Les Rejetés
Owen Jones
Heng Lee rend visite à la chamane locale, qui se trouve également être sa tante, après avoir commencé à tout d'un coup se sentir très bizarre. Elle effectue quelques tests et en conclut qu'il n'a plus de sang. Comment va-t-il pouvoir l'annoncer à sa famille, et comment ceux-ci vont-ils réagir ?
Heng Lee est un chevrier des montagnes reculées au nord-est de Chiang Rai, dans le Nord de la Thaïlande, près de la frontière laotienne. Sa petite communauté est unie, et tout le monde y connaît tout le monde. Heng tombe soudainement malade, mais pas au point de ne plus pouvoir emmener les chèvres pâturer, jusqu'au jour où il se met à faire des syncopes, ce qui le fait aller consulter la chamane locale. Aucun docteur en médecine n'officie à proximité et les Chamanes ont toujours suffi pour la majorité des gens durant des siècles. La Chamane récupère quelques échantillons et arrive à la conclusion que les reins de Heng ont cessé de fonctionner et qu'il n'a plus longtemps à vivre. Le combat pour sauver la vie de Heng commence, mais d'autres forces sont également à l'oeuvre. Qu'adviendra-t-il de Heng, de sa famille, et du reste de la communauté s'il décide de suivre les conseils de la Chamane ?
LES REJETÉS
La Drôle d’Histoire d’Une Famille de Vampires Contemporaine
par
Owen Jones
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par
Julien Dross
Copyright Owen Jones, 21 janvier 2014
Le droit dont dispose Owen Jones d’être identifié comme auteur de cette œuvre a été établi selon les sections 77 et 78 de la loi britannique de 1988 sur le droit d'auteur, les dessins, les modèles, et les brevets (CDPA - Copyright Designs and Patents Act 1988). Le droit moral de l’auteur a également été établi.
Les personnages et événements décrits dans cette œuvre de fiction sont le produit de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés dans un cadre fictionnel. Certains endroits peuvent effectivement exister, mais l’histoire racontée est entièrement fictive.
Publié par Megan Publishing Services
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B00HZ1GIH6
ISBN-13 : 978-1495290152
ISBN-10 : 1495290158
B07DQ934SJ
DÉDICACE
Je dédie ce livre à mes amis, Lord David Prosser et Murray Bromley, qui, en 2013, nous ont aidés, ma famille thaïlandaise et moi, plus qu’ils ne le réaliseront jamais.
Le karma donnera à chacun son juste dû.
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1 LE PROBLÈME DE MONSIEUR LEE
Monsieur Lee, aussi connu dans les environs sous le nom du Vieux Lee, se sentait bizarre depuis déjà plusieurs semaines, et tout le monde dans le coin le savait, la communauté locale étant petite et isolée. Il avait donc fini par décider d’aller consulter une médecin de la région – une de l’ancien genre, et non une docteure en médecine moderne –, qui l’informa que sa température corporelle n’était pas normale car quelque chose affectait son sang.
La médecin en question était la Chamane locale, ainsi que la tante de Monsieur Lee, et elle n’était pas encore en mesure de dire avec certitude ce qui causait son problème. Elle lui promit cependant de le découvrir dans un délai d’environ vingt-quatre heures s’il lui laissait des échantillons à étudier et revenait la voir quand elle le convoquerait. Pour ce faire, la Chamane lui donna une touffe de mousse et une pierre.
Il sut immédiatement quoi faire, car il avait déjà dû le faire par le passé. Il urina donc sur la mousse et cracha sur la pierre après s’être profondément raclé la gorge. Il lui rendit ensuite solennellement les objets, qu’elle lui prit avec précaution – en s’assurant de ne pas les toucher directement avec ses mains nues afin de ne pas les contaminer – avant de les envelopper chacun dans de la feuille de bananier afin d’en préserver l’humidité aussi longtemps que possible.
« Donne-leur un jour pour pourrir et sécher, puis je les étudierai de près pour découvrir ce qu’est ton problème.
— Merci, Tante Da. Pardon, Chamane Da. J’attendrai ta convocation et viendrai aussitôt que tu me le demanderas.
— Ne pars pas tout de suite, mon garçon. J’ai encore à faire avec toi. »
Da se saisit d’un pot en terre cuite situé sur une étagère derrière elle. Elle en retira le bouchon, prit deux gorgées de son contenu, et cracha la dernière sur le Vieux Lee. Tandis qu’elle entamait une prière à l’adresse de ses dieux, Monsieur Lee songea au fait qu’elle avait oublié sa propre « purification ». Il détestait se faire cracher dessus par qui que ce fût, mais par de vieilles dames aux dents gâtées encore plus particulièrement.
« Cette aspersion à l’alcool et ma prière t’aideront jusqu’à ce que nous trouvions la solution exacte à tes soucis », lui assura-t-elle.
La Chamane se releva de la position du lotus qu’elle avait adoptée sur le sol de terre nue de son sanctuaire médical, passa un bras autour des épaules de son neveu, et l’accompagna à l’extérieur tout en commençant à se rouler une cigarette en chemin.
Une fois dehors, elle l’alluma, tira longuement dessus, et sentit la fumée emplir ses poumons.
« Comment vont cette épouse que tu as et tes adorables enfants ?
— Oh, ils vont bien, Tante Da, mais ils s’inquiètent un peu pour ma santé. Cela fait un moment que je me sens un peu mal alors que je n’ai jamais été malade de ma vie, comme tu le sais bien.
— En effet. Nous, les Lee, nous sommes bien résistants. Ton père, mon cher frère, serait encore en bonne forme aujourd’hui, s’il n’était pas mort de la grippe. Il était fort comme un buffle. Tu lui ressembles, mais lui ne s’est jamais fait tirer dessus. Je pense que c’est ce qui a fini par te rattraper ; cette balle de yankee. »
Monsieur Lee avait déjà vécu cette conversation des centaines d’autres fois auparavant, mais il ne parvenait jamais à en ressortir gagnant, aussi se contenta-t-il d’opiner du chef, remit un billet de cinquante bahts à sa tante, puis s’en fut en direction de sa ferme, qui se trouvait à quelques centaines de mètres du village.
Il se sentait déjà mieux, aussi commença-t-il à marcher d’un pas plus vif pour le prouver à quiconque le verrait.
Le Vieux Lee avait une confiance pleine et entière en sa vieille tante Da, à l’instar de chaque membre de leur communauté ; un petit village d’environ cinq-cents maisons et de quelques douzaines de fermes dans sa périphérie. Sa tante avait endossé le rôle de Chamane du village lorsqu’il n’était encore qu’un jeune garçon, et à peine une dizaine de personnes tout au plus se souvenaient de son prédécesseur. Le village n’avait jamais eu son propre docteur en médecine diplômé d’université.
Cela ne voulait pas dire que les villageois n’avaient pas accès à un médecin, mais ceux-ci étaient rares dans la région. Le médecin établi de manière permanente le plus proche officiait « en ville », à soixante-quinze kilomètres de là, et aucun bus, taxi, ou train ne desservait les montagnes de l’extrême Nord-Est de la Thaïlande où ils vivaient. En plus de cela, les docteurs, ça coûtait cher, tout comme les médicaments qu’ils prescrivaient et dont tout le monde pensait qu’ils devaient leur rapporter de grosses commissions. Il y avait bien aussi une clinique quelques villages plus loin, mais son seul personnel était une unique infirmière à plein temps et un médecin itinérant à mi-temps qui n’y travaillait qu’un jour toutes les deux semaines.
Les villageois comme Monsieur Lee pensaient que ces médecins étaient bons pour les riches citadins, mais ne leur servaient, à eux, pas à grand-chose. Comment un fermier aurait-il pu s’éloigner une journée entière de son travail et commissionner quelqu’un qui aurait dû en faire de même pour le conduire en voiture jusqu’en ville voir un docteur ? Il fallait déjà trouver quelqu’un possédant une voiture pour commencer, bien que quelques vieilles camionnettes ou vieux tracteurs pussent être trouvés dans un rayon de dix kilomètres.
Non, se dit-il. Tout le monde trouvait que sa vieille tante suffisait amplement, et il n’y faisait pas exception. En outre, elle n’avait jamais laissé qui que ce fût mourir avant son temps et encore moins tué quelqu’un ; tout le monde en aurait juré, à n’en point douter. Tout le monde.
Monsieur Lee était très fier de sa tante, et ce n’était pas comme s’il y avait eu une autre option à des kilomètres à la ronde, ou qui que ce fût d’autre avec sa vaste expérience… Vaste ? En vérité, personne ne connaissait son âge exact – pas même elle-même –, mais elle devait bien avoir quatre-vingt-dix ans à quelques jours près.
Ce fut sur ces pensées que Monsieur Lee atteignit sa cour d’entrée. Il avait l’intention de discuter de cette situation avec son épouse car, bien qu’il donnât l’apparence d’être le chef de famille en société, comme cela était habituel dans chaque autre famille thaïlandaise, ce n’était bien que cela – une apparence. En réalité, chaque décision était prise par la famille entière ; du moins par ses adultes.
Cette journée allait sans doute se révéler mémorable, car les Lee n’avaient jamais connu aucune « crise » auparavant, et leurs deux enfants, qui n’en étaient au demeurant plus, auraient également droit à la parole. Une page d’histoire allait être écrite, et Monsieur Lee en avait pleinement conscience.
« Meuh ! » appela-t-il. C’était le surnom affectueux qu’il donnait à sa compagne depuis que leur premier-né l’avait dit en essayant de dire « mère ». « Meuh, est-ce que tu es là ?
— Oui, je suis derrière. »
Lee attendit quelques instants qu’elle sortît des toilettes, mais l’air était chaud et renfermé à l’intérieur, aussi ressortit-il dans la cour d’entrée et s’installa-t-il sur leur large table familiale, abritée sous un toit d’herbe, où ils se réunissaient habituellement tous pour manger ou passer leur temps libre.
Le vrai prénom de Madame Lee était Wan, bien que son mari l’appelât affectueusement Meuh depuis que leur aîné l’avait involontairement surnommée ainsi alors qu’il était encore un bambin. Il était cependant le seul à le faire ; leurs enfants n’avaient pas gardé cette habitude. Elle était originaire du village de Baan Noi, tout comme Lee l’était, mais sa famille n’avait jamais connu aucune autre région, tandis que celle de son époux avait émigré depuis la Chine deux générations plus tôt, mais d’un village qui n’était toutefois pas si éloigné de celui-ci que cela.
Elle était ce qu’on pouvait appeler une femme typique de ces contrées. Plus jeune, elle avait été une très jolie fille, mais les filles n’avaient alors pas autant d’opportunités qu’à ce jour et n’étaient également pas encouragées à avoir de l’ambition. À vrai dire, cela était toujours plus ou moins la même chose pour sa fille, même vingt années plus tard. Madame Lee s’était contentée de chercher un mari au sortir de l’école et, lorsque Heng Lee avait demandé sa main et montré la dot qu’il proposait à ses parents, elle s’était dit qu’il était une aussi bonne prise que n’importe quel autre garçon du coin qu’elle aurait pu trouver. Elle n’avait eu aucun désir de s’éloigner de ses amis et autres relations pour s’installer dans une grande ville et élargir ses possibilités. Elle avait même fini par éprouver de l’amour envers Heng Lee d’une certaine manière qui lui était propre, même si le feu de la passion était depuis longtemps éteint en elle, après une courte vie amoureuse. Elle était désormais plus une partenaire commerciale qu’une épouse au sein de l’affaire familiale qu’ils entretenaient pour leur survie mutuelle, ainsi que celle de leurs deux enfants.
