les écoliers ?
- Je suis une vieille dame pour eux. Ils ne veulent pas le savoir, même si je leur offrais des bonbons.
- La vingtaine passée. On a donc aucun espoir, nous autres.
Tous deux firent une pause et s’écoutèrent respirer. Mai sentit le froid s’approcher doucement de son visage, lui donnant un sentiment de picotements sur ses lèvres et ses oreilles. Elle se demandait pourquoi elle avait cette conversation maintenant. Qu’est-ce qu’elle voulait ?
- Alors, dit Alfie, tu viens demain ? Je t’ai réservé une place au premier rang. Tu viendras en coulisses pour rencontrer le groupe après, pour nous lancer des tulipes. Ou des culottes, c’est à toi de choisir.
- Vous avez toujours le même nom ?
Elle avait essayé de les persuader de ne pas utiliser The Gastric Band comme nom, mais les adolescents attardés qu’étaient les collègues d’Alfie s’en moquèrent et refusèrent de le changer. La tournée réservée, il était probablement trop tard. Leur petite maison de disques avait également renoncé après deux réunions de trois heures, qui s’étaient terminées dans un silence sombre de la part des membres du groupe. En dépit des risques que les critiques puissent inclure des phrases comme ‘The Gastric Band ne sont pas assez hermétiques’ et ‘The Gastric Band ne peuvent pas remettre de l’ordre dans leur merdier’.
- Ne commence pas, Mai, dit Alfie. C’est fait. Alors, tu y seras ?
- J’essayerai. Le directeur de cette pièce est un nazi, donc je ne peux pas lui faire confiance pour finir à l’heure.
- Les nazis étaient connus pour le non-respect des horaires.
- Tu me comprends alors. Elle ne pouvait pas s’empêcher d’ajouter de sa petite voix défensive intérieure faisant du temps supplémentaire : Ne sois pas pointilleux !
Plutôt que de répondre, il resta silencieux comme d’habitude. Elle savait qu’il ne pouvait faire face à aucun type de conflit, il prétendit alors qu’il n’y en avait aucun. Ironiquement, c’était une source de conflit entre eux.
- Tu n’as pas appelé hier, dit-il après un moment.
- Toi non plus, gros malin.
- Ouais, désolé. Le temps nous a échappé. On n’a pas fini avant minuit. Je ne voulais donc pas t’appeler, à cause des répétitions et tout.
- Ce n’est pas grave, c’est pareil pour moi. La raison pour laquelle je n’ai pas appelé.
Elle se demandait pourquoi elle n’avait pas mentionné être sortie avec Stefan. Elle ne se sentait pas coupable, en fait.
- Alors, c’était bien ou quoi ? demanda Alfie.
- Non, de la merde, en fait, se sentant soudainement au bord des larmes, une chaleur lui montant derrière les yeux. Le directeur est un tyran. Un frimeur. Il veut me briser, comme un cheval. Pour que je fasse simplement ce qu’il veut.
- Tu aimerais qu’un grand homme fort se pointe et le tabasse ?
- Ce serait bien !
- Je vais voir si je peux en trouver un…
Mai fit un petit sourire – c’était exactement ce qu’il dirait. Intéressant qu’Alfie puisse être aussi dynamique et physique derrière son arsenal, mais si froid dans la vie réelle. Peut-être que c’est de là qu’il l’a eu, toute cette frustration et cette colère.
- Et il y a autre chose, dit-elle. Bientôt, tu pourrais en lire beaucoup sur moi dans les journaux.
- Le raffut sur Deannah.
- Bien deviné.
- Facile. Joe m’en a parlé. Il t’a vu lire le livre lorsque tu es venu à cette répétition de l’autre jour. Il a demandé si tu étais intéressée. J’ai fait des recherches sur le net hier soir.
- Alors, qu’est-ce que t’en penses ? Est-ce je devrais tenter ma chance ?
- C’est tout à fait toi, non ? Une fille ordinaire qui devient une princesse à temps partiel.
Mai se mit à rire.
- Enfoiré. De toute manière, je n’ai pas besoin de ta permission. Je leur ai déjà dit que je suis dans la course.
- Ça ressemble un peu à un concours de beauté, pourtant. Est-ce ça que tu veux ?
- On dirait que oui puisque j’ai accepté. Qu’en penses-tu ?
- Hé, c’est ta carrière. Tu as décidé de jouer la pièce. Tu as décidé de tourner ce film pourri.
- On ne sait pas encore si c’est pourri. Ça dépendra des effets spéciaux. Une jeune fille doit commencer quelque part.
Mai n’aimait pas la voie que la conversation prenait. Alfie semblait inutilement agressif ce matin, comme s’il libérait son stress intérieur petit-à-petit et qu’il testait sa fermeté.
- Tu vas bien ? demanda-t-elle.
- Oui, pourquoi ?
- Je n’sais pas. Tu as l’air… de mauvaise humeur.
- Tu serais de mauvaise humeur si tu répétais dix chansons pendant trois semaines sans interruption. J’ai une douleur horrible aux bras et je n’arrive plus à sentir mes doigts. J’ai l’impression que ceux sont des bananes qui ont été suturées au bout de mes poignets par un chirurgien cruel de laboratoire expérimental.
Comme cela arrivait souvent au cours de ses répétitions, Mai se retrouva à se demander ce qu’elle ressentait. Si elle voulait exprimer le sentiment de colère et de frustration légère qui s’était engouffré dans la partie supérieure de sa poitrine, que devait-elle faire maintenant ? Pourrait-elle regarder Alfie dans les yeux ? Aimerait-elle le toucher ? Lui donner un coup de poing ? L’embrasser ?
- Tu es encore là ? demanda-t-il d’une voix plus dure.
Elle revint au présent, ressentit un froid sur sa joue dû au contact de l’écran en verre de son téléphone contre son oreille.
- Je réfléchissais, dit-elle. Je vais essayer de passer demain. J’amènerai peut-être Stefan. Il peut prétendre être mon petit copain, te laissant le champ libre avec les fans de seize ans.
- C’est ceux qui ont la vingtaine qui me causent le plus de problèmes. Elles peuvent riposter.
Mai sourit à nouveau au téléphone.
- T’en fais pas pour la pièce, dit Alfie la voix un peu plus douce. Tu es bonne, tu le sais. Laisse Pedro être un con. Qu’est-ce qu’il va faire – te renvoyer ? Je ne crois pas.
- Il l’a déjà fait avant, apparemment. Aucun respect pour les réputations.
- Alors il aura à affronter ma colère de batteur.
- Un spectacle à ne pas manquer !
- C’est le bruit que je fais qui les effraie, en vrai.
Pedro était passé au deuxième acte, où le grand symbole de la pièce faisait son apparition – un oiseau abattu à mort par l’un des personnages et offert au personnage joué par Mai. En lieu du vrai accessoire, Pedro avait apporté un singe empaillé, qui avait fait mourir tout le monde de rires quand ils étudièrent son symbolisme potentiel dans la pièce. Il se laissa entrainer par les rires pendant un moment, mais très vite il en eut marre et se mit à leur crier dessus.
Vers l’heure du déjeuner, ils continuèrent l’acte dans une série de scènes réticentes. Plusieurs personnages avaient de long discours, obligeant Pedro à leur donner ses propres lignes de lecture, et les acteurs non impliqués soupiraient de soulagement et se repliaient dans les chaises bordant les murs. Mai se demandait quand cela irait mieux.
À la pause-déjeuner, elle aperçut une veste sport beige familière au fond du couloir. Eric était entré sans faire de bruit et, elle réalisa, qu’il était probablement ici depuis environ une demi-heure, pour avoir une idée comment ça allait.
Elle lui fit signe des yeux pour qu’il la rejoigne à l’extérieur, puis elle récupéra sa boîte-déjeuner et se dirigea vers la porte de sortie de secours à proximité d’une pile de tréteaux.
Elle s’assit à côté de lui sur le mur de l’aire de jeux de l’école et redevint soudain une écolière à Northampton, généralement isolée des autres filles de son âge les regardant parler des garçons et de musique. Elles mourraient probablement de se retrouver à sa place aujourd’hui – sachant qu’elle avait un petit copain faisant partie d’une bande.
- Maman t’a appelé, alors.
Des fourgonnettes blanches remplies de constructeurs, de décorateurs et d’électriciens vrombirent sur la route. Eric attendit que ce soit calme.
- Tu ne penses pas que je dois prendre de tes nouvelles de temps en temps ? Voir si tu vas bien ? Tu as si peu confiance en moi, ma petite.
Elle lui offrit un sandwich qu’il refusa. Comme d’habitude, il avait besoin de se couper les cheveux et se raser ne serait pas trop lui en demander non plus. Quand elle se sentait généreuse, elle aimait à penser qu’il était trop occupé à prendre soin de ses clients pour avoir le temps de prendre soin de sa personne. Lorsqu’elle était déprimée, elle pensait qu’il n’était qu’un souillon.
- Ça t’arrive de cirer ces chaussures ? Elles ont l’air d’être exactement dans le même état que le jour où on est tous allés à cette ferme à Amberside. Tu te rappelles ?
Eric haussa les épaules. Il ne se sentait jamais assez embarrassé pour changer son apparence.
- Il semblerait que tu as pris une autre décision sans me consulter, dit-il. Je ne crois pas que l’état de mes chaussures soit aussi important que la nature précaire de notre relation professionnelle.
Mai renifla dans son sandwich. À chaque fois qu’Eric se lançait dans une discussion délicate, son langage devenait un labyrinthe, comme pour éviter que le vrai message passe par l’utilisation judicieuse de syllabes.
- Une amie hier m’a rappelé que tu étais mon agent, pas mon patron, dit-elle.
- C’est vrai, c’est vrai, et je donnerai une raclé à quiconque dirait le contraire. Mais il y a des choses qu’on doit considérer stratégiquement. Après tout, ta carrière n’est pas la même chose que de prendre rendez-vous chez le coiffeur. C’est un engagement à long-terme, et chaque décision, chaque tournant dans le dit ‘engagement’ doit être pris en considération à partir des différents angles.
- Comme un diamant.
- Si tu veux, oui. Comme un diamant.
- Ou un quartz.
- Tu ne peux pas dire le contraire, Mai.
Il fit une pause et regarda une femme noire mince traverser le portail de l’école en marmonnant.
