Deux. Impair
Federico Montuschi
Federico Montuschi
Deux. Impair
Titre original : Due. Dispari
Traduction : Caroline Zerouki
Éditeur : Tektime
Copyright © 2019 - Federico Montuschi
Milan, 2013
And the big wheel keep on turning,
Neon burning, up above.
Dire Straits
Extrait du Corriere della Sera , mercredi 3 avril 2013. Page des faits divers.
Milan s’est réveillée hier matin avec l’annonce d’un double homicide, dans le secteur de la place Loreto.
Une jeune femme, Malika Rubessa, a été touchée à mort peu avant sept heures du matin, alors qu’elle attendait l’autobus pour se rendre à son travail, par un projectile tiré depuis un appartement tout proche, dans lequel la police a découvert le cadavre de Paolo Ficini, un homme trentenaire, qui était vraisemblablement un collègue de la femme assassinée.
Selon les premiers éléments de l’enquête, Ficini aurait tiré sur sa collègue, avant d’être à son tour touché par un coup de feu tiré à bout portant par un inconnu, qui s’est volatilisé après avoir commis cet homicide.
Aucun signe d’effraction n’a été trouvé sur la porte d’entrée, mais dans l’appartement, dans lequel un coffre-fort aurait disparu, les enquêteurs ont relevé les traces d’une violente bagarre. C’est un cas complexe, mais la police étudie toutes les pistes possibles pour retrouver l’assassin [...]
13 décembre 2013.
...trouvant le Dièse entre le Mi et le FA.
L’avion décolla de Milan en début d’après-midi.
Duke, un aller simple en poche, se délectait de ce vol international, installé en première classe et apaisé par le sourire de façade des hôtesses, tout en sirotant un Daïquiri et admirant, caché derrière ses Ray-Ban achetées à l’aéroport, la lumière du soleil perçant au-dessus des nuages.
Il repensa un court instant à ce voyage en Croatie effectué quelques mois plus tôt.
Ce week-end, qui avait eu lieu presque par accident, avait changé sa vie. Un nouveau passeport, une nouvelle identité, un portefeuille bien rempli. De plus, les soins intensifs de la clinique privée de Milan avaient déjà produit l’effet escompté et les zones d’ombre de sa mémoire semblaient à présent dissipées.
Un sourire se dessina sur son visage détendu et, se tournant vers l’hôtesse blonde, il commanda un autre Daïquiri.
Costa Rica, printemps 2015
Head full of dreams unclear
Make the days seem twice as long.
Ben Harper
Le printemps 2015 fut, pour le village de Burgos et pour tout le Costa Rica, particulièrement froid.
Après les pluies diluviennes qui, depuis le mois d’avril, rythmaient les journées des ticos
, cette année faisait face à une baisse inhabituelle des températures, qui avait entraîné, pour la majeure partie des habitants du village, son lot d’épidémies typiques des saisons froides.
L’inspecteur Castillo n’avait pas fait exception.
Il venait tout juste d’avoir 50 ans et, pour autant qu’il s’en souvienne, la dernière fois qu’il avait eu une forte fièvre, il était en classe de CM1.
À cette époque, c’était un garçon fluet, avec de prétendus problèmes de croissance (il pesait à peine plus de vingt kilos et ne dépassait pas un mètre vingt-cinq) ; aujourd'hui, c’était un homme massif (bien que personne ne se soit jamais risqué à le traiter de gros !), mesurant environ un mètre quatre-vingt et pesant presque cent kilos.
Deux moustaches noires se détachaient sur son visage olivâtre, donnant du relief à ses pommettes hautes et bien prononcées ; Conchita ne cessait de lui rappeler que lorsqu’il était jeune il ressemblait à Clark Gable et qu’il aurait mieux fait de faire carrière dans le cinéma plutôt que dans les enquêtes, étant donné les résultats obtenus.
Dans ces cas-là, Castillo laissait parler sa femme, en relevant imperceptiblement le sourcil gauche, et fourrait dans sa bouche le cigare coupé qu’il gardait toujours dans sa poche.