Wan n’avait jamais cherché à avoir un amant, même si on lui avait fait des avances avant et après son mariage. À l’époque, cela l’avait outrée, mais elle y repensait désormais avec une certaine tendresse. Lee avait été son premier et unique amant, et il allait sans doute demeurer son dernier, mais elle ne le regrettait pas.
Son seul rêve était de voir et de s’occuper des petits-enfants que ses propres enfants finiraient sans doute par vouloir avoir quand le moment serait venu, même si elle ne désirait pas qu’ils se mariassent en hâte comme elle l’avait fait ; en particulier sa fille. Aussi certainement que deux et deux faisaient quatre, elle savait cependant que ses enfants auraient leur propre progéniture s’ils le pouvaient, car cela constituait l’unique sécurité financière qu’ils pourraient avoir une fois vieux, ainsi que leur seule chance de faire évoluer le statut de la famille.
Madame Lee accordait une grande importance à la famille, au statut social, et à l’honneur, mais elle ne voulait pas particulièrement posséder plus de biens matériels qu’elle n’en avait déjà. Elle avait appris il y avait déjà bien longtemps à s’en passer et cela ne lui faisait désormais plus rien.
Elle avait bien un téléphone portable et une télévision, mais les signaux étaient, pour le moins qu’on pût dire, mauvais, et elle ne pouvait rien y faire si ce n’était attendre que le gouvernement se décidât à améliorer les émetteurs locaux, ce qui finirait bien par arriver un jour, tôt ou tard. Elle ne voulait pas particulièrement de voiture non plus, car elle n’allait de toute façon nulle part, et les routes n’étaient par ailleurs pas très bonnes. De plus, les gens de son âge et de sa condition avaient pendant si longtemps pensé qu’une voiture était un luxe inatteignable qu’ils avaient cessé d’en vouloir une des décennies plus tôt. En d’autres mots, le vélo et la vieille motocyclette qui composaient la flotte familiale lui suffisaient.
Elle ne rêvait pas plus d’or et de beaux habits. Avoir dû élever deux enfants avec un revenu de fermier l’avait exorcisée de tels désirs il y avait bien des années aussi. Malgré tout, Madame Lee était une femme heureuse qui aimait sa famille et était résignée à rester comme et où elle était jusqu’au jour où Bouddha lui dirait de repartir.
Monsieur Lee regarda son épouse venir vers lui. Elle ajusta quelque chose sous son sarong. Quelque chose devait ne pas être bien en place, supposa-t-il, mais il se garda bien de demander quoi. Elle s’assit sur le bord de la table et releva ses jambes avec élan pour adopter la position d’une sirène sur un rocher danois.
« Alors, que dit la vieille sorcière ?
— Oh allez, Meuh. Elle n’est pas si terrible ! D’accord, vous ne vous êtes jamais comprises, mais ça arrive parfois, non ? Elle ne dit jamais rien de mal sur ton dos. Il y a trente minutes, elle a même pris de tes nouvelles… et de celles des enfants.
— Tu es vraiment naïf parfois, Heng. Elle me parle gentiment ou gentiment de moi à d’autres personnes quand il y a du monde pour l’entendre, mais, quand nous sommes seules, elle me traite comme une moins-que-rien, et ça a toujours été comme ça. Elle me déteste, mais elle est trop sournoise pour le montrer devant toi, car elle sait que tu me soutiendrais plutôt qu’elle. Vous, les hommes, vous pensez tout comprendre, mais vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez.
Elle m’accuse de tas de choses depuis des années, et à plusieurs reprises… Elle a dit que je ne nettoyais pas bien, que je laissais les enfants être sales, et elle a même une fois dit que ce que j’avais cuisiné donnait l’impression d’avoir été aromatisé avec de la crotte de bouc ! Tu ne connais même pas la moitié de l’histoire, mais tu ne me crois de toute manière même pas, moi, ta propre femme, n’est-ce pas ? Oh, tu peux sourire, mais, crois-moi, ça n’a pas été très drôle pour moi ces trente dernières années. Enfin bref, passons. Qu’a-t-elle dit ?
— Pas grand-chose, en fait. Il s’agissait juste d’un examen ; la même routine que d’habitude donc. Tu sais bien : pisse sur de la mousse, crache sur une pierre, laisse-la t’asperger d’alcool craché par sa vieille bouche pleine de dents. Je frissonne rien qu’en y pensant. Elle a dit qu’elle me ferait quérir demain, quand elle sera en mesure de me donner des résultats. Où sont les enfants ? Est-ce qu’ils ne devraient pas aussi participer à cette discussion familiale ?
— Je ne pense pas, non. Après tout, on ne sait encore rien, non ? Ou bien tu as déjà une idée ?
— Non, pas vraiment. Tu sais, je me dis qu’un massage de la Chinoise pourrait aider, si je lui demande de ne pas y aller trop fort avec moi. Elle a appris dans le Nord de la Thaïlande, mais elle est un peu brute parfois ; du moins, c’est ce qu’on dit. Tu sais, avec l’état de mes organes… Mais peut-être qu’une friction légère leur serait bénéfique… Qu’en penses-tu, chérie ?
— Je sais ce que tu veux dire par friction légère. Si c’est comme ça, pourquoi tu ne demandes pas à ton oncle de le faire ? Pourquoi vouloir que ça soit une jeune femme ?
— Tu sais bien que je n’aime pas me faire toucher par un homme ; je te l’ai déjà expliqué. Mais bon, si cela te dérange, je ne me ferai pas masser.
— Je ne suis pas en train de te l’interdire ! Ciel, je ne pourrais pas t’empêcher de le faire de toute manière. Mais tu as dit toi-même qu’elle est un peu brute, et elle risque de faire plus de mal que de bien. Je pense qu’il serait plus sage de t’abstenir jusqu’à ce que ta tante ait des résultats, c’est tout.
— D’accord. Tu as sans doute raison. Tu ne m’as pas dit où les enfants sont.
— Je n’en suis pas sûre, en fait. Je croyais qu’ils seraient déjà rentrés entretemps… Ils sont partis ensemble ; une histoire de fête d’anniversaire ou quelque chose de ce genre en fin de semaine. »
Les Lee avaient deux enfants – un fils et une fille – et s’estimaient chanceux de les avoir, car ils avaient essayé de faire un enfant durant dix ans avant que leur garçon n’eût finalement été conçu. Ils étaient désormais respectivement âgés de vingt et seize ans, et Monsieur et Madame Lee avaient donc depuis longtemps abandonné l’espoir d’en avoir d’autres encore. Pour tout dire, ils avaient arrêté d’essayer depuis un moment déjà.
Toujours était-il que leurs enfants étaient bons, respectueux, obéissants, et faisaient la fierté de leurs parents – enfin, ce qu’ils savaient d’eux les rendait fiers, en tout cas – car ils étaient exactement comme tous les bons gamins : quatre-vingt-dix pour cent sages, mais avec le potentiel de faire des bêtises et d’avoir des pensées secrètes que leurs parents désapprouveraient.
Maître Lee, leur fils, de son prénom Den, que l’on pouvait aussi appeler le Jeune Lee, venait tout juste d’avoir vingt ans et avait fini ses études il y avait déjà presque deux ans. Il avait eu, tout comme sa sœur, une enfance heureuse, mais il commençait lentement à réaliser que son père avait planifié une vie très difficile pour lui, bien qu’il eût toujours travaillé avant et après les cours durant la majeure partie de sa vie. Il avait cependant jusqu’alors toujours eu du temps à dédier au football, au tennis de table, et aussi aux filles et aux bals d’étudiants.
Tout ceci était néanmoins désormais fini, tout comme ses espoirs de vie sexuelle, même s’il n’avait jamais eu énormément de quoi se vanter – quelques rares baisers et tâtonnements, puis plus rien du tout depuis presque deux ans. Den serait parti vivre en ville à la première opportunité, s’il avait eu la moindre idée de quoi y faire. Il n’avait toutefois pas la moindre ambition, si ce n’était celle d’avoir des rapports sexuels réguliers.
Ses hormones s’en donnaient à cœur joie, au point qu’il en arrivait parfois à trouver certaines chèvres attirantes, ce qui l’inquiétait grandement.
Il réalisait bien qu’il aurait à se marier s’il voulait toujours avoir une femme dans son lit. L’idée commençait en conséquence à bien le tenter, même si son coût était d’avoir des enfants.
Mademoiselle Lee, plus connue sous le nom de Din, était une très jolie jeune fille âgée de seize ans qui avait terminé ses études durant l’été, après avoir étudié deux ans de moins que son frère, ce qui était relativement normal dans la région. Non pas qu’elle fût moins brillante que lui ; les parents et jeunes filles des alentours pensaient tout simplement qu’il valait mieux que ces dernières s’attelassent à fonder une famille aussi tôt que possible. Il était par ailleurs plus facile pour une jeune femme de trouver un mari avant d’avoir vingt ans plutôt qu’étant âgée de même à peine quelques années de plus. Din n’avait jamais remis cette « sagesse » traditionnelle en question malgré les appréhensions de sa mère.
Elle avait également travaillé avant et après les cours quasiment sa vie entière, et probablement bien plus dur que son frère, même si ce dernier n’aurait pas été capable de s’en rendre compte, car il était habituel que les filles fussent pratiquement des esclaves dans les environs.
Din avait cependant ses propres fantasmes. Elle rêvait d’aventures romantiques dans lesquelles son amant l’enlevait et l’emmenait à Bangkok, où il devenait médecin tandis qu’elle passait des journées entières à faire du shopping avec ses copines. Ses hormones s’en donnaient aussi à cœur joie, mais la culture locale lui interdisait de l’admettre, y compris intérieurement. Son père, son frère, et sans doute même sa mère lui auraient administré une correction s’ils l’avaient vue ne serait-ce que sourire à un garçon n’appartenant pas à leur famille. Elle le savait et l’acceptait sans poser de questions.
Elle avait pour plan de commencer à chercher un mari sur-le-champ ; tâche pour laquelle sa mère avait proposé son assistance, car elles savaient toutes deux qu’il valait mieux que cela fût réglé le plus vite possible afin d’éviter de couvrir la famille de honte.
En résumé, les Lee étaient une famille typique de la région et en étaient satisfaits. Ils menaient leurs vies dans le cadre des mœurs locales et trouvaient cela bon et juste, même si les deux enfants cultivaient des rêves de fuite vers la grande ville. Ils étaient cependant retenus par un manque d’ambition qui avait été enraciné dans l’esprit des montagnards depuis des siècles et les retenait à cette place, ce qui arrangeait le gouvernement car, autrement, tous les jeunes gens auraient eu depuis longtemps disparu des campagnes pour rallier Bangkok, puis, à partir de celle-ci, des pays étrangers tels que Taïwan ou Oman, où les salaires étaient meilleurs. Être libérés de la pression stricte de leurs pairs restait néanmoins une idée attrayante.