- Je suis ici pour veiller sur tes intérêts. Tu te rappelles quand ta mère m’a mis en contact avec toi, il y a deux ans ? On avait signé un contrat. Et dans ce contrat, j’avais mentionné que je travaillerai toujours pour maximiser à la fois ton apport et ton statut professionnel. C’est de ça qu’il s’agit. Tu peux te moquer de moi comme tu veux, et je suis même prêt à y participer de temps en temps, mais lorsqu’il s’agit de prendre une grande décision comme celle-ci, j’aimerai tout simplement avoir un peu de respect. Tu n’as pas le droit de prendre les choses en main et décider te lancer dans un rôle sans me prévenir.
- Eric, regarde-moi. Je suis grande, maintenant. J’avais à peine dix-huit ans quand j’ai signé ce contrat et j’avais besoin de toute l’aide que tu pouvais me donner. Et je t’en remercie. Et merci de m’avoir fait participer à cette pièce et m’avoir eu le rôle dans Tornado, qui je suis sûre battra tous les records de box-office et gagnera dix oscars. Mais en ce qui concerna le rôle de Deannah, lâche-moi putain, d’accord ? C’est une chose que je veux faire. Je veux ce rôle parce que je pense que ça sera bien pour moi, et parce que je pense que le livre est populaire et je sais que je peux le faire. J’ai lu le livre et je connais cette fille. Si j’ai le rôle, j’y serai bonne. Et avec un peu de chance, le film sera bon pour ma carrière.
Il y eut une pause. Puis Eric se redressa de toute sa hauteur.
- Donc, tu te dispenses de mes services.
- Non, pour l’amour du ciel !
- C’est l’impression que j’ai, en tout cas.
- Tu commences à être mélodramatique. C’est mon travail, à l’intérieur de cette putain de salle glaciale. Ce que je veux dire est que notre boulot maintenant soit de faire en sorte que j’obtienne le rôle de Deannah. On complote et on planifie et je bats à nouveau cette blonde d’Helena Cross.
Eric leva brusquement la tête.
- Qu’est-ce qu’elle a à faire dans tout ça ? Qui est-ce qui l’a mêlée à tout ça ?
Mai finit son sandwich et roula la feuille d’aluminium en boule qu’elle mit dans sa boîte-déjeuner.
- C’est elle qui l’a fait. Elle veut le rôle, uniquement pour me battre. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. J’ai eu deux ans d’Amberside, et elle, elle a passé deux ans à choisir des numéros de loterie à la télévision et à suivre des cours de danse avec des députés. Ça aurait pu être moi.
- Peu probable. Au moins, toi, tu as du talent.
- Merci, c’est gentil de l’avoir remarqué. Est-ce qu’on peut reprendre ?
Elle savait qu’à la fin Eric était toujours pragmatique. Il avait des rafales de fierté personnelle, mais finalement elle était son atout majeur et il éviterait de la perdre si cela était possible. Au cours des deux dernières années, il s’était de plus en plus concentré sur elle pendant que sa popularité montait et il avait laissé tomber certains de ses clients les moins importants. Sa mère avait dit à Mai que c’était une erreur, parce qu’il aurait dû élargir sa liste et non la rétrécir pour elle. Mais il la voyait probablement comme un gagne-pain – le premier qu’il ait eu depuis presque trente ans dans le spectacle.
Il gonfla ses joues et fourra ses mains dans les poches de son pantalon en velours côtelé :
- Tu es du genre un peu méchante quand tu veux, c’est ça ? Je me demande d’où tu tiens ça – pas de ta mère, elle est aussi douce qu’une tarte aux pommes Bramley.
- Ecoute, je dois retourner à l’intérieur maintenant. Appelle-moi demain et on se mettra d’accord pour un rendez-vous. Tu peux l’appeler un rendez-vous de stratégie, si ça peut te faire plaisir. Fais-moi un bisou maintenant et rentre chez toi.
Il s’avança d’un pas et ils échangèrent des baisers d’Hollywood.
- Ne fais rien d’autre d’imprudent sans m’en parler, dit-il. Es-tu sûre de vouloir le faire ? Tu sais que ça va être cruel, n’est-ce pas ?
- Helena Cross ne peut rien faire pour me nuire.
Eric fit une grimace :
- Tu ne devrais jamais dire des choses pareilles. Elle est comme un ballon de plage – tu peux essayer de la pousser dans une boîte, mais elle rebondira toujours vers l’extérieur.
CHAPITRE QUATRE
Billie tira les chiens des senteurs primitives et les suivit, les retenant maintenant alors qu’ils tiraient vers la pièce montée du National Maritime Museum au bout de Greenwich Park. Ils tiraient sans relâche sur leurs laisses, toussant d’une voix rauque, heureux simplement de sortir.
Elle constata qu’elle était excitée pour Mai. Si elle obtenait le rôle de Deannah, ce serait un tout nouveau niveau de célébrité pour elle. Ce serait comme Kristen Stewart ou cette fille d’Harry Potter dont elle ne se souvenait jamais du nom. Ce serait un grand pas en avant dans sa carrière – Hollywood l’appellerait. Elle devra probablement opter pour William Morris et se débarrasser d’Eric, mais cela ne sera pas une grande perte. Elle pourra alors se payer sa propre maison à Londres au lieu d’avoir à louer.
Elle réalisa soudain le grand avantage qu’elle aurait à ce que Mai gagne le sondage. C’était impératif, une nécessité. Elle avait déjà entendu des rumeurs que cette stupide fille d’Helena Cross était en tête des votes, seulement après une journée. Mais cela était compréhensible, puisqu’elle avait récemment participé à un téléthon de célébrités, dansant avec cinq députés pour une œuvre de bienfaisance. Lorsqu’on saura que Mai était sérieuse à se présenter pour le rôle, le résultat du vote changera, elle en était sûre.
Billie était convaincue que c’était à elle de décider d’assumer la responsabilité du succès de Mai. Elle avait toujours assumé la responsabilité, lorsque les gens n’étaient pas à la hauteur de leur potentiel. C’était comme s’ils transféraient le lourd fardeau de leurs épaules sur les siennes – mais elle arrivait à l’assumer. En fait, elle s’en réjouissait, parce que cela lui permettait de trouver une vraie valeur à sa vie. Souvent, elle ne recevait ni reconnaissance, ni récompense pour le stress qu’elle endurait, mais elle savait qu’un jour des personnes finiraient par remarquer son sacrifice et qu’elles seraient reconnaissantes pour ses services. Ceci demande juste du temps.
Elle pensa à Mai pendant un bon moment, en tirant les chiens de la statue du Capitaine Cook et en redescendant la colline en direction du centre de Greenwich. Cela faisait un an maintenant qu’elle travaillait pour Mai, depuis qu’elle a eu les chiens, et elle savait que Mai était sérieuse dans son travail d’interprète. Elle voulait s’améliorer et devenir la meilleure actrice. Billie était d’accord avec cela – c’était une bonne éthique professionnelle pour une personne aussi jeune et inexpérimentée.
D’autre part, depuis qu’elle avait rompu avec Dennis, Billie s’est rendue compte qu’il n’y avait rien de plus important dans la vie que le travail. Si vous pensez que seul le travail peut satisfaire votre esprit, c’est que vous êtes fou. La vie est une répétition. Vous faites de votre mieux pour l’aimer et vous vous emparez de ce qui vous plait lorsque l’occasion se présente.
Même si vous deviez vous plier en quatre pour y arriver au début.
- Regarde un film avec moi, dit Mai lorsque Billie entra.
- D’accord. Tu diriges ma vie, après tout.
En son for intérieur, Billie était ravie que Mai le lui ait demandé. Au cours de cette dernière année, elles avaient regardé plusieurs films ensemble et elle aimait toujours les explications que lui donnait Mai concernant les faits et gestes des acteurs. Elles regardaient généralement un vieux film qu’elles avaient déjà vu pour qu’elles puissent se concentrer sur la technique des acteurs et la réalisation, et non sur l’intrigue. Elle calma les chiens, puis rejoint Mai dans le salon. Elle avait téléchargé un film d’Hitchcock et utilisa un câble pour connecter son ordinateur portable à l’arrière de la télévision murale. Billie l’aida à déplacer le canapé face à la télévision, puis elles éteignirent toutes les lampes de table, excepté une.
L’homme qui en savait trop avec Doris Day et James Stewart. L’histoire commençait à Marrakech, où Stewart, un médecin, était en vacances avec sa femme et son jeune enfant. Ils se retrouvèrent impliqués avec un français, qui s’est révélé être un membre des services secrets français et qui fut assassiné devant eux sur le marché de Marrakech. Avant de mourir, il murmura un secret à Stewart – un homme sera assassiné à Londres. Stewart est empêché de transmettre ces informations. Il reçoit un coup de fil de menace, lui annonçant que son fils sera en danger s’il divulgue le secret à quiconque.
Cela les emmena presque à la moitié du film. Mai était silencieuse, assise enroulée dans une robe de chambre sur le canapé, ses pieds calfeutrés sous elle. Billie avait ouvert une bouteille de blanc sud-africain et s’apprêtait à se resservir. Elle se pencha en avant et appuya sur pause sur l’ordinateur portable.
- Un autre ?
- Elle assure vraiment, Doris Day, n’est-ce pas, elle est vraiment présente.
- Que veux-tu dire ?
- Tu peux voir qu’elle est à l’écoute des autres acteurs, même lorsqu’ils sont hors écran. Tu sais lorsqu’ils font ces gros plans, l’autre acteur reste là, debout avec le script à lire. Doris ne laisse pas cela interférer dans sa réaction. Ses yeux se lèvent et se baissent comme si elle regardait le personnage parler, en le regardant des yeux à la bouche. Puis lorsqu’elle sourit, elle le fait vraiment. Ce n’est pas un sourire fabriqué – ça atteint même ses yeux. C’est parfaitement naturel. Emma Thompson possède ce don – le sentiment qu’il y a un être humain là-dedans, et non une personne qui joue le rôle d’un être humain.
- J’aime Jimmy Stewart – la manière dont il s’est transformé d’un américain ordinaire en vacances sur une terre étrangère à une personne avec du cran.
- Il est également intelligent. Il sait que tout se joue dans le regard. Cette partie maintenant lorsqu’il enlace Doris pour la réconforter et qu’on voit son visage au-dessus de son épaule… tu vois, il utilise le regard et la bouche ? Le regard d’un côté comme s’il cherchait une échappatoire, la bouche légèrement ouverte, puis un rapide coup d’œil vers Doris avant de détourner à nouveau son regard – tout ça se produit en un clin d’œil, mais tout est parfaitement contrôlé. Cela pour montrer sa peur, sa panique et sa détermination.
- Et il est drôle, en plus.
- Cette partie dans le restaurant marocain, à manger du poulet avec les mains. Il arrive à rendre cela drôle et cinq minutes après il devient sérieux à donner des ordres au policier. Il change son langage corporel, plus de mouvements angulaires, plus direct, plus droit. Il exprime cette hésitation dans sa voix, cette voix traînante.