Cela faisait dix ans maintenant qu’il ne le fumait plus - ce qui correspondait au temps écoulé depuis son infarctus - mais le mâchonner de temps à autre stimulait sa concentration et dans des situations de stress notamment, ce geste lui apportait du réconfort et le réconciliait momentanément avec le monde.
Depuis dix jours, il était cloué au lit. La fièvre qui ne descendait pas en-dessous de trente-neuf l’empêchait de se tenir sur ses jambes - qui n’étaient déjà pas particulièrement solides, étant donné qu’il ne pratiquait aucun sport depuis des lustres - et la toux encore sèche allait probablement empirer dans les jours à venir.
Tout bien considéré, en homme pragmatique et généralement optimiste, Castillo réussissait à apprécier les aspects positifs de cette situation : durant ces jours de convalescence, Conchita, par exemple, lui servait le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner au lit et venait même l’aider lorsqu’il l’appelait pour changer les chaînes du vieux téléviseur Saba, datant de l’époque où les télécommandes n’existaient pas et ayant survécu miraculeusement aux inévitables petits tracas dus à son grand âge, ainsi qu’aux mauvais traitements de Castillo dans ses rares moments de rage domestique.
De plus, une fois le petit-déjeuner terminé, ses filles Mar et Carmen - vingt-deux et vingt ans - lui apportaient le quotidien national ainsi que le régional, tout juste sortis du kiosque à journaux situé au bout de la rue, et deux heures durant Castillo s’autorisait la lecture intégrale des journaux, un privilège qu’il n'aurait jamais pu se permettre, en temps normal, pas même le dimanche.
Une ou deux fois par jour, il téléphonait au bureau pour vérifier que tout était en ordre.
Immanquablement, le Slave décrochait. Qui d’autre aurait pu répondre ? Il était le seul employé sur place, si l'on peut qualifier d’employé quelqu’un qui, sans avoir de salaire fixe, répond au téléphone, s’occupe des tâches administratives, nettoie les bureaux une fois par semaine et sert également de chauffeur lors des rendez-vous professionnels à l’extérieur.
Par chance, côté santé, ce jeune homme semblait indestructible.
Pendant son congé maladie, en l’absence d’événements ou d'informations importantes (à dire vrai, un détective privé dans un petit village comme celui-là était rarement submergé de travail), ces appels entre Castillo et le Slave se terminaient inexorablement par un échange respectueux de politesses, avec salutations finales de prompt rétablissement de la part du Slave à l’égard de son chef.
Cette matinée ne fit pas exception.
« Allo, salut, c’est moi, Castillo.
— Ah, bonjour, inspecteur, tout va bien ?
— Franchement, non, le Slave, j’ai encore de la fièvre et la toux ne passe pas. Quand j’étais petit et qu'il faisait froid comme ça, j’allais me balader torse nu ! Là, il m’a suffi de marcher dix minutes dans un petit vent frais pour tomber malade...
— Je suis désolé, monsieur Castillo.
— Tout va bien au bureau ? Est-ce que les factures du mois de mars sont arrivées ? Je dois vérifier qu’ils aient bien retiré la redevance du modem.
— Oui, oui, elles sont arrivées, je les ai mises dans le premier tiroir.
— Ouvre-les tout de suite et regarde s’ils m’ont encore fait payer le modem.
— Attendez un instant, je vais les chercher. »
Le Slave posa le combiné sur la table - le bureau de l’inspecteur n’était pas équipé de téléphone sans fil, trop couteux pour l’utilisation qu’il en faisait - et rejoignit d’un pas svelte le bureau de Castillo, ouvrit le premier tiroir, sortit la facture et retourna vers le téléphone. « Me voilà. Alors, attendez un instant que je vérifie.
— Dépêche-toi, je dois faire une petite sieste matinale, sinon comment je fais pour guérir, moi ? »
Il lui sembla qu'il pouvait voir un demi-sourire apparaître sur les lèvres du Slave.