De nombreuses jeunes filles étaient déjà vraiment parties pour la capitale. Certaines avaient trouvé des emplois « corrects », mais beaucoup avaient fini par devenir travailleuses du sexe dans les grandes villes, pour ensuite parfois finir par partir à l’étranger, quelques fois même hors d’Asie. De nombreux films d’horreur avaient pour but de dissuader les jeunes femmes de suivre cette voie, et ils avaient eu l’effet escompté sur Din et sa mère.
Monsieur Lee appréciait sa vie et aimait sa famille, même si ce n’était pas quelque chose que l’on admettait hors des murs de la maison dans sa culture, et il ne voulait pas les perdre en raison d’une maladie qui avait peut-être commencé à grandir en lui alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme.
Le Vieux Monsieur Lee – il savait que certains jeunes irrespectueux du village l’appelaient aussi le Vieux Bouc Lee – avait été, plus jeune, un idéaliste, et s’était enrôlé dans l’armée afin de participer à la guerre dans le Vietnam du Nord dès qu’il avait eu fini ses études. Ils vivaient sur la frontière avec le Laos ; le Vietnam du Nord n’était donc pas loin, et il avait à l’époque appris que les Américains avaient bombardé cette région et le Laos et avait voulu faire sa part pour que cela cessât.
Il avait rallié la cause communiste et était parti s’entraîner au combat au Vietnam dès que cela avait été possible. Nombre de ses camarades d’entraînement avaient été comme lui – partiellement chinois, mais surtout fatigués que des forces étrangères influençassent le futur de leurs compatriotes. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi des Américains vivant à des milliers de kilomètres de là en avaient quelque chose à faire de qui était au pouvoir dans son petit coin du monde, alors que cela lui était bien égal, à lui, quel président ils avaient élu.
Toutefois, le destin avait alors décidé qu’il n’aurait jamais la chance de tirer des coups de feu enragés, et il fut touché par le shrapnel d’une bombe américaine alors qu’il se faisait transférer depuis le camp d’entraînement vers le champ de bataille pour son tout premier jour. Ses blessures avaient fait un mal de chien, mais elles n’avaient pas mis sa vie en péril. Elles furent néanmoins suffisantes pour le faire exclure de l’armée une fois qu’il fut apte à quitter l’hôpital. Le plus gros morceau avait touché la partie supérieure de sa jambe gauche, mais quelques bouts plus petits avaient criblé son abdomen, ce qui pouvait selon lui éventuellement être la source de ses soucis actuels. Cela avait également causé la rumeur selon laquelle on lui avait tiré dessus.
Il était rentré au pays boiteux et avec une compensation financière suffisante pour acheter une ferme exclusivement dédiée à l’agriculture, mais, comme sa jambe lui posait problème, il avait acheté une ferme plus petite et un troupeau de chèvres, qu’ils avaient fait s’accoupler puis vendues à la place. Un an après son retour, il s’était résigné au fait que sa jambe ne progresserait pas plus qu’elle n’avait pu le faire jusque-là, et avait entretemps épousé une jolie fille du coin qu’il avait connue et désirée toute sa vie, avec laquelle il avait construit une vie heureuse mais très humble.
Depuis lors, chaque jour de la semaine à l’exception des dimanches, Monsieur Lee menait son troupeau brouter dans les hautes terres et, en été, il restait souvent passer la nuit dans l’un des bivouacs qu’il avait mis en place ici et là ; une compétence qu’il avait acquise à l’armée. Il se rappelait avec nostalgie de ces jours comme de jours heureux, même s’il ne les aurait pas décrits de la sorte à l’époque.
Il n’y avait plus de prédateurs dans ces montagnes en dehors de l’humain, car tous les tigres avaient depuis longtemps été chassés afin d’être utilisés dans l’industrie médicale chinoise. Monsieur Lee avait des sentiments contradictoires à ce sujet. D’un côté, il savait bien que cela n’était pas une bonne chose, mais de l’autre, il n’avait aucune envie d’avoir à défendre ses chèvres contre des tigres rôdant dans la nuit. Lorsque la maladie l’avait frappé, à peine environ une semaine plus tôt, il avait déjà eu à son actif près de trente années en tant que chevrier, et connaissait donc les montagnes aussi bien que certaines personnes connaissaient leur parc local. Il savait quelles zones étaient à éviter en raison des mines terrestres et de la strychnine déposées par les Américains dans les années 70 et lesquelles avaient été nettoyées, même s’il semblait que les démineurs avaient manqué un ou deux explosifs, comme l’une de ses chèvres avait pu le découvrir à peine un mois plus tôt. Cela avait été bien triste pour elle, mais sa dépouille n’avait pas été gâchée, et sa mort avait été rapide. Une pierre délogée par mégarde avait activé une mine et été propulsée vers le ciel, arrachant la tête de la bête dans sa course.
Le chemin du retour à la maison aurait été trop long avec sa carcasse sur les bras, aussi Monsieur Lee avait-il passé quelques jours dans les montagnes à la dévorer tandis que sa famille se faisait un sang d’encre à son sujet à la ferme.
Monsieur Lee était un homme heureux. Il appréciait son travail et de passer sa vie à l’extérieur, et il avait déjà depuis longtemps fait la paix avec le fait qu’il ne deviendrait jamais riche ni ne voyagerait à nouveau à l’étranger. C’était là la raison pour laquelle son épouse et lui-même étaient au bout du compte contents de n’avoir eu que deux enfants. Il les aimait tous deux sans aucune préférence et ne désirait que le meilleur pour eux, mais il était néanmoins également content qu’ils eussent arrêté leurs études afin de pouvoir travailler à plein temps à la ferme, où sa femme cultivait par ailleurs des herbes et des légumes et s’occupait de trois cochons et de quelques dizaines de poulets.
Monsieur Lee songeait déjà à comment il allait pouvoir agrandir son exploitation grâce à cette aide supplémentaire. Peut-être pourraient-ils ajouter une douzaine de volailles supplémentaires, quelques porcs, voire un champ de maïs sucré à leur actif. Il finit cependant par s’extirper de ses rêveries.
« Et si c’est grave, Meuh ? Je ne te l’ai pas encore dit, mais j’ai fait deux syncopes cette semaine, et je ne suis pas passé loin d’en faire deux ou trois de plus.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?
— Je ne voulais pas que tu te fasses du souci, et tu n’aurais de toute façon rien pu y faire, non ?
— Non, pas moi-même, mais je t’aurais envoyé voir ta tante plus tôt, voire un médecin.
— Ah, tu me connais. Je t’aurais dit : « attendons de voir ce que ma tante en dit avant de dépenser tout cet argent. » Mais je dois bien avouer que je me sens très bizarre parfois, et j’ai un peu peur de ce que ma tante va me dire demain.
— Moi aussi. Tu te sens vraiment si mal ?
— Parfois. C’est surtout que je n’ai pas d’énergie du tout. Normalement, j’arrive toujours à courir et sauter après les chèvres, et maintenant rien que les regarder me fatigue !
— Quelque chose ne va vraiment pas ; ça, j’en suis certaine. Bon, Paw, dit-elle, en utilisant son surnom peu imaginatif pour lui, puisque cela signifiait simplement « papa » en thaï. Les enfants arrivent. Tu veux leur parler de tout ça maintenant ?
— Non, tu as raison. À quoi bon les inquiéter maintenant ? Mais je pense que ma tante me convoquera demain en fin d’après-midi, donc dis-leur que nous aurons une réunion de famille aux alentours du dîner et qu’ils devront être présents. Je pense que je vais aller me coucher maintenant. Je me sens de nouveau fatigué. Le crachat de ma tante m’a brièvement ragaillardi, mais ça ne fait déjà plus effet. Dis-leur que je vais bien, mais demande à Den de sortir les chèvres pour moi demain, d’accord ? Il n’a pas besoin d’aller loin ; jusqu’à la rivière suffira, histoire qu’elles broutent et boivent… Ça ne leur fera pas de mal si ce n’est qu’un jour ou deux.
Quand tu auras quelques minutes, est-ce que tu pourras aussi me faire de ton thé spécial, s’il te plaît ? Celui au gingembre, à l’anis, et tout ça… Ça devrait me requinquer un peu… Oh, et pourquoi pas aussi des graines de melon ou de tournesol… Tu pourrais demander à Din d’en casser quelques-unes pour moi ?
— Tu ne voudrais pas une tasse de soupe ? C’est ce que tu préfères.
— D’accord, mais, si je dors, pose-la sur la table et je la boirai froide plus tard. Salut, les enfants. Je vais me coucher tôt aujourd’hui, mais pas d’inquiétude, je vais bien. Votre mère vous donnera les détails. J’ai juste une espèce d’infection, je crois. Bonne nuit, tout le monde.
— Bonne nuit, Paw », répondirent-ils tous.
Din avait l’air de se faire le plus de souci d’entre eux tous, mais ils le regardèrent tous avec angoisse prendre congé de la conversation, avant de finalement échanger des regards inquiets entre eux.
Allongé dans l’obscurité silencieuse, Monsieur Lee sentit ses flancs l’élancer encore plus intensément, de la même manière qu’une dent cariée causait toujours plus de soucis la nuit, mais il était si exténué qu’il s’endormit quand même rapidement, bien avant que son thé, sa soupe, et ses graines lui parvinssent.
À l’extérieur de la maison, assis sur la grande table à demi-éclairée, le reste de la petite famille discuta des soucis de Monsieur Lee à voix basse, bien que personne n’aurait pu les entendre s’ils avaient parlé à voix haute.
« Est-ce que Paw est en train de mourir, Maman ? demanda Din, au bord des larmes.
— Bien sûr que non, ma chérie, répondit l’interrogée. Du moins… Je ne pense pas. »
(retour au début)
2 LE DILEMME DE LA FAMILLE LEE
Comme cela était courant à la campagne, toute la famille dormait dans une unique pièce dans la maison : Maman et Papa avaient un matelas double et les enfants avaient chacun un matelas une place, et les trois lits étaient chacun protégés par une moustiquaire. Au lever du jour, chacun fit de son mieux pour se déplacer à pas de loup afin de ne pas réveiller Heng.
Ils savaient que quelque chose n’allait vraiment pas, car il était habituellement le premier à être levé et en vadrouille, bravant même les matins les plus froids. Ils jetèrent tous un coup d’œil à son visage à travers le filet protecteur et le trouvèrent mortellement pâle. Ils échangèrent des regards inquiets, puis Madame Lee les fit sortir de la pièce.
« Din, ma chérie, rends-nous service. Je n’aime pas du tout la tête qu’a ton père ce matin, alors douche-toi vite et va voir si ta grand-tante a quelque chose à nous dire, d’accord ? Merci, ma grande. Si elle n’est pas encore prête, comme il est tôt – je le sais bien –, demande-lui, si tu veux bien, si elle peut accélérer le pas pour son neveu préféré, avant qu’il ne soit trop tard.