Billie se leva, alla dans la cuisine et remplit son verre à vin. Elle cria :
- Tu veux tasse de thé ou autre chose ?
Mai lui répondit qu’elle ne voulait rien et Billie retourna dans la pièce – l’image de Day et Stewart immobile dans un entrelacement sur le grand écran, le visage de Mai pâle dans sa direction comme une quémandeuse soûle de talent. Billie s’arrêta un moment à la porte. Elle pensa soudain que ces moments étaient parfaits… mais en même temps elle avait peur. Sa vie était comme une dépendance, comme l’un de ces oiseaux qui vivaient sur le dos des éléphants ou des rhinocéros… un serpentaire, c’est ça ? Lorsqu’elle partira ce soir, elle prendra sa voiture pour retourner dans un petit appartement à Twickenham au-dessus d’une agence d’assurances. Elle monterait les escaliers en faisant attention à l’avancée des escaliers qui pourrait lui fondre le front si elle ne baissait pas la tête, arrivée à la dernière marche du haut, elle tournerait à gauche sur le palier et ouvrirait la troisième porte sur sa droite. Un lit, un lavabo, une fenêtre à guillotine. Une chaise, une commode à tiroirs, une mince penderie. C’était une chambre sombre à l’arrière déguisée en appartement, avec un accès à une salle de bain commune. C’était un enfer, mais le seul enfer qu’elle pouvait s’offrir après s’être séparée de Dennis. Plutôt mourir que de retourner à Bude, malgré l’attrait de son air marin vivifiant.
Elle avait donc peur que tout cela s’arrête un jour – cette vie, cette amitié, cette intimité. Elle n’aurait plus que l’enfer de Twickenham. Depuis qu’elle avait mis Dennis à la porte, elle avait peur de ne plus avoir d’amis. Elle était trop difficile à vivre, se dit-elle. Trop âgée pour changer. Elle avait peur qu’à un moment donné, la vie de famille qu’elle voyait autour d’elle – ses clients, sa famille, ses amis – lui échappe pour toujours. Elle disait à tout le monde qu’elle était anticonformiste, qu’elle ne voulait pas s’attacher, trop occupée à s’amuser… mais les mots devenaient éphémères dans sa bouche dès qu’elle les avait prononcés.
Elle avait réalisé depuis longtemps qu’elle avait peur de s’engager dans un seul courant de pensées, dans un seul mode de vie… mais qu’elle avait également peur de la solitude qui pourrait en résulter.
Alors sa solution était de plaire. De s’assurer que les gens l’aimaient et voulaient sa compagnie, son amitié. Elle travaillerait pour eux pour de l’argent, mais elle cèderait également à leurs caprices. Elle se rendrait irremplaçable. Elle serait honnête, tant que l’honnêteté ne blessait pas, et directe tant qu’aucune critique ne s’y impliquait. Elle marchait sur une corde raide pour qu’on la considère comme utile et attentionnée, et en même temps capable de dire les choses sans mâcher les mots.
- Alors, tu viens ? dit Mai. Je veux voir s’ils vont récupérer l’enfant.
- C’est Hollywood, bien sûr qu’ils vont le récupérer. Et les méchants auront ce qu’ils méritent.
- Contrairement à la vie réelle, dit Mai aigrement.
Maintes fois, Billie se demanda ce qui motivait Mai. Parfois, elle se comportait comme une enfant trop maîtrisée, désireuse de sortir des contraintes d’être Mai Rose. A d’autres moments, elle avait l’air d’être passive et vigilante, comme si c’était plus amusant de voir les autres s’engager dans la vie, et éventuellement échouer, que de prendre elle-même le risque.
Peut-être que ce concours permettrait de mettre au clair sa vraie personnalité.
CHAPITRE CINQ
Le trajet du taxi jusqu’au club où The Gastric Band devait jouer, semblait interminable, comme un voyage dans un rêve où on n’arrive jamais à destination, bien qu’elle soit toujours visible.
Le taxi Addison Lee les avait récupérées en premier, puis prit l’itinéraire pour prendre Stephan à l’extérieur de son appartement avant d’entamer la longue traversée du nord de Londres, en passant par Kentish Town et Hampstead et roulant sinistrement au-delà de Golden Green. Voici les dragons, pensa Mai, lorsque le taxi fonça. Une actrice prometteuse abandonnée dans la nature sauvage de Londres. Il a été rapporté qu’aucune vie humaine n’était en vue…
- Il faut avouer qu’ils ont du courage, dit Stephan. Faire tout ce trajet juste pour jouer quelques morceaux.
- Je ne crois pas que le groupe d’Alfie sache ce qu’est une mélodie. Sais-tu que le punk n’a jamais disparu ? Il est tout simplement entré dans un coma et de temps en temps, il est ranimé.
Stephan la fixa.
- Est-ce que l’homme de tes rêves sait que tu as une aussi grande estime pour la carrière qu’il a choisie ?
Mai ne dit rien et continua à regarder par la fenêtre. Elle avait parlé brièvement à Alfie ce matin pour lui demander le nom l’endroit. A nouveau, elle sentit de la tension dans sa voix. Elle voulait bien mettre ça sur le compte des nerfs – après tout, c’était leur premier concert comme nouveau groupe – mais il n’avait pas à être pour autant aussi méchant. Elle savait que cela avait déteint sur sa répétition de cet après-midi, cependant Pedro eut l’air sensible à son humeur et ne l’avait pas poussée à bout. Elle se demandait si ses autres amis l’approchaient prudemment lorsqu’elle était de mauvaise humeur. Etait-elle instable ? Faisait-elle peur aux gens ? Elle avait assez lu des biographies du showbiz pour prendre conscience des dangers de l’estime de soi et de la vanité, et la dernière chose qu’elle voulait était de repousser les gens. Ou de leur faire peur.
- A quoi penses-tu ? demanda Stefan.
- Que j’aurais dû être chez moi à apprendre des lignes et à me reposer, et non rester debout dans une salle remplie de sueur pour me faire défoncer les tympans.
- Les choses qu’on fait par amour.
Il sentit ses sourcils s’élever d’un cran, même si elle était de dos.
- Bien sûr. C’est exactement ça.
Reconnue, elle fut emmenée en coulisses. Elle longea quelques couloirs sombres en passant devant des machinistes portant des guitares et des rouleaux de ruban adhésif qui marchaient à grands pas, comme s’ils faisaient partie de la bande. L’air sentait l’électricité à haute tension passant dans les câbles isolés.
Alfie, Joe et les autres deux membres de la bande étaient assis sur des fauteuils déchirés dans une loge qui n’avait jamais connu de jours meilleurs. Joe était mince et, selon Mai, avait pris pour modèle le gars de Franz Ferdinand – tous les angles et les cheveux courts. Les deux autres étaient des blaireaux-techno et passaient la plupart de leur temps à parler de leurs équipements. L’un portait des lunettes et l’autre non – c’était la seule manière pour que Mai les différencie dans sa tête.
Alfie se leva et enlaça Mai, puis donna un coup de poing à Stefan. Ses joues étaient bien rasées pour la première fois depuis des mois et il avait laissé ses cheveux couleur sable pousser depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il était mince mais fort, tel un prisonnier ayant fait beaucoup d’exercices mais qui n’avait pas bien mangé. Ce qui était probablement proche de la vérité, pensa-t-elle. Elle ressentit un petit frisson au cœur lorsqu’il l’enlaça.
- Comment c’est dehors ? demanda-t-il. Y a-t-il des personnes qui ont pris la peine de venir ?
- Ça grouille, dit Mai, ça bouillonne. Ça sue d’excitation.
- Merci d’être venue, dit Joe. Quelqu’un de l’émission avec toi ?
- Désolée. Je n’ai parlé à personne depuis deux mois.
Joe hocha la tête faisant mine qu’il avait compris. Mai se demanda s’il faisait partie de ces personnes qui la voyaient comme une célébrité de télé et qui voulait profiter d’une partie de la gloire. Elle avait rencontré des gens qui ne faisaient rien d’autre que de poser des questions sur Amberside Terrace et ses résidents, comme s’il s’agissait d’une vraie rue qui existait dans la réalité.
- Le son est pourri, dit Alfie. Le mec de la distribution n’a pas arrêté de s’excuser depuis quatre heures de l’après-midi. Il y a aussi de la merde avec les billets. Tu as de la chance qu’on ne t’est pas envoyée au centre-ville pour les distribuer habillée en string.
- Ce sera pour la prochaine fois. Où est Pete ?
- À O2 – un plus grand concert, une autre perte. On n’a pas besoin de lui, ici.
Pete Graham dirigeait trois groupes, dont deux étaient des vedettes. Mai se demandait si The Gastric Band figurait en haut de sa liste de priorités.
- Tu vas bien ? demanda-t-elle. Es-tu prêt à taper dans ces peaux, ou je ne sais comment vous les appelez, vous, les batteurs ?
- Ça va, n’est-ce pas les gars ? dit-il en se tournant et attendant une réponse. Il reçut en retour deux minutes de ouh-ouh et des pouces en l’air.
- Tu vois ? Ça c’est l’excitation de ces garçons. Ils sont nerveux.
- Je ferais mieux de m’en aller. Prendre ma place dans la loge royale. Fais-moi un signe quand tu me verras.
A l’extérieur de la loge, elle dit à Stefan :
- Ils vont exploser. Ils sont trop nerveux.
- Petite Mlle Positive. Ça va bien se passer. Les nerfs sont bons, je n’ai pas besoin de te le dire. Ça met le système en marche.
- Y a-t-il un endroit où on peut boire un verre ? J’ai l’impression que je suis plus nerveuse qu’eux, c’est pour dire.
Stefan lui saisit la main et la conduit à travers une foule qui grossissait dans un petit bar au milieu d’une pièce à l’arrière du concert. Mai remarqua que la foule était principalement composée d’adolescents, une grande partie était des jeunes filles. On ne sait pas pourquoi, la plupart d’entre elles avaient le visage peint de balafres diagonales d’un côté à l’autre.
Stefan avait remarqué le même phénomène.
- C’est cette chanson sur YouTube – Razor Girl. Elles n’avaient pas saisi qu’il s’agissait de se couper les poignets. Elles croient que c’est du maquillage.