« Mmm... On dirait que oui, ils prélèvent encore la redevance du modem. Six cent quatre-vingt-dix colons, chef.
— Comment ça ? Tu n’avais pas résilié le contrat le mois dernier ? Déjà que c’est une période de vache maigre, si en plus on dépense de l’argent pour des choses qui ne nous servent à rien, où va-t-on ? Au diable la Telefonica !
— Oui, oui, chef, j’avais résilié, j’avais résilié, calmez-vous. Je les appellerai un peu plus tard, je vais régler ça, vous verrez. Et puis, chef, à mon avis, il va falloir prouver qu’on n’a pas utilisé Internet en 2015...
— Facile à dire, c’est pas toi qui paies ! », grogna Castillo, interrompant brusquement le Slave, qui ne sembla pas en tenir compte.
Il connaissait l’inspecteur et son caractère affable depuis presque un an et demi : plus précisément, par une douce matinée de janvier, quelques semaines après être arrivé à Burgos et s’être installé dans l’auberge Hermosa , ayant jeté un coup d'œil furtif à l’intérieur du bureau de Castillo et le trouvant particulièrement en désordre, il proposa à l’inspecteur de l’aider dans ses tâches administratives.
Il ne savait rien faire d’autre, le Slave, mais il avait envie de recommencer sa vie dans cette nouvelle réalité, même si cela impliquait de repartir tout en bas de l’échelle.
Castillo avait accepté, précisant qu’il n’aurait pas un salaire fixe, étant donné les restrictions économiques auxquelles il faisait face ; le Slave avait accepté sans broncher : il faut dire qu’il était arrivé d’Italie avec une somme importante en liquide, gage de sa vie précédente, qui selon une estimation grossière lui aurait suffi pour vivre une cinquantaine d’années au Costa Rica.
Le Slave reprit tranquillement la conversation téléphonique interrompue par l’intervention bourrue de l’inspecteur.
« Inspecteur, je voulais aussi vous dire que ce matin un homme est passé, il vous cherchait. Il disait qu’il aimerait vous rencontrer.
— Et c’était qui ?
— Je ne sais pas. Il est resté à l’extérieur, il portait une écharpe qui lui couvrait la bouche et des lunettes sombres. Il me semble qu’il portait un béret sur la tête, ou quelque chose de ce genre. Ça s’est joué vraiment à quelques secondes, j’ai à peine eu le temps de lui dire que vous aviez de la fièvre qu’il a tourné les talons et a disparu, après m’avoir dévisagé de la tête aux pieds. Il ne m’a pas mis très à l’aise, pour être honnête.
— Bah, si jamais il revient, dis-lui qu’il peut m’appeler à la maison, sans problème. Tu vas voir que finalement quelqu’un aura besoin de nous pour résoudre un cas sérieux, au lieu des sornettes habituelles. Et maintenant raccroche et fonce aux bureaux de la Telefonica , éclaircie-moi cette histoire de modem et fais-toi rembourser la somme facturée, ok ?
— Oui, chef, ok, pas de problème, je m’en occupe. Bonne journée, à demain ! »
Mais le Slave savait que l’appel ne pouvait pas se terminer ainsi.
Effectivement, Castillo ne lui laissa pas le temps de raccrocher.
« Où crois-tu aller comme ça, canaille ? »
Le Slave souffla, non sans avoir éloigné le combiné de sa bouche. La voix de l’inspecteur arriva, précise :
Relax, said the night man,
We are programmed to receive! You can check out any time you like... but you can never leave!
« Facile, chef... Hotel California , Eagles.
— Année ?
— 1976.
— Bravo, mon gars. Tu es toujours bien préparé, ça me fait plaisir.
— Oui. Merci chef. À demain, et surtout, rétablissez-vous vite. »
Clic.
Clic.
Castillo aimait défier le Slave sur le rock.
Pour lui, c’était une marque d’affection (ils partageaient la même passion) ; de plus, cela lui permettait de se sentir encore jeune, bien que cette illusion fût anéantie chaque jour par son reflet dans le miroir, au moment le plus impitoyable de la journée : au petit matin, barbe naissante et yeux pochés.