Din se mit à pleurer tout en se ruant vers la douche.
— Désolée, trésor ; je ne voulais pas te faire t’inquiéter ! » s’exclama Madame Lee en direction du dos tourné de sa fille.
Lorsque Din arriva chez sa grand-tante, une quinzaine de minutes plus tard, la vieille Chamane était éveillée et habillée, assise sur une grande table devant sa maison et en train de consommer de la soupe de riz.
« Bonjour, Din. Quel plaisir de te voir. Tu veux un bol de soupe ? Elle est délicieuse. »
Da adorait ses petites-nièces, et Din en particulier, mais lorsqu’elle entendit ce qu’elle était venue lui demander, elle ne put résister à son envie de lui dire que sa mère n’avait pas idée de demander un bon diagnostic de la sorte en moins de vingt-quatre heures.
« Oh, ta mère ! D’accord. On va voir ce qu’on peut faire… Ton Paw n’a pas fière allure, hein ?
— Non, Tante Da. Il est aussi blanc qu’un cadavre, mais nous pensons qu’il vit encore… Maman était sur le point de le piquer avec une aiguille quand je suis partie, pour voir s’il réagissait, mais je n’ai pas attendu de voir le résultat. Je ne veux pas que Paw meurt, Tante Da ! S’il te plaît, sauve-le.
— Je vais faire ce que je peux, mon enfant, mais, si Bouddha décide d’appeler, personne au monde ne peut dire non. Mais on va quand même voir ce qu’on peut essayer. Viens avec moi. »
Da la mena à l’intérieur de son sanctuaire, alluma une bougie, et ferma la porte. Elle avait espéré que Din développerait un intérêt pour les « vieilles traditions » tandis qu’elle était encore jeune afin qu’elle pût les lui enseigner, car elle savait qu’elle aurait besoin de nommer un successeur dans un futur pas si éloigné si elle voulait que ce rôle demeurât entre les mains de la famille Lee.
Elle pointa du doigt le tapis spirituel sur le sol et Din s’y assit, puis elle fit le tour de l’intérieur de sa hutte en marmonnant des prières et des incantations tout en allumant des bougies supplémentaires, avant de prendre place vis-à-vis de Din, qui fixait ses mains, jointes sur ses genoux.
Da observa sa petite-nièce, sentit un léger tremblement parcourir son corps, fixa ses propres mains quelques secondes, puis reporta son attention sur Din.
« Tu es venue me demander conseil à propos de quelqu’un ? Je t’en prie, pose ta question », dit-elle, mais avec une voix profonde, sombre, et grondante, que personne n’avait jamais entendue en dehors de ces murs.
Cette transformation prit Din au dépourvu, comme à chaque fois que sa grand-tante entrait en trance et autorisait une autre entité à contrôler son corps. Son visage, et même son corps entier, semblaient se modifier subtilement, comme lorsqu’un acteur ou un imitateur changeait la manière dont le public le percevait afin de mieux correspondre au personnage joué. Dans son cas, cependant, il se produisait bien plus que cela. C’était comme si l’intérieur de son corps était aussi celui de quelqu’un d’autre, ce qui la faisait non seulement sembler différente, mais aussi parler différemment.
Din observa la vieille Chamane, qui n’était désormais plus qu’en apparence sa grand-tante.
« Chamane, mon père est très malade. J’ai besoin de connaître son problème et de savoir ce que nous pouvons faire pour le combattre.
— Oui, ton père. Celui que tu nommes « Paw ». »
Sa grand-tante avait actuellement la voix d’un homme. Elle posa une main sur les objets enveloppés que lui avait remis Heng le jour précédent et ferma les yeux. Une pause qui sembla, pour Din, durer une éternité se produisit, dans un silence si complet qu’elle aurait juré pouvoir entendre les fourmis qui marchaient sur le dur sol de terre battue.
Din avait déjà assisté à des douzaines de sessions similaires, mais jamais pour une raison aussi sérieuse que celle-ci. Elle était une fois venue en raison de maux de ventre, de ses règles, quelques années plus tôt, et récemment pour savoir si elle allait bientôt se marier. L’atmosphère ne l’effrayait pas, mais le résultat oui. Elle savait cependant qu’elle ne pouvait que rester assise là et attendre, mais aussi observer, car elle trouvait cela fascinant malgré les circonstances.
La Chamane déballa le premier paquet, qui contenait la pierre, et l’examina avec attention, la renifla, puis la reposa sur sa feuille de bananier. Elle prit ensuite le paquet contenant la mousse, la renifla, et la replaça également devant elle sur le tapis.
Elle regarda Din avec solennité et, après quelques minutes, s’exprima enfin.
« Celui pour lequel tu t’inquiètes est très malade. En vérité, il était déjà très proche de la mort au moment où il a fourni ces échantillons, mais il n’est pas encore décédé… Certains de ses organes internes, en particulier ceux responsables du nettoyage du sang, sont dans un très mauvais état… Ceux que vous appelez les… « rinces », il me semble, ont complètement cessé de fonctionner, et le foie se détériore rapidement. Cela veut dire que son décès est imminent. Il n’existe aucun remède connu. »
La Chamane frissonna à nouveau et reprit une apparence normale, cligna quelques fois des yeux, et se tortilla légèrement, comme si elle essayait d’enfiler une vieille robe trop serrée, avant de se frotter les yeux.
« Pas de bonnes nouvelles, n’est-ce pas, mon enfant ? Tu sais que je ne peux pas forcément tout entendre lorsque je suis possédée, mais j’ai perçu quelques bribes de cette conversation et je vois bien à ton visage que les choses s’annoncent mal pour ton père.
— L’Esprit a dit que Paw allait certainement mourir bientôt car il n’existe aucun remède contre des reins et un foie qui ont arrêté de fonctionner…
— J’en suis navrée, Din. Tu sais que j’estime énormément ton père… Écoute ; j’ai, en dehors de la possession, quelques autres cartes dans mes manches, acquises au fil des années. Voyons… Oui, la pierre… Tu vois, là où ton père a craché ? Pas de marque ! Cela veut dire qu’il n’y a pas de minéraux dans sa salive. Pas de minéraux, pas de vitamines, rien. Que de l’eau. Et la mousse… »
Elle renifla à nouveau cette dernière, d’abord de loin, puis en la plaçant plus près de son nez.
« Pareil ! Sens ça ! »
Elle la tendit à Din afin qu’elle la reniflât aussi, mais cette dernière n’avait pas vraiment envie de sentir l’urine de son père.
« Allez, elle ne va pas te mordre ! » l’exhorta Da.
Din finit par obtempérer.
« Rien du tout. Ça sent juste la mousse.
— Précisément ! L’urine masculine finit par sentir comme celle des chats si tu l’emballes de la sorte, mais celle de ton père non. Elle ne contient donc pas de substance pouvant pourrir. On peut encore une fois en conclure que le sang de ton père n’est que de l’eau. Lorsque ton sang n’est que de l’eau, tu ne peux pas survivre longtemps. C’est logique, non ? Le sang transporte tout ce qu’il y a de bon dans le corps entier, mais ton père n’en a plus, et c’est pour ça qu’il est en permanence aussi faible ! Rentre à la maison. Vérifie s’il est déjà trop tard ou non et, s’il est encore parmi nous, reviens me chercher avec votre scooter. Dépêche-toi, allez ! »
Din se précipita dehors et en direction de la maison familiale.
Tandis que sa petite-nièce allait vérifier l’état de son père, Da commença déjà à se préparer à partir, car elle savait dans son cœur que son Heng n’était pas encore mort ; du moins pas entièrement. Elle sélectionna quelques herbes qu’elle plaça dans un sac, s’aspergea le visage avec de l’eau, attacha ses cheveux au moyen d’un foulard pour se prémunir contre le vent lors du trajet en motocyclette, puis elle sortit attendre que Din revînt.
Quelques minutes plus tard, celle-ci fut de retour dans un nuage de poussière.
« Vite, Tantine. Maman a dit de se dépêcher car il est sur le point de mourir. »
Da grimpa sur le véhicule en amazone, comme une dame se devait de le faire, et elles se mirent en route, les longs cheveux de Din fouettant douloureusement son vieux visage malgré ses tentatives d’esquive. Dès qu’elles arrivèrent, la Chamane sauta prestement du véhicule. Elle était peut-être vieille, mais toujours agile. Elle fut rapidement conduite dans la demeure.
« Merci d’être venue si vite, Tante Da. Il est dans la chambre.
— Oui, je me doute qu’il n’est pas en train de tenir compagnie à ses chèvres ! »
Elle souleva la moustiquaire et s’assit près de la tête de son neveu, sur le sol de bois. Elle inspecta d’abord sa peau, puis ses cheveux, ses lèvres, et ouvrit pour finir ses yeux et y plongea son regard.
« Mmm, je vois… Montrez-moi ses pieds ! »
Wan se dépêcha de découvrir les pieds de son époux, et Da se pencha sur ces derniers et les serra dans ses mains en les observant de près.
« Mmm. Je n’ai jamais vu un cas aussi sérieux d’absence de substance dans le sang. Est-ce que j’ai la permission de dire à tes enfants quoi faire pendant un moment ? Parfait. Je serai bientôt de retour. Relève la tête de ton mari avec quelques coussins. Je vais dire à Din de t’aider pendant que Den m’aidera moi.
— Oui, chère Tante, bien sûr. Tout pour aider mon cher Heng.
— Bien. Voyons ce qu’on peut faire, d’accord ? »
Sur ces mots, elle se remit debout et se rendit au rez-de-chaussée.
« Din, va aider ta mère. Den, tu viens avec moi. Nous devons agir rapidement et avec précision.
Din disparut en un battement de cils et Den s’enquit de ce qu’il pouvait faire.
— Va me trouver votre coq le plus robuste ! Vite, mon garçon ! »
Lorsqu’il revint avec la volaille sous le bras, Da la lui prit.
— Maintenant, attache votre bouc le plus costaud à un poteau, si serré qu’il ne pourra absolument pas bouger – peu importe s’il est debout ou assis. »
Alors que Den repartait, Da monta sur le bord de la table, égorgea le coq, l’exsanguina au-dessus d’un bol, puis jeta son corps sans vie dans une corbeille à légumes posée là avant d’à nouveau se rendre à l’étage.
« Din, dit-elle en arrivant dans la chambre. Est-ce que vous avez du lait de chèvre ou d’une quelconque sorte au réfrigérateur ? Si non, prends une cruche et va s’il te plaît en chercher du frais, ma fille. »
Elle n’eut pas besoin de lui dire de se dépêcher ; elle était déjà partie.
« Bien. Wan, est-il réveillé ?
— Pas vraiment, chère Tante. À moitié.
— D’accord. Pince son nez pendant que je lui fais avaler ce sang. »
Elle serra sa mâchoire fermée avec son pouce et son majeur afin de l’ouvrir, pencha sa tête vers l’arrière, et déversa quelques gorgées du sang de poulet dans sa bouche. À la manière dont il toussota comme une voiture à essence dans laquelle on aurait versé du gasoil, Da supposa qu’environ la moitié en était descendue par la bonne voie.