Mai se rappelait de la chanson maintenant, quelque chose que Joe avait apparemment écrite à propos d’une ex-petite amie qui s’automutilait constamment. La vidéo YouTube n’avait pas inclus de séquences en direct du groupe, mais quelqu’un avait mis des visuels sur la musique – des photos d’une fille avec du maquillage en diagonale son visage comme une copie junior de David Bowie circa Aladdin Sane. Bien qu’il ne l’ait pas admis, Joe avait été soupçonné d’avoir été lui-même la mascotte de l’affiche.
Quarante minutes après le concert, Mai attira l’attention de Stefan et hocha la tête vers l’arrière de la salle, puis traversa la foule rebondissante. Il l’a rattrapa et se faufilèrent dans le bar.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Des maux de tête, dit-elle. Ils sont plus bruyants que dans mes souvenirs. As-tu reconnu un morceau ?
- Ne sois pas méchante. Ils sont pas mal, même si je commence à me lasser des délires de Joe entre les chansons. Il devrait compter un, deux, trois, quatre et ensuite chanter.
Mai trouva un siège branlant au bar et reposa sa tête entre ses mains. La musique traversait le mur de séparation comme un battement intense couvert d’une sorte de gémissement pendant que Joe allongeait la limite maximale de sa portée à chaque chanson. C’était leur ‘son’, le truc qui était censé faire la différence dans la compétition. Tant que les cordes vocales de Joe restaient intactes, ils pourraient peut-être arriver à quelque chose. Du miel et de l’eau, pensa Mai, c’est ce dont il avait besoin, se rappelant du remède infaillible de sa mère.
Elle releva la tête et regarda autour d’elle. Où était cet endroit ? Elle avait donné l’adresse au taxi sans savoir vraiment où c’était, à part que c’était aux terrains vagues d’Arctic au nord de Londres. On avait l’impression que c’était une sorte de night-club dégradé dans une localité nordique défavorisée et en faillite. Où on voyait des comédiens raconter des blagues sexistes, peut-être une strip-teaseuse le dimanche. Un Bingo, le lundi soir pour les retraités locaux. Merde, qu’est-ce qu’Alfie faisait à jouer ici ? Le distributeur faisait-il de la fraude fiscale, en disant au fisc qu’ils avaient dépensé des millions pour lancer de nouveaux numéros, alors qu’en réalité ils jouaient des concerts en Sibérie ?
Stefan posa une boisson sur le bar en face d’elle. Ça pétillait avec une sorte d’excitation qu’elle ne sentait pas.
- De l’eau tonique, dit-il. Bois lentement. Je repars à l’intérieur. Prie pour moi.
Le bruit du groupe brailla brièvement lorsqu’il ouvrit les portes de secours pour retourner dans la salle.
Il n’y avait personne d’autre dans le bar à l’exception de deux barmans et un homme qu’elle pensait connaître, assis à une table et fixant sa montre. Comme s’il avait senti qu’elle le regardait, il lui lança un regard et modela ses lèvres en un sourire peu assuré. Elle le reconnut alors – il était aux répétitions lorsqu’elle y avait assisté il y a quelques semaines de cela. Il était probablement le distributeur, présent pour chaperonner le groupe durant leur premier concert.
Elle reposa sa tête sur ses mains et respira profondément, en essayant de calmer les battements de son cœur qui battaient fort dans sa tempe droite. Elle pouvait sentir l’alcool formant une flaque sur le sol s’évaporer et l’odeur du tabac froid sans doute incrustée dans l’empreinte génétique du papier peint.
Quand elle entendit une voix près d’elle, elle sut que c’était lui. Elle aurait pu prédire qu’il allait venir vers elle.
- Ça va ? Puis-je vous offrir un verre ?
Elle resta immobile, ne voulant pas l’encourager.
- Miss Rose ?
- Je vais bien, merci. Une petite migraine. Vous devriez aller regarder le groupe. The Gastric Band. On dirait qu’ils sont en train de perdre la tête.
En l’entendant pouffer un rire, elle sourit dans les paumes de ses mains.
- J’ai entendu qu’ils n’arrivaient à plus rien écrire depuis un moment, dit-il. Ils sont bloqués.
Elle sourit à nouveau :
- Mais rien ne les dépasse.
- Au moins, ils n’essayent pas de vous faire rentrer leur musique dans le crâne.
Elle le regarda alors :
- Ça ne marche pas. Vous êtes allé trop loin, ce n’est plus marrant.
Il était pâle mais pas trop mal, environ 25 ans, pensa-t-elle. Peut-être un plus âgé. De longs cils et une bouche pleine. L’air un peu nerveux qui frisait le charisme. Hmm.
- Ne s’attendent-ils pas à vous voir là-bas, avec un sourire d’encouragement et à applaudir comme Richard Branson ou autre ?
- J’ai entendu la répétition. C’est pas comme si je ne connaissais pas les chansons. Etes-vous sûre que ça va ? Je pourrais sortir dehors avec vous, si vous voulez, pendant que vous vomissez.
- C’est de ça que j’ai l’air ? Prête à vomir.
- Hé, comment avez-vous sût le titre de leur prochain single ?
Elle se mit à rire à haute voix.
- J’avais l’intention de l’utiliser comme titre pour ma biographie de personne célèbre, dès que j’aurai trouvé un nègre qui m’offrirait un prix bon marché.
- Le distributeur peut vous en présenter quelques-uns. Puis-je m’asseoir ?
- Si seulement vous êtes amusant.
- Je m’en vais alors. Je serai assis là-bas avec ma réputation en lambeaux.
Elle alla prêt du bar et traîna une autre chaise haute vers elle. Il s’y assit, puis pointa vers le verre à moitié vide.
- Un autre ?
- Non, merci. Et c’est un tonic avant que vous ne vous faites de mauvaises idées.
- Ah, bien, vous êtes en répétitions, n’est-ce pas ?
- Alfie vous l’a dit ?
- Non, je l’ai lu dans le journal. J’essaye de ne pas parler à Alfie, si vous voulez le savoir.
Elle devint très intéressée.
- Et pourquoi ça ?
- Il déteste les papotages, vous ne l’avez pas remarqué ? Et en étant le représentant du distributeur, je papote le moins possible pour ne pas faire chier le talent. Ne pas faire chier, sont les instructions des grands patrons.
- Les grands patrons sont des stéréotypes chinois ? Qui l’aurait cru.
- On essaye de garder le secret. De toute façon les membres du groupe sont notoirement susceptibles et votre homme est un prince parmi ceux qui sont très susceptibles. Je ne devrais probablement pas vous le dire. Vu votre histoire d’amour bien connue.
- Vous ne le devriez probablement pas. La première chose que je vais faire est de le lui dire et vous faire virer.
- Aie. Alors qu’est-ce qui se passe avec vous et toute cette histoire de Deannah ? Vous voulez vraiment le rôle ? Ou est-ce tout simplement de la poudre aux yeux du showbiz ? Vous et Helena Cross êtes vraiment des bonnes copines et tout ce qui s’en suit…
- Non, en fait, elle va se faire foutre. C’est le conseil que je lui ai donné en tout cas. Est-ce que vous la connaissez ?
- Seulement admirée de loin. Le plus loin possible de cette grande gueule et de ces yeux effrayants.
- Vous la connaissez, donc. Croyez-moi, encore plus effrayante de prêt.
- Contrairement à vous, donc.
- C’est des avances ou quoi ?
- Oh merde. Désolé.
Testant ce qu’elle ressentait vraiment, elle le fixa des yeux sans sourire. Il baissa les yeux, glissa de sa chaise et leva une main.
- Je ferais mieux d’aller à l’intérieur, comme vous dites. Vérifier qu’ils jouent les bonnes chansons. Je ne veux pas qu’ils entonnent soudainement Andy Williams.
- Ou Tom Jones.
- Non, Dieu nous en préserve. A un de ces quatre.
- Hé, comment vous appelez-vous ?
- Si vous pensez que je vais vous le dire maintenant, c’est que vous êtes dingue.
Elle savait qu’elle aurait pu rire et le rappeler, mais elle réalisa qu’elle aimait le courant qu’elle venait de ressentir. C’était un bon exercice et c’était agréable qu’elle l’ait vraiment apprécié. Si elle ne l’avait aimé, ça aurait été plus facile et elle n’aurait rien ressenti en le rejetant.
Finalement, les derniers traînards étaient partis et elle se fraya un chemin parmi les débris collants dans la salle pour retrouver son chemin vers les coulisses. Stefan s’était affaissé sur l’une des chaises du bar et lui avait dit qu’il l’attendrait jusqu’à ce qu’elle ait assez flatté Alfie. Le représentant de la distribution n’était nulle part, disparu.
Elle se glissa difficilement en passant devant des machinistes portant les mêmes rouleaux de gaffeur et les guitares, elle traversa une porte ouverte qui laissait entrer de l’air, aussi froid que de l’azote liquide et une odeur de frites au vinaigre, passa devant une fille qui vomissait bruyamment dans le couloir, pour arriver finalement à la loge où elle avait vu le groupe plus tôt.
Dès qu’elle traversa la porte, ce fut comme si le signal d’une alarme silencieuse avait retenti. Les membres du groupe se tournèrent vers elle, avec des regards allant de la surprise à de peur nichés dans leurs yeux, leurs bras à moitié en l’air, un silence soudain plus fort qu’un coup de tonnerre abrutissant l’endroit. Mai comprit immédiatement et se tourna aussitôt à sa droite où elle avait senti un mouvement.
Deux filles, nues à partir de la taille, étaient debout comme si elles attendaient un bus et qu’elles furent interrompues au milieu d’une conversation. Chacune d’elles portait un trait diagonal de foudre sur le visage et un sur chaque sein. Bleu sur l’un et rouge sur l’autre. Elles avaient à peine dix-sept ans.
Mai savait que les membres du groupe discutaient entre eux pour savoir qui serait le premier.
Elle voulait avancer d’un pas au milieu du groupe et se battre. Elle voulait rire de la prédictibilité de la situation. Elle voulait se tourner vers les filles et leur demander ce qu’elles faisaient là. Elle voulait tout à coup taper dans quelque chose.
Elle se retourna et sortit de la pièce. Elle savait qu’Alfie la suivrait… et le voilà, des pas tambourinant sur le sol en béton. Une main sur son bras, une poigne chaude.
- Mai, ne….
Elle s’arrêta mais ne pouvait pas le regarder. Rappelle-toi ce qu’on ressent, se dit-elle. La pression derrière ses yeux, la gorge nouée, les battements habituels dans la poitrine. La colère glaciale rationnelle s’élevant de l’arrière de la tête. A quoi cela ressemble-t-il ? Reste calme, retiens-toi, rappelle-toi.