Le Slave se prenait au jeu, parfois amusé, parfois résigné.
Après tout, l’inspecteur était pour lui le premier point de repère important, sur cette terre étrangère.
Castillo raccrocha et, fatigué comme s’il avait couru le marathon de San José, s’abandonna à un profond sommeil réparateur, pelotonné dans le matelas moelleux et enveloppé dans la couverture jusqu’au menton, comme lorsqu’il était petit.
***
Le Slave avait atterri à l’aéroport Juan Santamarià de San José, au Costa Rica, un soir de décembre 2013.
Il avait à peine plus de trente ans et venait de Milan, où il avait laissé derrière lui un homicide, une maladie mentale guérie au moyen de soins couteux et une identité trop saugrenue pour être honnête, tout cela grâce à un nouveau passeport qui était faux et, surtout, un portefeuille plein à craquer.
Il voyageait avec une valise remplie d’argent provenant d’un trafic d’armes ayant vu le jour en Croatie, quelques mois plus tôt, auquel il avait participé par hasard, mais qui lui avait rapporté un joli magot en cash, le tout bien caché dans le double fond du bagage embarqué sur le vol international Milan - San José.
Il savait qu’il prenait des risques, à la douane, avec cette quantité d’argent cachée, mais il comptait bien - non sans frissonner - passer entre les mailles des contrôles aléatoires effectués par la police costaricienne sur les bagages en arrivée.
Par chance, sa valise n’avait pas été inspectée et, après avoir passé le contrôle d’identité, il avait poussé un soupir de soulagement, réalisant à ce moment précis que la fuite de son passé douteux s’était véritablement concrétisée.
Dehors, il tombait une pluie fine mais constante, qui toucha en premier lieu son âme avant de pénétrer ses os.
En sortant de l’aéroport, il avait sauté dans le premier taxi disponible et, dans un espagnol assez approximatif, mais toutefois convenable, il avait demandé au chauffeur de le conduire dans le quartier italien.
Le chauffeur, un homme petit et suant, un mégot de cigarette suspendu aux lèvres, l’avait regardé d’un air étrange.
Ce jeune homme blond, grand, musclé, portant une chemise à carreaux et des Ray-Ban posées sur le front, malgré l’obscurité qui enveloppait déjà les petites routes mal éclairées de la zone environnant l’aéroport, lui rappelait le personnage d’un jeu vidéo qui l’avait marqué des années plus tôt, à l’époque du lycée.
Duke Nukem, s’il se rappelait bien.
Le jeune homme voyageait avec un seul bagage et n’arrêtait pas de regarder autour de lui avec des yeux de furet, qui se déplaçaient de gauche à droite avec une incroyable rapidité, alors que sa tête restait immobile.
« Il n’y a pas de quartier italien à San José, monsieur », avait déclaré le chauffeur, sans se tourner.
Depuis le siège arrière, aucun commentaire ne lui était parvenu.
Incertain sur la conduite à suivre, le chauffeur observait la réaction du jeune homme dans le miroir du rétroviseur.
Rien.
Aucun mouvement des muscles du visage, aucune réaction émotive.
Aucun tic nerveux.
Le chauffeur avait pris une profonde respiration, le mégot de cigarette toujours suspendu et il avait attendu, tambourinant les doigts sur l'accoudoir de sa Citroën Picasso bleue.
La pluie insistait sur le pare-brise et sur la vitre arrière avec un martellement monotone, mais cela ne semblait pas déranger le passager.
Le chauffeur s’était senti obligé de rompre ce silence qui le mettait étrangement mal à l’aise :
« Je ne veux pas vous presser, mais je dois de vous dire que le compteur tourne.
— Je vous remercie. Vous pouvez démarrer.
— Et où allons-nous ? Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas de communauté italienne à San José, je suis désolé.