Heng ouvrit légèrement les yeux.
« Qu’est-ce que vous me faites, bande de sorcières ? murmura-t-il. C’est horrible !
— Ah, c’est bien ce que je pensais, dit Da en lui en faisant avaler encore un peu plus. C’est trop riche. Il va falloir l’y habituer progressivement. »
Din reparut et annonça : « Du lait frais, directement depuis les pis de Fleur, notre meilleure chèvre. »
Da le lui prit, le mélangea à parts égales avec le reste du sang, et fit avaler la mixture à Heng de la même manière que précédemment et avec le même résultat, quoi qu’avec un peu plus de résistance.
« Regardez ! s’exclama-t-elle. Il commence déjà à regagner des forces ! Heng essaye de nous résister ; il lutte. Tout n’est peut-être pas encore perdu ! Bien ! Wan, continue à lui administrer le lait, mais gardes-en la moitié. Je reviens d’ici quelques minutes. »
Elle descendit et appela Den.
« Le bouc est prêt ?
— Oui, Tantine. Il est là.
— Parfait. Viens avec moi. »
Da pratiqua une incision au niveau de la jugulaire du bouc avec son canif aiguisé et préleva quelques centaines de millilitres de sang.
« Tu as bien vu comment j’ai fait ça, mon garçon ? Essaye de t’en souvenir, car je pense que vous allez devoir le faire tous les jours à partir de maintenant. »
Ils regagnèrent tous deux la chambre et furent surpris de trouver Heng en conversation avec son épouse et sa fille, comme un patient d’hôpital après une anesthésie générale – groggy, faible, hésitant, mais cohérent.
Da mélangea la moitié du sang de bouc avec le lait restant, mais lui en donna d’abord un peu de non coupé à essayer.
« Oh, Tantine, c’est dégoûtant ! Oh, bon sang…
— Essaye ça alors, lui dit-elle en lui tendant un verre rempli d’un liquide rosâtre.
— Oui… C’est pas mal… Qu’est-ce que c’est ? Je sens que ça me fait déjà du bien.
Heng but le contenu du verre avec avidité.
— C’est un, euh, milkshake aux herbes… C’est bon, non ?
— Oh oui, Tantine, délicieux… Très rafraîchissant. Tu en as encore ? »
Wan consulta la vieille Chamane du regard, et celle-ci acquiesça. Wan prépara alors un nouveau verre et aida son époux à le boire.
« Oh, que je suis contente, Heng, dit Da. Je pense que nous avons trouvé, avec ce milkshake, la solution à tes soucis, même si je pense qu’il y a encore de la marge pour quelques améliorations. Peut-être d’autres ingrédients, histoire d’en changer le goût de temps à autre, pour que tu ne t’en lasses pas.
— Oui, Tantine. Je savais que tu me sauverais la mise.
— Je ferais tout pour ma famille. Je suis ravie d’avoir pu t’aider », répondit-elle en lui offrant un sourire rare, mais chaleureux et sincère.
Elle mélangea le reste du sang et du lait avec quelques herbes pour obtenir environ un demi-litre de milkshake, puis déclara :
« Heng, je pense qu’il est nécessaire que tu te reposes maintenant. Tiens, voilà un peu plus de milkshake pour plus tard, et je vais montrer à ta famille comment en préparer au rez-de-chaussée, d’accord ? Ménage-toi. Appelle-moi si tu as besoin de mon aide. Je te dis au revoir pour le moment, et je te souhaite un bon rétablissement. »
Une fois tout le monde confortablement installé sur la grande table du jardin avec des rafraîchissements constitués de fruits frais et d’eau froide distribués par Wan, Da prit la parole.
« Comme je l’ai dit auparavant, je n’ai encore jamais vu un cas aussi extrême que celui-ci, mais on dirait bien que mon expérience et les conseils des esprits m’ont menée vers la bonne solution. Toutefois, nous n’avons pour le moment utilisé que des « ressources d’urgence », pour ainsi dire. Soyons honnêtes ; nous avons donné à Heng le sang d’animaux qui ne s’alimentent pas comme les humains. Une meilleure correspondance vaudrait mieux pour lui. Nous savons bien sûr que tout le monde ne mange pas forcément ce qu’on devrait manger chaque jour, aussi pouvons-nous supposer que Heng n’aura pas besoin de le faire non plus, mais si nous ne lui donnons que du sang de poulet, quelque chose lui manquera, et seul le « poulet » en lui sera satisfait. La même chose vaut pour le sang de bouc, car l’herbe ne suffit pas aux humains sur le long terme.
— Qu’est-ce que tu es en train de dire, Tante Da ? demanda Den. Qu’on doit lui trouver du sang de singe ?
— C’est dans les eaux de ce que je suis en train de dire, oui, Den. Mais les singes ne mangent pas exactement ce que nous mangeons, n’est-ce pas ?
Elle laissa à ses mots le temps d’être assimilés. Din réalisa la première ce qu’elle impliquait.
— Tantine… Tu es en train de dire que Papa va devoir régulièrement consommer du sang humain ?
— En effet, Din. Ça serait la solution la plus facile, et sans doute la seule à long terme. Si vous ne lui trouvez pas un stock régulier de sang humain, vous allez devoir lui donner de larges quantités de sang de différentes espèces animales pour que cela équivaille à un régime humain. Les porcs mangent par exemple beaucoup de choses que nous mangeons aussi, mais pas autant de fruits et, naturellement, pas de porc. Je suppose que vous pourrez mettre quelques « donneurs porcins » de côté pour Heng et les nourrir de manière à produire le sang approprié, que vous pourrez compléter avec celui d’autres animaux. Cependant, comme je l’ai déjà dit, cela représentera beaucoup d’effort. Vous pourriez concocter un cocktail de sang de poulet, de bouc, de cochon, de chien, et de chat, et garder le tout au réfrigérateur, mais personne n’a jamais fait ça à ma connaissance… Les résultats seraient, au mieux, imprévisibles. La meilleure solution est aussi évidente que le nez au milieu de vos figures, et c’est le sang humain. Nous avons consulté les échantillons donnés par ton père au moins sept heures en avance, et la conclusion était pourtant déjà claire. Il n’a pas de sang ! Rien du tout ! Pas une seule goutte. Je vais vous montrer. »
Da fouilla dans son sac à bandoulière et en ressortit la mousse enveloppée dans de la feuille de bananier.
« Voici l’échantillon d’urine de ton père. Regardez. »
Elle y mit le feu.
« Le feu a du mal à prendre en raison de l’humidité, mais vous pouvez voir qu’il n’y a aucune couleur dans les flammes, car aucune vitamine ni aucun minéral n’est brûlé, ce qui signifie qu’ils sont absents du sang. Il n’y a que de l’eau dans ses veines, même si elle est encore rougeâtre. Nous pourrions pratiquer une saignée légère plus tard pour le confirmer, si vous voulez. S’il avait encore du vrai sang, la mousse serait déjà desséchée maintenant, et le feu présenterait des couleurs. La même chose vaut pour la pierre. Regardez ! Heng a craché ici, mais il n’y a aucun cercle prouvant la présence de minéraux. Encore une fois, juste de l’eau. Ton père n’a plus de sang. Plus une seule goutte !
— C’est si terrible que ça, Tante Chamane ? demanda Den.
— Terrible ? Terrible ? Mon garçon, on ne peut pas vivre sans sang ! Je t’aime énormément, Den, mais tu peux vraiment être bête parfois. Je suppose que tu n’as que le sexe à l’esprit, comme tous les garçons de ton âge ! Par ailleurs, tu peux te contenter de m’appeler « Tantine » en dehors du sanctuaire. Votre père est devenu un vampire… Est-ce qu’il a essayé de mordre l’un de vous récemment ?
— Non, Tantine, mais il a peut-être mordu des chèvres. On en saurait rien, répondit Den.
— Oh, c’est sérieux ; vraiment très sérieux. J’ai déjà entendu parler de tels cas, mais je n’en ai jamais vu un de mes propres yeux malgré ma… ma… euh, vaste expérience.
— Ouah, dit Den. Papa est devenu un Pee Pob ; un vampire ? Attendez un peu que je dise ça à mes amis ! Heng le Pee Pob ! Fantastique !
— Est-ce qu’il va bientôt mourir ? demanda Din.
— Nous essayons de le sauver, Din. On va faire de notre mieux, mais cela veut aussi dire que vous ne pouvez en parler à personne. Tu as compris, Den ? Personne ; absolument personne, grand niais ! Tu es certaine que ce garçon est un Lee, Wan ? » dit-elle en jetant un regard accusateur à l’interrogée, qui le lui rendit avec autant d’irrespect qu’elle pouvait y mettre envers une vieille dame qui venait de sauver la vie de son époux mourant.
« Voici donc vos options. Au final, la décision vous appartient à tous les quatre, puisque vous allez devoir vous charger de lui procurer son « remède », qu’il devra prendre jusqu’à la fin de sa vie, son état ne pouvant être guéri. »
Da s’autorisa à se laisser aller contre l’un des piliers de support de l’abri et ferma les yeux comme si elle venait de terminer une session de lecture. Toute la famille présente la fixa, puis ils se regardèrent entre eux, se demandant comment ils allaient réussir à se sortir de cette situation.
La Chamane semblant désormais être en trance ou endormie, les trois autres se mirent à débattre de ce qu’ils allaient faire entre eux.
« Bon, commença Wan. On ne peut pas prendre le sang des gens du coin, non ? La plupart d’entre eux ne nous offriraient même pas la peau de la surface d’un riz au lait froid, alors ne parlons même pas d’une pinte de sang, et nous n’avons pas les moyens de leur acheter non plus.
— On pourrait kidnapper des touristes, drainer leur sang, et le stocker dans des bouteilles au réfrigérateur, suggéra Den.
— Il n’y a pas beaucoup de touristes qui visitent la région, non, Den ? releva sa mère en faisant claquer sa langue.
— On peut toujours essayer le cocktail de différents sangs d’animaux et chacun donner un demi-litre de notre propre sang chaque mois, proposa Din.
— Mmm. Je ne sais pas combien de sang une personne peut donner par an, mais six litres, ça me semble être beaucoup. La pensée était bonne ceci dit, ma chérie. Peut-être que des membres plus éloignés de la famille seraient prêts à lui donner du sang de temps à autre ? Votre père est assez aimé dans le coin…
— On pourrait demander à acheter tout le sang de personnes mourantes, ajouta Den.
— Il faudrait leur prendre avant qu’elles meurent, je pense, mon chéri. Autrement, le cœur sera à l’arrêt et on ne pourra pas le faire sortir.
— On pourrait les suspendre par les pieds et planter un robinet dans leur gorge… ou leur cœur… ou les deux ?
— Donc tu proposes que, quand la chère vieille mère de quelqu’un mourra, on se pointe alors que tout le monde est encore en train de pleurer pour la récupérer avant qu’elle soit froide et qu’on demande si l’on peut la suspendre par les pieds et récolter son sang dans un seau pour que ton père puisse le boire, hein ? Tu crois que ça se passerait bien ?
— On pourra demander à en prendre juste un peu avant alors…
— Ne pense même pas à proposer une chose aussi vile et stupide !