- Il ne peut pas y avoir d’explication, n’est-ce pas ? dit-elle, fixant son regard à un panneau de sortie d’incendie, un homme peint en blanc sur une boîte lumineuse stupidement verte. Pourquoi n’est-ce pas rouge ? Est-ce parce qu’on voit mieux le vert lors d’un incendie… ?
- Allez, Mai… Je ne suis pas si con. Je savais que tu pourrais revenir en coulisses. De plus, je suis le seul à avoir une copine, alors j’étais juste…
- Sur le point de joindre la partie ? Bonne blague.
Sa main lâcha son bras comme s’il venait soudainement d’être électrocuté.
- Tu es libre de me croire ou non. Je n’ai pas d’explications à te donner.
- C’est vrai. Aucune explication n’est nécessaire.
- Tu n’as pas été très sympa ces derniers temps.
Elle ne pouvait plus maintenant s’empêcher de le regarder – son long visage, ses cheveux tombant dû à la sueur du concert, des yeux rougis par les lumières de la scène. C’était à son tour de détourner le regard, peut-être qu’il était embarrassé.
- Sympa lorsqu’on est sympa. Toi non plus, tu n’étais pas vraiment amusant.
- J’ai été un peu stressé, dit-il le menton serré, si tu ne l’as pas remarqué. Si tu avais pris la peine de regarder plus loin que ton nombril.
La colère surgit de nulle part lui affligeant un coup au ventre.
- Tu es égoïste, un mollusque à merde. Tu as eu plus d’encouragement de ma part que je n’ai jamais eu de ta part. Qui t’as acheté cet équipement que tu as saccagé ce soir ? Qui t’as donné l’acompte pour ce putain de cercueil que tu appelles une voiture ?
- Ouais, tu es si charitable. Parce que ta carrière vaut bien plus que la mienne, c’est ça ? Tu peux donc te permettre de me faire la charité.
- C’était tout ce qu’ils étaient pour toi ? Eh bien, je pensais plutôt que je te donnais un coup de main pour te mettre sur pieds, pour que tu ne te fasses pas de soucis. Et il s’est avéré que j’étais un organisme de bienfaisance.
- Appelle ça comme tu veux. Tu avais dit que je n’étais pas attaché avec des cordes, mais ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ?
Elle le regarda, paumée. C’était ce qu’il pensait ? Qu’il y avait un prix à payer pour sa générosité ? Elle réalisa qu’elle ne l’avait pas du tout compris. Elle se sentit comme un missionnaire découvrant une tribu suivant une série de valeurs différente des siennes. Et qu’ils étaient probablement dangereux.
- C’est incroyable, dit-elle avant de s’éloigner.
Deux hommes portant des guitares la regardèrent avant de détourner leurs regards sur le côté. Elle portait sa colère en elle comme une odeur qui poussait les gens à reculer. Qu’il aille se faire foutre, pensa-t-elle, il avait plus besoin de moi que moi de lui. Il peut se faire ces filles si c’est ce qu’il veut. Calme-toi, se dit-elle surprise par son calme, les gens regardent.
Elle ralentit son rythme, détendit ses épaules, leva la tête. Respira plus profondément et retint ses larmes. Elle poussa la porte pour entrer dans le bar, où Stefan s’était affaissé dans un coin, la bouche légèrement ouverte. Elle s’assit en face de lui et après un instant ses yeux pâles s’ouvrirent sur elle. Il avala quelque chose et fronça des sourcils.
- Prêt à revenir sur la planète Terre ?
- Pas vraiment.
Stefan se redressa, alerte.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as une sale gueule, excuse-moi de te le dire. Sale gueule, c’est bien peu.
- Réconforte-moi, pourquoi tu ne le fais pas. As-tu appelé un taxi ?
- Le moteur tourne, dit-il en pointant vers la fenêtre. Tu vas bien ?
Elle sentit un sourire se former :
- La vie est une expérience par la pratique, n’est-ce pas ? Et je n’aime pas les leçons en ce moment.
Stephan se leva et lui tendit une main. Ils se dirigèrent vers la sortie. L’air froid la gifla au visage et lui éclaircit les idées.
- Si je pleure dans le taxi, dit-elle, ne fais pas attention. Je viens de me rendre compte que je ne peux pas avoir la paix dans le monde et je suis triste, d’accord ?
- La paix mondiale est une saloperie. Lance-toi dans une chose plus simple la prochaine fois. La fin d’Europop, par exemple.
- Et plus jamais de chansons d’amour suédoises, dit-elle en riant malgré elle.
- Tu laisses Abba tranquille, dit-il l’air indigné. Ils dominent mon monde.
CHAPITRE SIX
Mai sortit de sa chambre à moitié endormie, elle vit Billie manger des céréales en regardant la télévision du matin. Sept heures et le monde conspirait déjà pour qu’elle se sente mal. A peine l’aube mais les grincements et les toussotements de la vie urbaine avaient déjà commencés.
- Je n’t’ai pas entendu arriver. Tu es déjà sortie ou est-ce que tu te réchauffes ?
- Dès que j’ai fini ça. J’ai ramené les miens, j’espère que ça ne te dérange pas. J’ai pris seulement un peu de lait.
- C’est cher, le lait. Je pourrais le déduire de ton salaire. Quoi de neuf ?
- Regarde !
Comme si c’était prévu, l’image avait changé pour montrer une vue grand-angle de deux présentateurs, un homme aux cheveux gris et une femme blonde, tous deux avec des dents à changer, un canapé à leur droite maintenant en grand plan.
Blonde et souriante, des longues jambes allongées devant elle, un bras posé sur le canapé.
- Oh mon Dieu, l’épouse de Frankenstein !
Les questions commencèrent – Comment elle allait ? Comment c’était de travailler avec cinq débutés sur cette chorégraphie ? Qu’est-ce qui était prévu pour elle très prochainement ?
Puis l’objectif réel : Nous avons appris que vous étiez en tête du sondage de Daily Paper pour trouver une étoile pour Deannah’s Quest. Qu’en pensez-vous?
…si honorée, ce serait une excellente opportunité, c’est un grand rôle dans un grand film, ce pourrait l’avancement de carrière à celle quiobtient le rôle…
- L’avancement de carrière ? lança Billie. L’anglais est sa deuxième langue, Conneries étant sa première langue.
Selon vous, d’où proviendrala concurrence? Après tout, il y a de nombreuses jeunes actrices brillantes en ce moment.
Je dis simplement que je suis honorée d’être dans la course.
Mais vous devez avoir une idée…
Eh bien, Ginny Blake s’en sort pas mal dans le sondage, et Deborah Cash. L’une ou l’autre serait géniales, elles sont toutes deux jeunes et si talentueuses.
Et Mai Rose ? Beaucoup de gens la soutiennent.
Bien sûr, elle a également beaucoup de talents. Mais je crois qu’elle est retenue par sa nouvelle pièce en ce moment, et bien sûr son film d’action va bientôt sortir. Je l’ai vu l’autre soir, en fait. Elle avait l’air d’être très trapue. Très musclée, pour ses scènes d’action, j’ai entendu dire.
Oh, donc vous vous connaissez ?
Oui, nous sommes des amies depuis longue date. En fait, elle m’a remplacée dans Amberside Terrace lorsque je me suis retirée. Elle a très bien réussi.
Va-t-elle donc être en concurrence contre vous ?
Un rire, une main pour toucher le bras du présentateur en complet.
Je suis sûre qu’elle ne voudra pas s’impliquer. Elle a sa carrière toute tracée.
Alors quelle est la suite pour Helena Cross ? Je veux dire, si vous n’obtenez pas ce rôle ?
Oh, je ne vois pas aussi loin dans le futur. Je ne suis pas une fille qui fait des plans, ni calculatrice. Je laisse mon agent faire tout le sale boulot !
Les intervieweurs la remercièrent et passèrent l’antenne à leur badinage de nouvelles de divertissement…
En parlant de Mai Rose, il y a eu des commérages, que tard la nuit dernière elle avait rompu sa longue relation avec Alfie Cox, le batteur du nouveau groupe canon The Gastric Band. Des sources disent qu’il y avait eu une altercation bruyante entre les deux en coulisses et que Mai Rose était repartie avec un homme blond…
- Éteins-la !
Billie trouva la télécommande et éteignit la télé. Sa tête dépassant à peine le dossier du canapé se tourna et regarda Mai, les yeux parcourant son visage comme si elle cherchait des blessures physiques.
Mai avait froid. Le chauffage n’avait pas été allumé depuis longtemps et l’hiver était aux portes, mais le froid était plus profond qu’une sensation physique. C’était comme si de la glace se glisser dans ses veines, engourdissant sa capacité à sentir, goûter et toucher. Elle faisait la sourde oreille à ce que le monde semblait avoir l’intention de lui faire subir. Elle se demandait si elle avait choisi cette réaction par opposition à la colère, la peur ou la frustration. Pourquoi froid ? Pourquoi la mort du cœur ?
- Tu veux que je t’apporte quelque chose ? demanda Billie. Je ne reste qu’une demi-heure – George a besoin de moi ce matin.
- Non, répondit Mai. Sors les chiens et vas-y.
- Ne t’inquiète pas pour cette pute. Toute cette merde d’autopromotion se retournera contre elle.
- Vas-y.
Billie se leva en entendant l’émotion derrière les paroles de Mai. Elle emmena son bol de céréales dans la cuisine et revint à l’embrasure de la porte.
- Je cuisinerai ce soir. Je te préparerai quelque chose. Savoureux et nourrissant. Pas de fruits.
Mai hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain. Peut-être qu’une douche la réchaufferait. Ensuite elle pourrait passer un peu de temps à tracer sa journée. Planifier. Réfléchir aux choses.
Premier point du programme, une douche.
Deuxième, appeler Eric.
Fin de l’acte deux – Mai a dû écouter un long discours intense en montrant une passion idéaliste. L’acteur avait de l’expérience et une belle voix, ce n’était donc pas difficile. Il s’appelait David – un homme gentil, fort d’une classe moyenne, les cheveux plaqués en arrière, la trentaine avancée. Il lui faisait de temps en temps un clin d’œil comme pour dire, je suis de ton côté jusqu’au bout de toutes ces conneries.
Ce matin, Pedro avait décidé que faire des allers-retours au fond de la salle serait son motif. Il semblait être plus déterminé à écouter qu’à regarder. Il avait également le geste un peu mou. Mai se retrouva à écouter David en regardant Pedro.
Ils parcoururent les cinq dernières pages de l’acte tranquillement jusqu’à ce qu’une chose arrive à satisfaire les fonctions critiques de Pedro, assez pour qu’ils puissent prendre leur pause-déjeuner. David lui toucha le bras, amicalement.