— Démarrez, s’il vous plaît. Nous ferons un tour dans la zone environnant la ville. Je vous dirai quand vous arrêter, ne vous inquiétez pas. »
Le jeune homme semblait gentil.
Le chauffeur n’avait pas l’habitude d’avoir des passagers qui utilisaient fréquemment des formules telles que « je vous remercie », « s’il vous plait » ou « ne vous inquiétez pas ».
Il avait enclenché la première et était parti, accélérant doucement, cherchant à détacher le moins possible son regard du miroir du rétroviseur.
D’un côté, cet homme l'intriguait, mais d’un autre, il l’effrayait, ou quelque chose de similaire.
Il avait un regard furtif et anormalement rapide et il ne cessait de caresser imperceptiblement sa valise, qu’il n’avait pas voulu mettre dans le coffre, presque en transe.
« Vous avez fait un long voyage ? » avait demandé le taxi, plus par politesse que par réel intérêt.
C’était la demande la plus banale que l’on pouvait faire à un passager débarquant d’un vol international.
« Oui. C’est la première fois que je prends l’avion. À dire vrai, c’est aussi la première fois que je sors de l’Europe.
— Vous êtes italien ?
— Oui... », avait répondu le jeune homme distrait, pour ensuite se corriger immédiatement « ...en fait non. Je suis slave, mais j’ai toujours vécu en Italie. Je ne parle pas la langue, le slave, j’ai vécu en Yougoslavie jusqu’à l’âge de quatre ans, puis la guerre civile a éclaté et mes parents se sont enfuis en Italie. J’ai appris l’italien et j’ai oublié le slave.
— Il y a eu une guerre civile en Yougoslavie ? »
Le taxi s’était senti gêné par son ignorance à peine avait-il terminé de formuler sa question, mais il était trop tard et la réponse du jeune homme ne s’était pas fait attendre.
« Bien sûr, qu'il y a eu une guerre, il y en a même eu plusieurs...et quelles guerres ! La fédération a été littéralement anéantie, dans les années quatre-vingt-dix. D’abord la Slovénie, puis la Serbie, la Croatie, le Monténégro...et toutes les autres régions suivirent de près l’une après l’autre, des guerres terribles ! Et la communauté internationale était là à regarder le spectacle. Mieux vaut ne pas en parler, vraiment. »
Le chauffeur, regrettant d’avoir posé cette question si gênante dans une conversation avec un inconnu, avait décidé de laisser passer quelques instants de silence, lourd de pensées pour chacun d’eux.
Ce fut le jeune homme qui reprit la conversation.
« Chez vous en revanche c’est plus tranquille, non ?
— Eh bien nous, nous sommes les Suisses de l’Amérique centrale, vous ne le saviez pas ?
— Franchement, non.
— Nous, depuis la guerre civile de 1948, nous avons supprimé l’armée. À quoi sert une armée dans un pays comme le nôtre ? Le gouvernement a utilisé les ressources militaires pour l’éducation et la culture. Nous en sommes très fiers. Nos enfants étudient, au lieu de combattre. Pura vida , monsieur, pura vida ».
Les yeux du chauffeur de taxi s’étaient illuminés.
Il était extrêmement fier de sa nationalité et il ne perdait pas une occasion, pendant un trajet entre l’aéroport et la ville, de chanter à ses passagers les louanges du Costa Rica, terre unique, constellée de richesses naturelles et d’un patrimoine culturel, ainsi que d'un peuple, hors du commun.
« Et savez-vous, monsieur, que le Costa Rica a l’indice moyen de bonheur le plus élevé du monde ? », avait-il poursuivi, enthousiaste.
Le jeune homme avait répondu sans trop d’emphase.
« Et c’est quoi cet indice moyen de bonheur ?
— C’est simple. », avait repris le chauffeur, « Il s’agit de statistiques élaborées au niveau mondial dans cent-quarante-neuf pays, basées sur un questionnaire qui comprend une seule question : sur une échelle de zéro à dix, à quel point êtes-vous globalement satisfait de votre vie ?
— Intéressant ; et quels sont les résultats ?