— Et des bébés ? … Peut-être pas, hein ? dit Den, avant de faire silence, toutes ses propositions ayant été rejetées jusqu’à présent.
— Résumons : soit nous collectons le sang de membres de la famille, soit nous faisons un cocktail de sang d’animaux, et nous ne sommes pas sûrs qu’une de ces solutions fonctionnera effectivement. Autre chose ?
— On pourrait… En fait, non… commença Den.
— Allez, crache le morceau, qu’il soit stupide ou non, réagit sa mère. Nous sommes désespérés et il faut que nous prenions chaque option en compte.
— Je me disais que je pourrais devenir musulman… Comme ça, je pourrais épouser quatre femmes, et ça nous ferait quatre donneuses de plus… Si, en plus, elles reçoivent chacune, disons, quatre enfants, on aurait encore seize donneurs de plus et…
— OK, Den, merci bien ! Maintenant, je regrette d’avoir demandé. Tu vas bientôt nous proposer que ta sœur fasse le tapin et demande deux pintes de sang comme paiement ! »
Din rougit intensément rien que d’y penser et fut choquée que sa mère eût même pu dire une telle chose, tandis que Den opinait du chef, visiblement en train de réfléchir à l’idée, jusqu’à ce que Wan lui mît un coup de pied.
« D’autant que je puisse en juger, nous avons même deux problèmes de plus dont nous n’avons pas encore parlé, nota Din. Tante Da a dit que Papa doit approuver notre plan, car c’est lui qui devra boire le liquide après tout, et nous avons besoin de quelque chose pour demain.
— On peut peut-être faire du milkshake de sang de bouc pour demain, comme ton père semble préférer ça au sang de poulet, mais tu as raison ; nous devrons très vite trouver une solution plus permanente. On pourra demander des idées à Tante Da plus tard. Concernant ton père, il n’aura qu’à manger ce qu’on lui donne et s’estimer heureux qu’on le fasse jusqu’à ce qu’il ait repris assez de forces pour s’occuper lui-même de son alimentation. Mais je suis certaine qu’il te serait reconnaissant d’y avoir pensé. »
Après quelques minutes passées par chacun à réfléchir en silence, Da finit par se « réveiller. »
« Alors, vous avez trouvé des idées, ou devrais-je dire des solutions ?
— Malheureusement non, Tante Da, admit Wan. Den a fait quelques suggestions imaginatives, mais elles ne sont pas réalisables. Nous n’avons malheureusement rien d’autre à proposer que ce que tu as déjà dit il y a quelques heures.
— Je pensais bien que vous alliez dire ça. Pour être honnête, ce n’est pas un problème simple à résoudre. J’ai également fait chou blanc durant mes méditations. Il se fait cependant tard, et je suis fatiguée. Est-ce que l’un de vous deux pourrait me reconduire chez moi, les enfants ? Laissons la nuit nous porter conseil. »
Din et Wan attendirent que Den fût de retour après avoir reconduit Da chez elle pour manger un morceau, s’occuper des animaux, se doucher à tour de rôle, et passer les derniers moments de la journée ensemble avant de se coucher tôt, car ils étaient tous exténués de toutes ces émotions. Cela dit, il y avait également une autre raison à cette attente : aucun d’entre eux ne voulait se rendre seul à l’étage, où sommeillait un vampire. Ils préférèrent monter tous ensemble.
Wan n’avait même pas envie de dormir à côté de lui, mais elle avait le sentiment que c’était son devoir et, en tant que personne la plus âgée du trio, elle prit la tête de la file, bougie en main, ses enfants tremblotant derrière elles. Ils s’arrêtèrent devant le lit matrimonial et restèrent plantés là à regarder.
Heng était assis tout droit dans celui-ci, sa peau pâle et ses yeux couleur corail brillant dans l’obscurité.
« Bonsoir, chère famille ! » les salua-t-il d’une voix basse et rauque.
Ils prirent tous trois place dans leurs lits respectifs, sans pouvoir décrocher leur regard du père de famille, qui demeura immobile, le regard fixé droit devant lui.
(retour au début)
3 HENG LE PEE POB
Lorsqu’ils se réveillèrent le matin suivant après avoir tous pu malgré tout finalement trouver le sommeil tant ils étaient épuisés, Heng était entièrement recouvert par ses couvertures, un oreiller sur la tête.
Ils se levèrent et descendirent au rez-de-chaussée aussi vite que possible, passant rapidement près de son lit.
« Ouah, Maman, t’as vu Papa la nuit dernière ? demanda Den. Ses yeux et sa peau brillaient quasiment dans le noir, mais ce sont surtout ses yeux qui étaient bizarres, non ? Avant, ils étaient noirs sur fond blanc comme les nôtres et, maintenant, ils sont rouges sur rose… Sans doute à cause de tout le sang, je suppose.
— Je n’en ai aucune idée, mon chéri, mais je suppose que tu as raison. Tu ferais mieux d’en récolter, et de prendre ta sœur avec toi pour qu’elle nous ramène du lait. Tu te souviens de comment ta grand-tante a fait ?
— Oui, Maman, mais j’en prendrai d’un autre bouc aujourd’hui, d’accord ? Le précédent pourra guérir, comme ça.
— Oui, bonne idée, Den. Utilises-en un autre chaque jour, et Din peut continuer sa routine de traite comme d’habitude. Par contre, tout le lait de chèvre est réservé pour ton père pour le moment, d’accord ? Il en a plus besoin que nous, et nous n’avons pas envie qu’il se retrouve à avoir faim en pleine nuit, n’est-ce pas ?
— Absolument pas, Maman ! J’ai mis du temps à m’endormir hier soir. J’avais la trouille que Papa se mette à déambuler dans la maison, à la recherche de quelque chose à manger – ou de quelqu’un.
— Ne t’inquiète pas de ce genre de choses pour le moment, Den. Je suis plus proche de lui que toi ; il m’attraperait la première. Mais, si tu vois un tas de peau ratatiné et exsangue dans son lit, prenez la fuite. Pareil si jamais tu vois quatre yeux rouges vous regarder depuis derrière notre moustiquaire un matin.
— Pas besoin de me le dire deux fois, Maman ! Je vais tout de suite aller chercher ce sang. Où est Din ?
— Je ne sais pas. Elle a peut-être déjà commencé sa journée. Occupe-toi de tes tâches ; je vais aller chercher Tante Da avec la motocyclette. Je pense qu’on a encore besoin qu’elle nous aide avec ton père. Attendez que je sois revenue pour aller voir votre père, d’accord ?
— D’accord ; pas besoin de me le dire deux fois. Mais je fais quoi s’il descend ?
— Je ne crois pas qu’il le fera… Il était profondément endormi quand je me suis levée. On ne sera de toute façon pas longues. Si jamais il se lève, contente-toi de ne pas le laisser t’embrasser pour te dire bonjour. »
Dix minutes plus tard, Wan fut de retour avec Da, qui avait attendu, assise sur sa table, l’inévitable visite d’un membre du foyer de Heng. Ce dernier n’était pas descendu entretemps, mais Din avait fini de récupérer du lait, et Den était également presque prêt.
« Bien, commença Da. Pour le moment, je recommande un mélange moitié lait de chèvre, moitié sang, avec une cuillère à café de basilic, une demi-cuillère à café de coriandre, et une pincée de ça. Mélangez bien, et c’est bon. Donnez-en lui un demi-litre le matin, au lever, et le soir, avant le coucher. Cela devrait suffire pour le moment. Oh, et ne lui faites jamais manger de l’ail ; c’est très mauvais pour les vampires ! Montons le voir maintenant.
— Avant qu’on monte, Tante Da, il faut que je te dise qu’il a passé la majeure partie de la nuit assis droit comme un i dans le lit, brillant comme un phare avec sa peau pâle et ses yeux roses à pupilles rouges. Oh, et quand il nous a parlé ! Oh, par Bouddha ! Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Il nous a souhaité « bonsoir, chère famille » avec une voix si étrange et profonde… C’était vraiment effrayant.
— N’y pense pas maintenant… Allons voir comment il va. »
Da et Wan montèrent, bouteille de milkshake à la main, et entrèrent dans la chambre. Tous les volets étaient fermés de sorte qu’il fît complètement noir à l’intérieur. Wan ressortit, prit une bougie d’un bougeoir, et l’alluma grâce à un briquet suspendu à un fil à proximité avant d’à nouveau pénétrer dans la pièce pour y rejoindre Da, qui s’était rapprochée du lit dans lequel Heng dormait.
La lueur de la bougie ne révéla rien de nouveau, aussi les deux femmes relevèrent et attachèrent-elles la moustiquaire avant de s’asseoir chacune d’un côté du lit. Wan tira les couvertures pour découvrir son époux, allongé sur le dos, nu, les bras écartés tel Jésus sur la croix, les yeux ouverts, deux cercles d’un rouge profond enchâssés dans des amandes roses formant un masque spectral et stoïque avec ses lèvres qui n’étaient que deux fins traits de part et d’autre de sa bouche.
Wan adressa un regard interrogateur à Da, qui était en train d’examiner son patient. Elle apposa le dos de sa main sur son front et ne fut pas surprise de constater qu’il était à température ambiante.
« Comment tu vas aujourd’hui, Heng ? demanda son épouse.
— J’ai faim… Pas soif, répondit-il, ses mots s’échappant de sa bouche comme des rochers dégringolant le long d’une montagne lors d’un éboulement.
— Bien, mon cher neveu. Redresse-toi. Nous t’avons apporté du bon milkshake. »
Les deux femmes réarrangèrent ses coussins pour lui et l’aidèrent à se redresser, puis elles le couvrirent à nouveau.
« Bois ça, mon chéri, dit Wan. C’est le goût que tu as préféré hier. »
Da versa une portion de la mixture dans un verre et y plaça une paille. Heng but deux verres du liquide rose couronné d’une mousse rendue verte par les herbes, et cela sembla le requinquer. Il prit une position plus droite et regarda autour de lui comme s’il voyait son environnement pour la première fois.
« Tu aimes bien, hein, Heng ? lui demanda Da. Tu as l’air plus vif que lorsque nous sommes entrées dans la pièce. Tu penses que tu pourras descendre aujourd’hui ? La lumière du jour pourrait peut-être te faire du bien… Tu as l’air un peu pâlot. Tu n’as pas l’habitude de rester cloîtré, non ?
Heng la dévisagea comme si elle lui avait parlé dans une langue étrangère, avant de tourner son regard vers sa femme.
— Tu as envie d’aller aux toilettes, Heng ? Ça fait un moment ; tu n’es pas gêné ? Tu veux y aller maintenant, ou est-ce que je devrais t’amener un seau ?
— Bonne idée. Non, je vais aller aux toilettes en bas, mais laissez-moi d’abord boire un peu plus de milkshake. »
Ne sachant pas quelle dose était recommandable, elles le laissèrent en boire autant qu’il voulut, et Heng consomma ainsi le litre entier.
Da l’observa tandis que Wan l’aidait à s’habiller. Heng devint plus actif au fur et à mesure que le milkshake faisait effet.