- Parle un peu plus fort. Lundi, ta voix allait, très forte. Aujourd’hui, c’est un peu piano. Il te tiendra pour ça à moins que tu l’équilibres.
- Merci. J’ai quelque chose en tête qui me tracasse.
- Eh bien, assure-toi que ce soit la pièce, ma chère, au moins lorsque tu joues.
- Désolée.
- Pas de problème. Oh, et assure-toi également de baiser cette pute.
Mai sourit – la première émotion honnête qu’elle avait ressentie ce matin.
Avant qu’ils ne commencent le travail de l’après-midi, Pedro était venu à elle et l’emmena dehors. Il la conduisit aux portails de l’école et se tint à côté d’elle à regarder les piétons et la circulation tournailler. Il posa sa main sur son épaule et parla calmement.
- Cette après-midi, nous allons commencer le troisième acte. C’est le point tournant de la pièce. On voit le désespoir d’une femme plus âgée, brûlant d’envie pour un amour perdu et la trahison de son amant lorsqu’il se tourne vers toi. Toi, Mai, tu n’as pas grand-chose à faire dans cet acte, mais tu es constamment présente, comme une ombre qui pèse sur tous les autres personnages. Sur toi, dépend le bonheur de beaucoup – l’écrivain condamné qui t’aime et qui à son tour est aimé par une autre ; l’écrivain plus âgé qui commence à t’aimer, la femme qui l’aimerait. Et tu es une fille de la campagne, naïve et impatiente d’apprendre, piégée par un rêve de gloire et de succès.
- Pedro, que veux-tu que je fasse ?
- Tu es le centre de cette pièce. Cet après-midi, je veux que tu dises tes lignes, bien sûr, mais je veux que tu fasses prendre conscience aux autres que tu regardes. Aujourd’hui, ils performeront pour gagner ton amour et tu dois être présente, là où ils peuvent te voir.
- C’est tout ?
- Non, ce n’est pas tout. A partir de demain, je veux que tu t’habilles pour le rôle. Plus de jeans et de gros pulls. Une jupe, peut-être des bottes, un haut simple. Transforme-toi en cette fille, et rends-toi désirable à ceux qui doivent te désirer. Je sais que tu es impliquée dans cette stupide compétition dans les journaux. Tu dois gagner l’amour de plusieurs milliers de personnes qui ne te connaissent pas. A partir de demain, tu dois gagner l’amour de ceux d’entre nous, ici, qui te connaissent.
Une étrange sensation prit forme au fond de son ventre, une nécessité d’accomplir ce travail. Elle comprit ce qu’il voulait dire, même si une partie de son intellect se révoltait contre l’idée. A la télévision, elle avait gagné les cœurs de millions de personnes – mais c’était le scénario qui l’avait fait surmonter les difficultés et les problèmes et qui lui avait permis ensuite de survivre. Elle devait uniquement se révéler. Pedro lui demandait de gagner ce même amour, de s’investir dans le rôle – une chose qu’on lui avait jamais demandé de faire. Des idées se mirent à bourdonner dans sa tête. Elle sentit un sourire sur ses lèvres qu’elle savait avoir été déclenché par défi.
L’après-midi était consacrée essentiellement à Linda, une femme que Mai avait vu à la télévision pendant plusieurs années et qui avait également eu une longue carrière. Mai observait comment elle écoutait les autres personnages – son fils, le jeune homme qu’elle voulait pour son amoureux, ceux qui dépendaient d’elle pour vivre. Elle étudiait la façon dont elle se tenait immobile et laissait sa voix faire le travail. Elle savait que plus tard dans l’acte, le personnage deviendra émotif, désemparé et voulait voir comme Linda gérerait les directions physiques de la scène – se jeter aux pieds de son amoureux par désespoir. Ensuite révéler au public que tout n’était que de la comédie pour le reconquérir.
Elle remarqua que les autres acteurs observaient également attentivement. Elle avait un charisme et une force adaptés à son rôle. Regarde et apprends, se dit Mai. Et exerces la voix. Les yeux et la voix et puis le minimum de gestes pour obtenir un impact maximal.
Eric avait choisi un bar sur la rive sud (South Bank) qui avait une vue magnifique sur Tower Bridge, illuminé tel une carte postale gigantesque de néon dans la nuit.
Il avait échangé sa veste de sport beige contre un costume chic et il mangeait des cacahuètes.
- Tu réalises que cela te donnera la mauvaise haleine ? dit-elle se glissant sur le banc à côté de lui.
- Tu réalises ça fait combien de temps que je t’attends ? Dix-huit heures, tu avais dit.
- Un imprévu. On appelle ça le travail.
- Je t’ai pris un spritzer au vin blanc, dit-il en faisant un geste vers un verre contenant un liquide jaune.
- Vin blanc ? On dirait du jus de banane.
Il ignora sa plainte :
- Il s’agit donc du sondage Deannah, comme ils ont sûrement commencé à l’appeler. Ça aura une marque et un logo la semaine prochaine. Qu’est-ce qui se passe ?
- Personne des journaux ne m’a encore parlé. Est-ce que tu me gardes en isolement ou quoi ? Je dois sortir et parler aux gens, non ? Helena Cross était partout à la télé, ce matin. Que dois-je faire pour me rendre visible ?
Eric la regarda à travers ses yeux recouverts, comme si l’absurdité de sa conversation l’avait plongée dans de nouvelles profondeurs. Il tendit le bras à côté de lui et souleva une copie de Daily Paper, qu’il jeta sur la table.
- As-tu au moins vu ça ? Celui d’aujourd’hui.
Mai feuilleta jusqu’à la section showbiz. Une double page montrait son profil sur la page de gauche à regarder Helena Cross sur la droite, qui avait l’air de la fixer. Les photos avaient été extrêmement retouchées pour retirer les arrière-plans respectifs et des sourcils froncés mis sur chacune d’elles.
- Tu y es déjà, dit Eric, à jouer les grands bras, semble-t-il. Entre parenthèses, qu’est-ce que c’est cette histoire de toi et Alfie ? C’est vrai ?
- Il se passe quelque chose, dit-elle. J’essaie toujours de déterminer exactement quoi. D’où ont-ils eu cette photo ? J’ai l’air d’une femme des cavernes avec ces faux sourcils. Que dois-je dire à l’interview ?
- Que tu es très ravie, que tu souhaites bonne chance à tout le monde et que la meilleure gagne. Ils ont trouvé quelque chose sur toi et Helena, que vous vous êtes toutes deux présentées pour le même rôle dans Amberside. On dit qu’elle souffre toujours de l’injustice du casting pour ce boulot. Celui-ci sera différent, ce sera le grand public britannique qui votera etc…
- Suis-je bien acceptée ?
- Il y a beaucoup de choses que je peux faire avec les matériaux que tu me donnes, dit-il. Peut-être que tu devrais reprendre avec le jeune Ringo Starr et jouer aux amoureux. Tu verras, ce sera le prochain pas d’Helena. Une édition spéciale de Hello!, où elle exhibe sa belle maison et le nouvel homme dans sa vie. Quelque chose également dans les mags pour filles. Est-ce que Jackie marche toujours ?
Mai ferma les yeux.
- Peut-on se montrer prudents pour une fois ?
- Quoi – une interview au Financial Times ?
- Je ne sais pas… quelque chose d’un peu plus important pourrait récolter les votes des adultes. J’ai encore beaucoup trop d’adolescents à cause d’Amberside.
- S’ils se souviennent de toi.
- Admettons. Mais je veux élargir l’attrait. Ça aiderait également le journal, si la compétition est un peu plus… quel est le mot ?
- Sérieuse.
- Sérieuse. C’est ça. Ils ont ces choses dans les magazines du week-end – Dix Choses que je connais, Quinze que j’ai apprises.
- Une demi-douzaine serait, je pense, une bonne idée pour faire de la promo. Je comprends ce que tu veux dire. J’ai un cafteur à Indy. Je vais voir si je peux arriver à quelque chose.
- Tu vois ! Tu peux même dire que c’était ton idée.
- Pendant ce temps-là, ta-da, j’ai quelque chose de prévue pour demain. Une de ces mags de télé.
Mai soupira.
- Je déteste ça. Je ne peux pas être occupée ? Indisposée ?
- Pas si tu veux gagner. Le grand public est fasciné par les ragots. Tu auras une photo en première page.
- Ah, super ! A quelle heure demain ?
- Appelle-moi quand tu seras libre. Ils sont flexibles.
- Bien sûr qu’ils le sont. Tu ne sais pas que je suis une grande star ?
Le bar commençait à se remplir et Eric, devenu agité, finit son verre.
- Autre chose ? J’ai une vie privée, tu sais ?
Mai tendit sa main pour toucher le col de son costume.
- Alcooliques anonymes ? Apéritif au Ritz ?
- Mon premier soir de Stephen à Donmar. Je vois sa mère là-bas. La première fois qu’on parle depuis environ deux ans. Il y a fallut de putain Samuel Beckett pour qu’on se reparle. N’est-ce pas ironique ?
- Je ne dis rien.
- Exactement.
Elle le sentit avant d’arriver à la porte. Quelque chose de consistant avec une prépondérance orientale. Elle eut un flash proustien – étant enfant, avant que papa Rose ne meure, une espèce de nappe sur la table de la cuisine, des récipients en étain, de la sauce à orange visqueuse. Elle devait avoir cinq ans et son père avait invité une personne à la maison sans le dire à Geraldine. C’était donc un prêt-à-emporter chinois, le premier que Mai avait jamais vu – ou sentit. Les hommes s’était assis dans la salle de devant à la chaleur de la cheminée, les bûches craquelant, Geraldine servant la substance visqueuse dans les assiettes, les yeux fléchés, la bouche retroussée, une mauvaise ambiance dans la maison.
C’était du passé. Elle ne savait pas qui était l’homme et ne l’avait jamais revu depuis pour autant qu’elle le sache.
A l’intérieur, l’odeur s’était déterminée. Elle entra dans la cuisine en déroulant son écharpe, poussant les chiens de ses genoux.
- Je devine du bœuf et quelque chose comme de l’anis.
- Tu ne discutes pas avec Jamie ou Heston, dit Billie. Ils viennent et font sauter la maison. Ensuite ils étaleront une grande quantité d’huile d’olive partout. T’as faim ?
- Et tentée maintenant. Tape là.
Elle se changea et se lava le visage. Puis revint à sa garde-robe et se demanda ce qui lui ferait plaisir à Pedro demain. Elle avait une jupe qui, avec un peu d’imagination, pourrait être décrite comme vaguement paysanne. Mais le haut qui serait le plus approprié était celui que les gens de Stella McCartney lui avaient offert. Il avait des manches courtes avec un motif à fleurs jaunes sur un fond blanc, avec un col blanc. Si les paysans aimaient les fleurs, c’était paysan.