— Eh bien, le Costa Rica arrive en tête du classement. Indice moyen de bonheur supérieur à neuf points. Pura vida , hein ?
— C’est ça... », avait brièvement conclu le passager, en contraste avec l’enthousiasme du chauffeur, tout en continuant à caresser sa valise.
Il n’avait pas poursuivi la discussion, distrait par l’arrivée d’un orage et d’un éclair qui avait subitement fendu le ciel obscur.
Le chauffeur aurait aimé continuer à citer les merveilles de sa terre bien aimée, dont il ne s’était jamais éloigné en trente ans de vie, mais, malgré ses efforts, il n’avait trouvé aucune occasion intéressante pour combler le silence qui s’était installé, perturbé uniquement par le tapotement des grosses gouttes de pluie sur les vitres du véhicule.
La voiture s’était arrêtée à un feu.
Le chauffeur s’était tourné un instant vers le jeune homme, il l’avait observé à la dérobée et son sourire indéchiffrable avait provoqué en lui un malaise dont il se serait bien passé.
Il était reparti en appuyant à fond sur l’accélérateur, comme s'il voulait fuir la situation qui s’était créée et, en suivant une route presque déserte immergée dans l’obscurité, il avait atteint en peu de temps les campagnes environnant l’aéroport.
Le jeune homme n’avait cessé de regarder autour de lui et il semblait apprécier ce vagabondage sans but.
« Où sommes-nous ? », avait-il demandé après quelques minutes de silence.
« Nous sommes près de Burgos, monsieur. »
Le passager avait scruté l’horizon par la fenêtre du taxi, apercevant au loin un petit village accroché aux basses montagnes du Costa Rica central.
L’obscurité feutrait les quelques bruits provenant de l’extérieur.
L’orage avait laissé place à un magnifique ciel étoilé et à une forte odeur de soufre, qui avait rappelé au jeune homme son enfance à la montagne.
La mémoire olfactive est profondément ancrée dans les sens de l’homme.
« Burgos, vous avez dit ? Parfait. Laissez-moi ici s’il vous plait. Ça me plaît. »
Le taxi avait atteint en un rien de temps le centre du village, dans lequel l’auberge Hermosa rivalisait depuis des années par sa beauté architecturale avec l’église de San Isidro sur la place Allende .
Il s’était garé près de l’entrée et, sans éteindre le moteur, il était sorti pour ouvrir la porte au jeune homme.
« Ça fera trente-cinq mille colons, monsieur. », avait-il dit sans le regarder dans les yeux, presque honteux de demander une somme aussi indécente.
Le jeune n’avait pas cillé, plongeant sa main dans la poche latérale de son pantalon et sortant un portefeuille si gonflé qu’il semblait sur le point d’exploser.
Il l’avait ouvert et glissé quatre billets de dix mille colons dans les mains du taxi.
Avant qu’il ne le referme, le chauffeur avait eu le temps de poser les yeux sur le portefeuille.
Il n’avait jamais vu autant de liquide entre les mains de quelqu’un.
Mais il n’eut pas le temps de s’interroger d’avantage, car le jeune homme l’avait congédié de la meilleure façon qui soit, selon lui.
« Gardez le reste. Je vous remercie. Bon retour, bonne nuit. »
***
Dans une petite communauté comme Burgos, il n’était pas facile d’occuper le poste de détective privé, surtout pour quelqu’un comme Castillo qui avait décidé de refuser catégoriquement toute sorte d’enquête liée à d’éventuelles infidélités conjugales.
Pour cette raison, au nom de sa conscience déontologique, ou, pourrait-on dire, de son amour propre qui l’avait toujours guidé dans les moments décisifs, il n’avait trouvé ces derniers mois aucune mission, exception faite d’une enquête pour escroquerie aux dépens d’une vieille dame qui avait vu disparaître de son compte courant, en une nuit, les économies de toute une vie.
Une bagatelle, pour lui.