« Finis de t’habiller et descendons, mon chéri. »
Les deux femmes lui prirent chacune un bras et l’aidèrent à se mettre debout. Il trembla. Il était comme un vélo avec une roue lâche. Une fois dehors sur le palier, il tressaillit légèrement en réaction à la lumière vive du jour, mais tout le monde en aurait fait de même après avoir passé un jour et demi dans une pièce obscure. Den et Din regardèrent leur père descendre les escaliers, assisté par sa tante et sa femme tel une sorte de dipsomane.
Ils furent horrifiés par son apparence si frêle et différente. Heng avait toujours été fin, mais il était désormais décharné, blanc comme neige, et doté de deux amandes rouges en guise d’yeux. Ils s’approchèrent de lui alors qu’il montait sur la table pour prendre l’air.
« Den, est-ce que tu as encore tes vieilles lunettes de soleil ? Je crois que ton père va en avoir besoin aujourd’hui. Ces yeux sont un peu sensibles, expliqua Da. Est-ce que tu arriveras à le faire aller aux toilettes seule, Wan, ou est-ce qu’il faut que Den t’aide ?
— Non, je m’en sortirai, je pense. »
Sur ces mots, elle conduisit Heng faire ses besoins, tandis qu’il se protégeait les yeux avec sa main libre. Quand ils l’aidèrent à reprendre place sur la table quinze minutes plus tard, il sembla exténué par l’effort.
« Din, monte vite prendre un drap et quelques coussins, tu veux bien ? Ton père va se reposer en bas aujourd’hui, histoire de prendre l’air et de voir un peu la lumière du jour. Il n’a jamais passé autant de temps à l’intérieur de toute sa vie, donc son corps n’a pas l’habitude. Regarde-le un peu… »
Pendant ce temps, Heng faisait passer son regard de personne en personne au fur et à mesure de la prise de parole sans sembler comprendre quoi que ce fût. Ils firent en sorte qu’il fût confortable à l’aide de la literie et Den lui apporta ses lunettes de soleil aux verres noirs et réfléchissants dont il avait été si fier dix ans plus tôt, lorsqu’elles étaient encore à la mode.
Affublé de la sorte, Heng ressemblait à une espèce d’oiseau bizarre, adossé à un pilier de support de l’abri, enveloppé dans un drap blanc avec ses lunettes de soleil sur le nez.
« Bon, les enfants, je pense qu’il serait bien que vous alliez préparer un peu plus de milkshake pour votre père. Il a l’air d’avoir très faim aujourd’hui, ce qui est un bon signe. Ça montre qu’on s’en sort bien !
— Tu te sens bien mieux aujourd’hui, Paw, non ? »
Ils attendirent tous sa réaction, et il se contenta d’opiner du chef, ressemblant ce faisant remarquablement à une chouette. Den et Din s’éloignèrent en gloussant, trouvant cela très difficile de reconnaître en cette créature le père qu’ils avaient encore connu il y avait de cela vingt-quatre heures.
« Tu penses que je devrais cuisiner quelque chose pour Heng ce soir, Tante Da ?
— Ça ne lui fera pas de mal, à supposer qu’il mange, mais ça ne se substituera pas au milkshake.
— Heng, est-ce que tu voudras manger quelque chose avec nous plus tard ?
Heng inclina sa tête d’un côté, puis de l’autre, et fixa sa femme.
— Que vas-tu cuisiner ce soir, Wan ? demanda Da.
— Du poulet ou du porc… Ce qu’il préférera. »
Heng continua de faire passer son regard de l’une à l’autre comme s’il était un étranger dans un pays dont il ne connaissait pas la langue.
« Pourquoi tu ne lui demandes pas ? Il n’est pas devenu débile, ou du moins je ne pense pas.
— Tu préférerais manger quoi ce soir, Heng ? Du porc ou du poulet ?
Il la fixa pendant quelques secondes avant de finalement répondre :
— De l’enfant…
— Lequel ? Non, plus sérieusement, Heng ; tu ne peux pas manger les enfants… Ça ne serait pas correct.
— Pas les nôtres… Des enfants de chèvre… On en a quelques-uns, non ? demanda-t-il.
— Oui, il nous en reste quelques-uns, mais je croyais que tu voulais les garder pour les ajouter au troupeau.
— Juste un seul.
— Bon, d’accord, Heng. Comme tu es malade, je veux bien te cuisiner une côtelette d’agneau ce soir, et nous, nous mangerons du porc.
— Je veux ma part saignante et faite au barbecue, pas en curry, Wan. J’ai une grosse envie de bonne viande bien rouge. »
Les enfants furent soulagés que leur père n’eût pas l’intention de les dévorer aussi, du moins pas encore.
Lorsqu’il sembla que Heng s’était endormi en attendant le dîner, Den demanda à sa mère si elle pensait qu’il allait vouloir les manger un jour.
« Oh, je ne pense pas, Den. Il suffit qu’on s’assure de satisfaire ses appétits, même si on ne les connaît pas exactement pour l’instant. Tante Da, qu’est-ce que tu penses de la situation de Heng ?
— Je pense que son cas est très intéressant… Vraiment très intéressant. Vous noterez qu’il était à l’article de la mort hier, alors que, maintenant, il gagne en force chaque heure qui passe, même s’il semble ne plus être le Heng que nous avons connu et aimé. Nous allons devoir attendre de voir comment ce Heng va évoluer, ou peut-être que nous finirons par récupérer l’ancien une fois qu’il se sera habitué à ce nouveau régime et remis du temps passé sans bon sang dans son corps. Votre avis sur la question n’est peut-être pas aussi instruit que le mien, mais j’avoue que c’est aussi un nouveau territoire pour moi, et j’improvise au fur et à mesure avec quelques suggestions de mes amis les esprits, même si un d’entre eux m’a soufflé qu’il aurait été plus magnanime de le tuer et de le laisser recommencer une nouvelle vie depuis zéro. Que penses-tu de cette suggestion, Wan ?
— Euh, pour être honnête, je pense que c’est une mesure assez drastique. Tu ne crois pas ?
— Si, je suis d’accord avec toi, et c’est bien pour ça que je n’en ai pas parlé, même si ça reste une option au cas où les choses devaient évoluer dans le mauvais sens. »
Heng sembla être endormi durant toute cette conversation, mais aucune des deux femmes ne songea à le vérifier.
« Est-ce que tu penses qu’il souffre, Tante Da ?
— Il a l’air paisible, non ? Il parle de nouveau et il ne nous a fait part d’aucun inconfort, donc je ne me ferais pas trop de souci concernant son état physique à ta place, mais tu le connais mieux que quiconque, ce qui veut dire qu’il t’incombe de le surveiller pour repérer les signes d’un changement mental et de m’en faire part pour que l’on puisse en discuter.
— D’accord, Tante Da. Je ferai ça. Si tu as d’autres choses à faire, ne nous laisse pas te retenir plus longtemps. Les enfants sont de vrais anges – ils ont pris en charge toutes les corvées pour que je puisse rester avec Heng, mais, si tu veux être reconduite, on peut organiser ça. Nous te sommes vraiment reconnaissants pour ton aide. Heng serait mort sans toi ; on en a tous complètement conscience. S’il y a quoi que ce soit que l’on puisse faire pour toi, tu n’as qu’un mot à dire.
— Merci, Wan. Je vais peut-être rentrer pour quelques heures, mais j’aimerais voir Heng manger son agneau, aussi serait-ce parfait si je pouvais manger du porc avec vous ce soir. Concernant un paiement, ne t’inquiète pas pour ça. Heng est mon neveu préféré et je ne voudrais pas que quoi que ce soit arrive à n’importe lequel d’entre eux si j’ai la capacité de l’empêcher. Je peux rentrer et revenir à pied… Tu proposes quelle heure pour le repas ?
— Entre sept heures et sept heures et demie, comme d’habitude, et tu seras plus que bienvenue.
— Bien. Je vais y aller maintenant alors. On se voit vers sept heures. À tout à l’heure.
— À tout à l’heure, Tante Da, et encore merci pour ton aide. »
Une fois que Da fut partie, être seule avec son époux laissa un sentiment étrange à Wan. Ce fut la première fois depuis que Heng était tombé « malade », car Den était à la rivière avec les chèvres et Din s’occupait du plant de légumes familial. Wan devait faire savoir à Den qu’il allait devoir tuer et débiter un des agneaux du troupeau qui suivaient encore leurs mères, mais elle n’osa pas laisser Heng seul. Din était la seule à pouvoir y aller, aussi espéra-t-elle que sa fille regagnerait bientôt la maison pour manger quelque chose comme elle le faisait habituellement. L’un dans l’autre, Wan était confiante quant au fait que son époux aurait sa côtelette d’agneau.
Elle essaya de lui parler et, comme personne d’autre ne pouvait l’entendre, utilisa des mots doux.
« Heng, mon amour, tu es réveillé ? Nous… Je me suis fait tant de souci pour toi… Réponds si tu m’entends, s’il te plaît.
— Bien sûr que je peux t’entendre quand je suis réveillé, mais je me suis assoupi par moment, Meuh, répondit-il de sa nouvelle voix basse et grondante. Je suppose que j’ai manqué quelques trucs. Je me sens généralement mieux, bien qu’un peu bizarre. J’ai hâte que l’on dîne, par contre. Il est quelle heure ?
— Onze heures quarante-cinq. Nous allons bientôt prendre un déjeuner léger. Tu en voudras aussi ?
— Qu’est-ce que ça sera ?
— Oh, une salade…
— Bah, de la bouffe pour lapin !
— Mais, mais tu as toujours aimé la salade verte, Heng…
— Vraiment ? Je n’arrive pas à me l’imaginer ni ne me souviens avoir aimé ça.
— Qu’est-ce que tu dirais d’une omelette ?
— Ça me parle déjà plus. Est-ce que tu pourras y incorporer du milkshake ?
— Bien sûr, mon chéri. Pourquoi pas ? J’en ai sous la main que j’ai préparé pour le dîner. Donnons à Din encore trente minutes pour revenir. J’ai besoin qu’elle transmette le message à Den de tuer un des agneaux pour toi. »
Après son déjeuner, Din apporta quelques couteaux, un sac pour la viande, et une bouteille pour le sang à son frère, afin qu’il pût mener à bien sa cruelle tâche, puis elle retourna s’occuper des légumes.
« Tu as eu l’air d’apprécier l’omelette, Heng.
— Oui. Elle était très nutritive. Très consistante et pleine de protéines. »
Wan resta à proximité de son époux tout l’après-midi, coupant des légumes et préparant de la sauce piquante nam phrik, mais celui-ci ne dit pas un mot de plus. Il sembla faire une sieste récupératrice après son premier repas solide depuis quelques jours.
Din fut la première à revenir, avec une corbeille pleine de légumes et d’herbes pour les prochaines vingt-quatre heures. Den arriva un peu plus tard et confia à sa mère un sac rempli de viande proprement débitée et la bouteille contenant le sang de l’animal mort.
« Je vais aller saler cette peau, Maman, d’accord ? Je l’ai déjà grattée, comme Papa me l’a montré. Je serai de retour dans vingt minutes.