Billie prépara la table rarement utilisée, qui était disposée au bout du coin repas du salon. Le volume de la télévision était baissé, ils passaient des groupes de gens en pardessus qui étaient en confrontation. Probablement un documentaire sur les relations industrielles – la phrase que sa mère utilisait pour décrire tout type de programme de non-fiction qui n’avait aucun lien direct avec l’art.
Billie apporta deux assiettes fumantes de ragoût de bœuf. Mai repéra les légumes et la sauce.
- J’ai fait des courses, dit Billie. J’ai mis le reçu dans la cuisine. Une queue de dingue à Sainsbury’s ce matin.
Mai pensa qu’elle était nerveuse. C’était la première fois que Billie avait réellement cuisiné pour eux deux et c’était comme si une frontière avait été franchie. Elle avait l’étrange impression qu’elle avait été capturée au lasso et qu’elle fut attirée vers une chose, mais elle ne savait pas quoi. Vie de famille ? Relation amicale ?
Le bœuf fondait dans la bouche et était agréablement épicé, l’anis étoilé ajoutant un effet oriental. Elle prit la dernière tranche de pain du panier et essuya son assiette avec.
- Dis à Jamie que j’ai aimé.
- C’était bon ? Pas trop salé ?
- C’était délicieux.
Un bruit venant de la chambre.
- Ton téléphone.
Mai fait un signe d’agacée et dit :
- Ils laisseront un message.
Elle avait fait un somme sur le canapé pendant que Billie faisait la vaisselle – elle avait insisté. L’odeur du bœuf persistait encore. Mai vit le visage de sa mère dans sa tête, belle, cheveux noirs, sourcils arqués et de petites fossettes au milieu du menton. Toujours un soupçon de rose sur ses joues qui n’était jamais artificiel, seulement son teint de peau. Comment c’était vraiment entre ses parents ? Sa mère était souvent absente au travail et il y avait une nounou – une fille des Philippines qui leur préparaient d’étranges plats orientaux, pour elle et Jake. Le fish and chips était devenu aussi féérique pour eux que les calamars pour les copains d’école. Il y avait toujours des sauces qui bouillaient sur la cuisinière.
Son père était souvent à la maison avec eux. Elle n’avait aucun souvenir de lui, mise à part les photos de famille, mais elle devinait qu’il était physiquement fort, un homme dynamique, une personne qui pouvait piéger une jeune actrice. Il était énergique – il les emmenait au cinéma sur un coup de tête, ou au parc à thème quelque part. Jake courait vers les machines tourbillonnantes et les manèges dangereux, pendant qu’elle tenait fermement la main de Papa Rose et regardait Jake se jeter comme un personnage de dessin animé. Pas étonnant qu’il ait fini dans l’armée.
Et puis Papa Rose était parti.
Geraldine en deuil. Beaucoup de gens dans la maison. Elle et Jake lui avait demandé de rester tranquille, mais les adultes étaient gentils avec elle. Elle ne souvenait pas être allée à l’église, mais il y avait des photos d’elle, Jake et Geraldine parmi des groupes en deuil, défilant à travers une porte gothique. La presse – toujours là, toujours après vous, toujours à chercher à prendre des prises impertinentes sordides. Elle ne savait pas pourquoi Geraldine avait gardé les coupures, mais elles étaient soigneusement classées dans des albums, comme si la mort de son mari n’était qu’une étape dans sa carrière…
Le temps passé sous les projecteurs avait sûrement un impact sur vos priorités, pensa-t-elle.
Son téléphone sonna à nouveau dans la chambre. Lorsqu’il s’arrêta, elle se leva et alla vérifier les messages.
Alfie : C’est encore moi. S’il-te-plait appelle-moi. J’ai tellement de merde des gars, toute cette publicité.
Oui, il ne pensait qu’à lui.
Elle et Billie étaient maintenant tel un vieux couple marié, étendues sur le canapé à regarder les infos du soir. Paxman anéantissant un politicien en défendant la réduction de l’aide de santé. Elle regardait uniquement parce que sa mère refusait la politique à la maison. Regarder les infos de toute sorte était une sorte de rébellion.
Les gros titres résumés, un éventail de journaux sur la table devant lui. Des disputes à la Chambre sur les réductions. Une victoire sportive en Inde. Et juste un peu d’humour, Helena Cross est actuellement en tête de la compétition de Daily Paper. Puis Ginny Blake. Mai Rose est finalement apparue, mais bien loin après Miss Cross… Bonne nuit.
- Ça fait plaisir. Merci, Paxo.
Billie bâilla :
- T’as parlé à Eric ? Qu’est-ce qui se passe ?
Mai se leva et s’étira. Elle ne voulait vraiment pas parler de tout ça. C’était puéril.
- Il est sur l’affaire. Un Rottweiler. En peau de mouton.
- Ça va commencer, tu verras.
- Pourquoi es-tu toujours aussi positive, même avec la plus petite des preuves ?
- En général parce que les alternatives sont trop tragiques à supporter.
Elle se leva et enlaça Mai d’une façon étrange :
- A sept heures, ici, demain.
- Tu pourrais aussi bien déménager à ce rythme-là.
Billie lui lança un regard étrange, puis alla chercher son manteau.
Dans la chambre, il y avait un texto d’Eric : Interview demain. Appelle pour convenir de l’heure. Doigts croisés. Tarragon.
Elle ressortit ses vêtements paysans et les prépara pour le lendemain matin. Et elle prépara une explication pour la journaliste sans doute hyper hip-hop de Daily Paper, qui s’attendrait à rencontrer une actrice portant la dernière création de mode. Mai devra probablement la convaincre que le chemisier était de Jonathan Anderson, même s’il n’était pas assez large.
Elle savait d’avance que ça se passerait mal.
CHAPITRE SEPT
Après avoir peiné pour monter la colline, ils méritaient leur café. Geraldine s’était installée à une table pendant que Joan alla au comptoir. Elle revint avec deux cafés crème fumant dans une protection en carton. Elle marchait légèrement en diagonale, comme poussant un chariot de supermarché dont la roue est cassée, pour essayer de conforter son genou bancal.
Geraldine était excitée par le bruissement sonore de la station Brighton, comme toujours. Elle aimait bouger, voyager, l’idée de se retrouver à un endroit pour un temps puis à un autre différent à peine une heure après.
Craig n’avait jamais compris cela. Il était son opposé – un pantouflard devenu agité – si bien qu’il n’était jamais relax où qu’il était. Voyager n’était que de l’argent dépensé pour être malheureux ailleurs. Bien que bien sûr malheureux fût son émotion favorite, la ritournelle répétée, la touche de retour à la position initiale, les deux lignes du niveau à bulle que sa petite bulle d’équilibre cherchait constamment. Si je ne suis pas malheureux, je devrais l’être, semblait être la mélodie. Il était mort d’une crise cardiaque sur un terrain de golf, mais l’attaque a été réalisée par un cœur qui était trop lourd pour l’âme.
Elle n’avait pas pensé à Craig depuis presque une semaine – presque un record. C’était probablement parler à Mai qui l’a amené à repenser à lui. Le sucré qui relance la rage de dents.
Joan, une voisine aux larges hanches avec une envie presque pathologique de dépenser de l’argent, essayait d’attirer son attention. Elle était parfois déférente à l’égard de Geraldine d’une manière qui était énervante, mais au moins sa présence rendait les voyages moins solitaires.
- Dis-moi, la muette – que pense Mai de la compétition ? Ce serait un rôle génial, non ? Deannah, je veux dire.
Geraldine reconnut l’étincelle dans les pupilles de Joan, la petite lumière de désir qui apparaissait dans le regard des personnes qui s’approchaient d’une célébrité. Elle avait vu cela lui arriver, il y a des années, lorsque son visage était constamment sur les couvertures de magazines et les magazines de cinéma – la façon dont les hommes et les femmes parfaitement ordinaires se rabaissaient, s’amoindrissaient, devenaient plus petits, plus effacés lorsqu’elle se trouvait dans leur orbite. En étant la mère de Mai, elle savait exactement comment c’était de se trouver au bout de la ligne d’une telle auto-négation et avait fait de son mieux au cours des deux dernières années pour garder Mai attachée au sens de la banalité et du terre-à-terre.
- C’est une publicité, dit-elle. C’est une chose qui te poursuit sans que tu aies fait quoi que ce soit. C’est comme lorsque tu vas au cirque – plusieurs manœuvres se déroulent en coulisses pour empêcher que les animaux et les clowns tombent de leurs vélos. Mais tu ne remarques jamais la manœuvre, pas vrai ? C’est ça la publicité – une machine invisible qui dirige ton monde. Et tu ne la remarque jamais jusqu’au jour où elle t’attaque. Ou te détruise.
Joan refusa d’être distraite.
- C’est très bien présenté avec tes métaphores fantaisistes, jeune femme, mais tu n’as pas vraiment répondu à ma question. Mai, veut-elle ou non du rôle ?
Geraldine la préférait ainsi, persévérante dans la poursuite des ragots, parce qu’elle était moins flatteuse.
- J’aime le rôle de la jeune femme, dit-elle. Tu peux l’avouer. Maintenant, c’était quoi la question ?
Joan lui donna un petit coup sur le bras.
- Tu as quarante-cinq ans et tu es toujours magnifique. Moques-toi de moi comme tu veux, mais tu ne peux ignorer le fait que toi et Mai êtes la royauté pour certaines personnes.
Geraldine courba les coins de sa bouche.
- Quoi, moi et mes deux films ? Une demi-douzaine d’émissions de télé et deux longues séries dans West End ? Tu devrais sortir plus souvent, Joanie.
- C’est exactement pour cette raison qu’on est ici, aujourd’hui, non ? Arrête maintenant de m’insulter et bois ton café. On a cinq minutes.