Il avait résolu l’affaire en moins de trois jours, grâce notamment à ses amis de San José, d’anciens collègues de la police nationale, qui, grâce à des analyses croisées sur les mouvements bancaires de la famille de la dame, avaient facilement identifié la brebis galeuse, un petit-fils au casier apparemment vierge mais connu des forces de l’ordre locales pour consommation intensive de drogues de synthèse.
Ce n’était pas la première fois que la police lui refilait des enquêtes ; comme dans le cas de la vieille dame, cela arrivait surtout lorsque le poste de San José était occupé à des opérations bien plus importantes - cette fois, il s’agissait de trafic de drogue international - ne sachant que faire de banalités de ce genre.
Dans ces circonstances, la police s’adressait à lui, comme à un sous-traitant, sachant qu’il accepterait à coup sûr.
Un mandat de consultant, avec clause de paiement ex post , une fois l’affaire résolue ; le tout sans aucune formalité, ça se passait comme ça entre personnes de confiance. Après tout, il s’agissait d’un ancien collègue : après des années de bons et loyaux services, il s’était mis à son compte, mais avait gardé des contacts importants qu’il avait créés principalement pendant les trois années au cours desquelles il avait occupé le poste de chef de la police nationale.
Avec un poste aussi important, cette période fut difficile et d'une intensité inédite : trois années de défi professionnel en tant que responsable de la police de la capitale.
Un rêve d’enfant.
Et puis, Conchita avait été renversée sur un passage piéton de San José, par un pauvre ivrogne qui cherchait dans le fond d'une bouteille une improbable consolation à son chagrin d’amour. Les docteurs avaient expliqué à Castillo que sa femme, opérée d’urgence, devrait rester au repos pendant au moins six mois.
À la lumière de cette nouvelle urgence, Castillo avait alors eu l’occasion de repenser à sa situation à froid.
Pura vida était le credo qui l’avait toujours inspiré dans les moments clé de son existence.
C’était une expression dont la simplicité n’avait d’égal que l’importance du message qu’elle transmettait.
Il s’était rendu compte, à ce moment particulier, que pura vida signifiait pouvoir travailler à cinq minutes de la maison, pouvoir être tous les jours si nécessaire, aux côtés de Conchita pendant sa difficile rééducation, pouvoir suivre de près la croissance de ses filles, qui étaient à l’époque en pleine adolescence.
Pura vida.
La décision fut prise rapidement : le policier Castillo, chef du poste de police nationale de San José, rendit son étoile argentée au responsable du bureau du personnel, accompagnée d’une lettre de démission irrévocable pour raisons familiales. Il loua un deux pièces au centre de Burgos, à côté de l’auberge Hermosa , et il accrocha à l’entrée une vieille plaque dorée récupérée dans le grenier de la maison, cadeau de Noël offert par des collègues du poste des années auparavant pour la résolution d’un cas complexe d’exploitation de mineurs pour prostitution, sur laquelle avec un poinçon d’acier, par un travail de précision, il effaça le mot « merci » et le remplaça « Insp ».
Il aurait voulu compléter son œuvre, en écrivant « Inspecteur », mais étant donné la fatigue excessive provoquée par l’incision des premières lettres, il changea d’avis.
« Insp. Castillo », disait la nouvelle plaque.
Artisanale, mais efficace.
Il se sentit renaître.
Le village de Burgos avait enfin un détective privé et lui, encore une fois, avait suivi son cœur pour une décision importante.
Pura vida.
Une fête
The walls started shaking,
The earth was quaking,
My mind was aching.
(ACDC)
Carmen se sentait excitée.
C’était un magnifique dimanche ensoleillé et elle rentrait de San José, où elle avait passé la veille son premier examen universitaire, obtenant la note maximale.
Elle s’était inscrite à la faculté de philosophie, plus pour ne pas décevoir son père que par réelle conviction, mais elle reconnaissait que les premiers mois de cours s’étaient révélés une agréable surprise.
Les matières étaient, de manière générale, intéressantes, mais les personnes qu’elle avait rencontrées constituaient la véritable raison pour laquelle elle n’avait pas regretté son choix.