— Ne te presse pas ; nous avons le temps. Douche-toi avant de passer à table, comme tu as abattu cet agneau.
— Oui, Maman…
— Mmm, milkshake. Je sens du bon milkshake, marmonna Heng en gigotant dans son sommeil.
— Oui, Heng, du milkshake… Meuh te fait du milkshake pour plus tard, mais d’abord on va dîner avec ta tante, quand elle sera là. »
Wan murmura ensuite à sa fille : « Je crois qu’il peut sentir le sang d’agneau ou la viande. Regarde son nez palpiter comme celui d’une sorcière. Qui aurait cru, il y a une semaine, qu’on allait vivre comme ça ? »
Wan plaça l’excédent de viande au congélateur et éloigna suffisamment la côtelette de Heng pour que l’odeur du sang ne le gênât pas, puis elle continua à s’occuper de ses corvées. Son époux replongea dans le sommeil comme un jouet à remonter dont le mécanisme avait atteint la fin de son cycle.
À dix-huit heures quarante-cinq, Wan sortit les légumes détaillés de l’eau pour les égoutter, alluma un feu dans un seau dont ils se servaient pour cuisiner et qui était placé sur un vieux bloc de béton, lui-même placé sur la table, puis elle y ajouta quelques morceaux de charbon. Le repas de ce soir allait être le préféré des enfants : du porc grillé.
Leur dispositif pour faire du barbecue était simple mais efficace. Il consistait en une sorte d’« assiette » de métal ressemblant à un presse-agrumes à l’ancienne. On remplissait la partie creuse d’eau afin de faire bouillir les légumes et les pâtes de riz, et la partie haute servait à faire griller la viande. Dans la pratique, cela signifiait que chacun préparait plus ou moins son propre repas et approvisionnait le creux pour tout le monde afin que le repas demeurât convivial.
Lorsque Da arriva, avec un retard de politesse, à dix-neuf heures dix, Wan envoya Din récupérer la viande dans le réfrigérateur situé sous la maison. Lorsque sa fille fut à moins de dix mètres de la table, Heng « s’anima », son nez se mettant à s’agiter.
« Mmm, milkshake !
— Non, Heng. Le milkshake viendra plus tard. Ta côtelette d’agneau d’abord.
— Mmm, côtelette d’agneau, bonne et saignante… »
Da fut fascinée par son comportement et prit des notes mentales.
Lorsque Wan mit la viande sur le barbecue, Heng retira ses lunettes pour mieux voir, maintenant que la clarté diminuait rapidement. Ses yeux brillaient comme deux balises rouges et flamboyantes, ce qui fit frissonner ses enfants de peur et d’incompréhension.
N’importe lequel d’entre eux aurait dit que l’odeur de cuisson des légumes et de la viande était délicieuse, mais ce fut Heng qui parla le premier.
« L’enfant sent très bon maintenant ! Ne brûlez pas le sang. Heng veut sa viande saignante… Pas de légumes ; ils puent.
— Oui, Heng, je sais, saignante, mais pas crue. Là, elle est crue. Il faut que tu attendes encore un peu.
— Non, Meuh. Je vais la manger comme ça. Ça sent si bon, mais l’odeur diminue chaque minute qui passe. Je veux mon morceau maintenant.
— Bon, d’accord, Heng. Fais comme tu veux. Tu veux des légumes ou des pâtes avec ta viande ?
— Non, que la viande. Je veux le lapin, pas sa nourriture. »
Wan récupéra les deux côtelettes qui étaient sur le feu, en plaça une sur l’assiette de Heng, puis la lui rendit.
« Voilà, Paw. Elle m’a l’air bien trop saignante. Avant, tu préférais toujours ta viande bien cuite, comme nous autres. »
Heng prit l’assiette et la porta jusqu’à sous son nez pour la renifler, son organe olfactif s’agitant comme celui d’un lapin. Il plaça ensuite l’assiette sur ses genoux, prit la côtelette à deux mains, et la mit à nouveau sous son nez.
« Parfait, dit-il. Un peu trop cuit, mais très bien quand même. »
Heng ne remarqua pas que tous les autres le scrutaient attentivement tandis qu’il mordit dans le morceau de viande pour en arracher un petit bout, qu’il mâcha avec ses dents de devant. Wan s’était attendue à ce qu’il avalât au moins le morceau entier d’un seul coup. Il se mit ensuite à arracher de petits bouts de viande avec une main jusqu’à avoir exposé l’intérieur saignant du morceau, contre lequel il apposa ses lèvres avant de se mettre à le sucer. Sa famille échangea des regards abasourdis tandis qu’il fixait son morceau de viande de ses yeux rouges et roses tel un faucon.
« Est-ce qu’il y a un problème ? demanda-t-il en penchant la tête vers son épouse.
— Non, Heng, aucun. Ça nous fait plaisir de te voir à nouveau manger de la nourriture solide, c’est tout. On est tous heureux pour toi, n’est-ce pas ?
— Oui, acquiescèrent-ils tous, bien que Da se trouvât dans le doute à ce sujet. Elle n’était cependant pas encore prête à en faire part aux autres à cet instant précis.
— Bien ! Aucun problème alors », conclut Heng, avant de se remettre à déconstruire son morceau de viande avec une joie non dissimulée.
Il mit une demi-heure complète pour manger un peu plus de trente-huit centimètres carrés de viande, puis il s’attaqua à l’os, qu’il nettoya proprement avant d’également le sucer. Les autres trouvèrent impossible de se concentrer sur leur propre repas, ce qui eut pour conséquence que la partie creuse se retrouva complètement sèche et que leur viande brûla plus d’une fois, ruinant la majorité de leur nourriture, même s’ils mangèrent tout quand même. Ils n’étaient pas gaspilleurs.
Quand il eut fini sa première côtelette, Heng s’essuya la bouche du dos de sa main, puis la lécha et suça les résidus s’y trouvant. Un passant aurait pu croire que Heng venait d’avoir été libéré après des années d’emprisonnement solitaire à n’avoir été nourri qu’avec de maigres rations de pain et d’eau. Aucun membre de la famille n’avait jamais vu quelqu’un apprécier si visiblement sa nourriture.
« Tu veux l’autre maintenant, Paw ? » demanda Din.
Heng attrapa la couverture sur ses épaules pour la réajuster afin d’être plus confortable et Den sauva son assiette avant qu’elle ne tombât de ses genoux.
« On va attendre que ça descende, répondit Heng. On mangera plus ensuite. Très bonne nourriture. Heng aime beaucoup. »
Den jeta un regard à sa mère, et elle comprit ce qu’il voulait lui dire. Heng parlait une sorte de pidgin plutôt que du bon thaï, et personne ne l’avait jamais vu dans un tel état auparavant, même si son thaï n’avait jamais été parfait du fait que ses parents étaient chinois.
Alors que chacun digérait tranquillement et que Heng était à nouveau silencieux, un bruit de succion étouffé émana de sa position. Tout le monde savait ce qui venait de se passer, mais ils firent semblant de n’avoir rien entendu par politesse. Un nouveau son identique se fit cependant entendre, suivi par une odeur atroce. Seules Wan et Da osèrent regarder Heng, qui souriait de toutes ses dents sous ses lunettes sombres.
Den se mit à glousser nerveusement. Il le fit d’abord silencieusement, jusqu’à ce qu’il ne fût plus en mesure de se retenir et, rapidement, Din fut contaminée par son rire.
« Silence, les enfants ! Votre père n’y peut rien. Il est malade, les admonesta Wan. La nourriture solide a dû le traverser d’un coup. »
Den et Din n’arrivèrent cependant pas à se contrôler, et Heng se contenta de rester assis là, un rictus satisfait étalé sur son visage. Quelques minutes plus tard, quand l’odeur fut moins forte, Wan dit à Den :
« Emmène ton père aux toilettes s’il te plaît, Den, pour qu’il puisse se laver. S’il y a un problème, crie et je viendrai aider. Heng, mets tes sous-vêtements dans la corbeille de linge sale. Je m’en occuperai demain.
Lorsqu’ils furent partis, Wan dit :
— Eh bien ! Qu’est-ce que tu penses de tout ça, Tante Da ?
— Étrange, non ? Le comportement de Heng me rappelle celui d’un oiseau. Je n’arrive pas à exactement mettre le doigt dessus, mais la manière dont il était assis là, comme s’il était perché, et la manière dont il a mangé puis déféqué directement après… Les oiseaux font ça, et d’autres animaux aussi sans doute, mais prenez pour exemple les poulets dans votre cour. Je n’arrive pas à me défaire de l’idée qu’il était perché là comme un oiseau avec sa couverture et ses lunettes après avoir mangé sa côtelette.
— Donc tu ne penses pas qu’il est juste incontinent ? Je m’inquiète un peu pour notre lit… On a acheté un nouveau matelas il y a à peine quelques semaines… Ça serait dommage, non ? Tu crois que ça serait possible de le faire dormir dans la grange jusqu’à ce qu’on soit sûrs ?
— Non, ne t’inquiète pas ! Même les oiseaux ne défèquent pas dans leur propre nid. Mais tu ferais sans doute mieux de lui mettre des couches jusqu’à ce qu’on comprenne mieux ce qui se passe… Ou des sous-vêtements pour incontinents, si ça continue, mais il faudra que tu ailles en chercher en ville. »
Lorsque Heng revint avec Den, il avait l’air un peu déconfit, voire embarrassé.
« Est-ce que ça va, Heng ? lui demanda son épouse.
— Oui. Un accident. Ne t’inquiète pas. Aucun problème. Se passera plus aujourd’hui. Au lit maintenant.
— D’accord, bonne idée. Et concernant son milkshake, Tante Da ?
— Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il en boive encore avant d’aller dormir. Ne t’inquiète pas pour le nouveau matelas ; il ne l’a pas souillé plus tôt, donc je ne pense pas qu’il le fera ce soir, mais je ne pense pas que je voudrais qu’il se retrouve à se réveiller au milieu de la nuit pour trouver quelque chose à manger si je vivais avec lui.
— Oui, tu as sans doute raison. Den, assieds ton père au bord de la table pour une minute. Din, va chercher un verre de milkshake, s’il te plaît. »
Une fois qu’il eut consommé ce dernier sans odeurs ni bruits suspects, Wan demanda à leurs enfants de mener leur père à son lit.
« Je monte bientôt voir si tout va bien, mais je pense qu’il va dormir maintenant. Bon, bon, bon, Tante Da. Quelle affaire, hein ? Nous avons un homme-oiseau à la maison, maintenant ! Qu’est-ce que tu penses de tout ça ?
— Je n’en suis pas encore sûre, Wan, mais ta blague est peut-être plus proche de la vérité que tu ne le crois. Tout ce qu’on peut faire, c’est attendre et aviser. Commençons par voir s’il va vouloir migrer vers le sud en hiver. »
Wan ne fut pas sûre de savoir si Da plaisantait ou non, aussi lui adressa-t-elle un demi-sourire dont elle espérait qu’il ne la trahirait pas, même si elle savait qu’elle avait peu d’espoir à avoir face à Tante Da, la Chamane.
Elle était inquiète, mais qui ne l’aurait pas été dans de telles circonstances ?
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