La ligne de Brighton à Londres se déroulait par sa fenêtre tel un film qu’elle avait regardé une douzaine de fois. Elle essaya de repérer des changements dans le montage – un nouveau lotissement à proximité de Haywards Heath, un rond-point rajouté au sud de East Croydon – mais le paysage était resté tristement le même. Elle avait besoin de partir, d’aller au soleil, de prendre du temps juste pour elle et sans que le poids de Mai ne lui pèse sur les épaules. Mai ne lui avait jamais demandé son aide, pas même à l’âge de seize ans. Mais Geraldine savait qu’elle en avait besoin. Elle était une jeune fille occupant un métier qui les redressait puis les écrasait. La nouveauté était tout, à moins que vous n’arriviez à prouver que vous aviez une chose différente. Un talent pour distraire, comme on dit. Mai avait du talent. Elle avait hérité quelque chose de ses parents et l’avait recueillie en elle, digérée et ensuite utilisée pour créer…quoi ? Qu’a-t-elle vraiment fait, et comment elle, sa mère, pourrait-elle le voir ? Elle aurait dû être aguerrie devant l’exposition des sentiments de sa fille et se dire que rien n’aurait d’impact sur elle. Elle aurait dû voir tout cela, toutes les inflexions, chaque prétention à l’enthousiasme ou au chagrin.
Mais Mai arrivait toujours à la surprendre. Elle avait l’air d’avoir trouvé un point en elle où elle avait vu une chose, entendu une chose, ressenti quelque chose… et ensuite découvert une façon de rendre cela visible d’une nouvelle façon. C’était ça le talent artistique. C’était une chose que Geraldine n’avait jamais vraiment eu – chez elle, c’était un mélange d’apparences et un certain courage nerveux qui avait persuadé les gens qu’elle jouait. Avec Mai, c’était aussi difficile que si elle fût embarquée par une force étrangère pour devenir une personne différente. Une personne que même sa mère ne reconnaissait pas.
Clapham Junction, le dernier arrêt avant que le train n’avance péniblement en passant au-dessus de la rivière et qu’il arrive à Victoria, un autre brouhaha d’acier et un million de bruit de pas.
- A quelle heure tu as rendez-vous avec elle ? demanda Joan en ramassant son manteau et son sac.
- Six heures. On a donc huit heures pour faire les boutiques jusqu’à l’abrutissement.
- Je vais à Oxford Street et les chevaux sauvages ne m’en empêcheront pas, à moins Dominic West chevauche l’un d’eux.
- J’aurais pu me le faire.
La bouche de Joan s’ouvrit mais elle se ressaisit à temps, se rendant compte qu’elle la taquinait à nouveau.
- Peuh. Dans tes rêves. Alors dis-moi, qu’est-ce que tu vas dire à Mai ?
Geraldine sourit, ramassa son sac sans rien dire. Ce qu’elle avait à dire à Mai ne concernait qu’elle. C’était une chose qui serait, espérait-elle, une arme secrète dans la tentative de Mai à gagner le rôle de Deannah.
Mais son pouvoir provenait de son secret, elle ne pouvait donc le dire à personne.
Pedro avait une réunion et la pièce languissait. Le vendredi après-midi était libre.
Il se tenait à l’avant du hall de l’école, les mains jointes devant lui comme un pasteur apportant de mauvaises nouvelles :
- Cette après-midi, je dois vous laisser, mais on reviendra lundi matin avec de nouvelles idées et une énergie fraîche. Merci pour le travail que vous avez accompli cette première semaine. Il nous reste encore trois semaines pour bâtir notre château.
Il se retourna et partit avec une petite femme mate qu’on avait dit être son agent. La porte claqua derrière eux et une personne lâcha un hourra voilé, puis tout le monde se mit à remballer.
- Il se prépare pour une série télévisée en Espagne, dit Lucy. Les deux premiers épisodes. Lui et Almodovar. Je sais dans quoi mon argent est dépensé.
- Pourquoi suis-je toujours la dernière personne à apprendre ces choses ? demanda Mai.
- Peut-être parce que ça ne t’intéresse pas, dit David en se penchant. Je veux dire cela dans le bon sens.
Alors que les autres avaient ramassé leurs affaires et étaient partis, Mai se dirigea vers l’arrière de la salle et appela Eric.
- Je suis libre maintenant pour une interview. Est-ce qu’on peut arranger une rencontre ? Quelque part dans le centre, s’il-te-plait, nom de Dieu, un endroit où ils ont un chauffage.
- Je te rappellerai.
Elle déambula en direction de la porte principale et la referma derrière Linda, qui était la dernière personne à sortir. Elle était accompagnée d’une assistante qui portait son sac et parlait au téléphone en précédant Linda à sa voiture. Bien qu’elle n’ait jouée dans aucun film depuis cinq ans, Linda agissait comme une Norma Desmond des comtés, royalement impérieuse. Alors que la vieille actrice descendait le chemin menant au portail de l’école, Mai s’éloigna de la porte et essaya d’imiter sa démarche, en se balançant d’une hanche à une autre. Elle réalisa que l’astuce était de garder sa colonne droite et ses épaules en arrière, en mettant un pied directement devant l’autre. Cela lui donna le sens d’un savoir-faire et d’une supériorité équilibrée qui lui était indispensable. Et si elle levait la tête tout en regardant son nez, elle y ajouterait alors un soupçon de mépris.
Son téléphone.
- Une heure, à The Living Room. Pas celui à Tower Bridge. Une personne qui s’appelle Desrée Delong. S’il-te-plait, ne te moque pas d’elle.
- Qui moi ?
- Dès la première occasion.
- Comment je la reconnaîtrai ?
- Ne t’en fais pas, tu es Mai Rose, elle te reconnaîtra.
Desrée Delong était assise à une table à deux battants non loin du bas des escaliers. Elle leva la main lorsqu’elle aperçut Mai traversant le sol en marbre en talonnant. Heureusement qu’ils étaient loin du piano blanc au fond de la pièce. Mai détestait la musique de bar. Ça lui faisait penser aux hommes hypocrites chantant des chansons romantiques clichés à des femmes qui s’ennuient et qui auraient pu trouver mieux à faire.
Mlle Delong avait des cheveux blonds raides contre des joues roses et des sourcils stratégiquement foncés qui formaient une harmonie colorée et bien planifiée. Une bague en argent oscillait au bord de sa paupière droite, scintillant à chaque fois qu’elle clignait des yeux. Ce qu’elle faisait rarement, ayant l’un des regards le plus direct et le plus concentré que Mai ait jamais vu. C’était comme si avoir été épinglé pour une accusation dont on n’arriverait jamais à corriger l’erreur.
Mai s’assit avec une appréhension. Chaque interview qu’elle avait eu se terminait avec un sentiment de culpabilité, soit parce qu’elle avait dissimulé des choses ou parce qu’elle en avait trop dit et forcément finissait par blesser les sentiments d’une personne après la publication de l’article. En regardant les ongles d’un demi-pouce roses à bords blancs de Mlle Delong, elle n’avait pas beaucoup d’illusions à ce propos.
Civilités. Ravie de vous rencontrer. Un verre. Vous êtes déjà venue ici ?
Finalement, Mlle Delong posa son téléphone sur la table et appuya sur un bouton d’enregistrement virtuel de ses longs doigts allongés. Une application démarra.
- Alors, Mai, nos lecteurs aimeraient savoir pourquoi vous avez abandonné Amberside Terrace. On a entendu qu’il y avait eu des tensions sur le plateau – est-ce vrai ?
Ça a commencé ainsi…
- C’est absolument faux, Desrée. Nous nous sommes tous très bien entendus. J’ai seulement senti qu’après deux ans, j’avais besoin d’essayer une chose différente, élargir un peu mes horizons.
- Alors, vous avez trouvé cela ennuyeux ?
- Non, je n’ai pas dit cela. Et je n’ai pas du tout eu ce sentiment. Mais je suis encore une jeune fille et j’ai senti que je voulais essayer des personnages différents et des environnements… différents.
Desrée semblait être confuse.
- Mais tout est comédie, n’est-ce pas ? Tout est de la scène. Ne preniez-vous pas un risque à quitter l’un des plus populaires feuilletons pour la scène de West End ?
- N’oubliez pas que j’ai déjà tourné dans Tornado, j’étais déjà prête à quitter la télévision.
- Et quand celui-ci sortira ?
Mai lui donna la date.
- C’est environ dans trois semaines, ajouta-t-elle aimablement. Ne devrions-nous pas parler de Deannah ?
- Oui, bien sûr. Avez-vous lu le livre ?
- Naturellement, qui ne l’a pas fait ? J’ai adoré et j’ai adoré le personnage de Deannah. Elle est obstinée et doit se déplacer entre deux différents genres de vie, entre une vie normale et une où elle est apparemment princesse.
Desrée adopta son regard sournois.
- Vous devez être habituée à cela. Après tout, vous êtes une personne en chair et en os, comme je le vois. Mais vous avez vécu une vie de princesse pendant ces deux dernières années, n’est-ce pas ?
- Je ne dirais pas exactement ça…
- Mais vous aviez une voiture qui vous conduisait au studio, plusieurs privilèges de frais payés, des hommes très gentils voulant vous inviter à sortir.
Mai utilisa sa ruse de ‘rire de l’insulte mal dissimulée’, la tête légèrement rejetée en arrière, la bouche ouverte, une hypocrisie scintillant dans ses yeux tels de faux diamants.
- Je dois toujours me réveiller le matin, préparer mes repas, laver mes vêtements. Ne croyez pas à tout ce qu’on vous raconte dans les journaux.
- Alors pourquoi devrions-nous vous croire, lorsque vous dites que vous voulez ce rôle ?
Ah, le poignard tiré, l’agenda révélé.
- Parce que j’ai lu le livre il y a quelques mois et j’ai pensé que s’ils en faisaient un film, j’aimerai avoir une chance de jouer dedans. Comme la plupart des jeunes filles, je connais Deannah et ses désirs, ses difficultés. Je crois que je pourrais jouer ce rôle de manière parfaite.
Les yeux de Desrée avaient à peine quitté le visage de Mai. Ils étaient maintenant fixés ailleurs comme si elle lisait une nouvelle partie du script ou recevait des instructions du centre de contrôle. Son sourire s’élargit en se retournant. Mai sentit une froideur avant qu’elle ne reprenne.
- Apparemment Beatrice Kirwan, l’auteur du livre, a dit qu’elle aimait bien Helena Cross. Qu’en pensez-vous ?
Corrige ton sourire, concentre-toi sur les yeux.
- Helena ferait une très bonne Deannah. Une blonde, certes, alors que le personnage était nettement…
- Elle pourrait porter une perruque.
- Elle pourrait également perdre du poids. Mais va-t-elle le faire ?
Un choc fut enregistré sur le visage de Desrée. Un rapide coup d’œil à l’application pour vérifier que l’enregistrement était toujours en cours.
- Êtes-vous en train de dire qu’elle est trop… grosse pour jouer Deannah ?
Mai sourit :
- Je ne crois pas avoir dit cela. Nous parlions de la façon dont les acteurs dans le film doivent changer leur apparence de temps en temps. Je me suis coupé les cheveux, vous l’avez peut-être remarqué.
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