Elle se rappelait souvent les mots de sa mère qui, bien que n’ayant jamais beaucoup voyagé dans sa vie, aimait répéter que ce qui fait toute la différence dans une situation ce sont les personnes, indépendamment de l’environnement.
Elle passa le trajet en autobus qui la ramenait chez elle, de San José à Burgos, à envoyer des messages à ses amies et en postant des selfies joyeux sur Facebook.
Elle descendit à l’arrêt de la gare ferroviaire de Burgos et, pour profiter au maximum du premier jour de soleil après plus de deux semaines de pluie, elle décida de rallonger le chemin qui la ramenait chez elle, en longeant tranquillement le fleuve, accompagnée par la musique douce et enveloppante de Bon Iver. L’album For Emma, forever ago lui avait été conseillé par Ronald, l’un de ses nouveaux amis de la faculté, un garçon de San José vraiment intéressant, avec lequel s’était créée une véritable complicité, dès le départ.
Qu’il s’agisse de l’album de Bon Iver ou de son nouvel ami Ronald, Carmen éprouvait les mêmes sensations intrigantes : elle en découvrait chaque jour de nouvelles nuances et tonalités, et à chaque occasion, elle trouvait différentes clés d’interprétation de la musique et de la personne, découvrant de nouvelles émotions intenses.
Les écouteurs dans les oreilles et le regard fixé sur l’écran du téléphone pour vérifier en temps réel les likes de ses amis sur ses précédents posts sur Facebook, elle s’engagea sur le chemin de terre à côté du fleuve, longeant la forêt de pins de Burgos, réputée pour son air sain.
Elle respira à pleins poumons et, pour mieux profiter de ce moment bucolique, elle décida de décrocher de son smartphone, en le rangeant tant bien que mal dans la poche arrière de son sac à bandoulière, déjà bourré de cahiers et de livres universitaires.
L’herbe humide amortissait ses pas.
Elle aimait cette sensation de légèreté, comme une promenade sur les nuages, amplifiée par l’impact chromatique du coucher de soleil rose et par l’air frais qui, émanant des dernières journées de pluie, caressait la peau de son visage.
Elle marchait insouciante, l’esprit léger et les yeux rêveurs ; pour cette raison peut-être, elle ne remarqua pas que son téléphone était tombé sur la pelouse, juste à côté d’un banc sur lequel un homme dormait sur le dos, avec une casquette de baseball posée sur les yeux et un journal déplié sur le ventre et les jambes.
Elle arriva chez elle juste à temps pour le dîner, après une demi-heure de promenade, pendant laquelle elle laissa aller ses pensées librement ; mais, alors qu’elle venait de réaliser la perte de son téléphone après avoir posé son sac dans sa chambre, elle ne put savourer le picadillo [2] de pommes de terre à la viande, préparé d’une main de maître par Conchita. Elle mangea rapidement, sans pratiquement prononcer un mot ; une chose somme toute assez simple, quand Mar et Conchita étaient assises à table et pouvaient parler pendant des heures de la couleur de l’herbe.
Son père était cloué au lit avec une mauvaise grippe, ce qui était un événement assez rare. Sans lui, le repas était toujours moins joyeux.
Une fois son picadillo terminé, Carmen se rendit dans sa chambre pour prendre des nouvelles de sa santé.
« Salut Papa, comment ça va ? »
L’inspecteur Castillo, allongé sur le côté en direction de la fenêtre, par laquelle on apercevait une lune pâle et voilée de nuages bigarrés vagabondant indécis dans le ciel noir, eut bien du mal à se tourner vers sa fille.
« Mal, Carmen. J’ai presque quarante de fièvre et à mon âge, crois-moi, une température aussi élevée, ça n’est pas rien.
— Sais-tu que la grippe se dit aussi « Influenza ». Le terme « influenza » dérive de la forme latine médiévale influentia , qui signifie action des astres sur le destin humain ? »
L’inspecteur sembla se reprendre.
Entendre sa fille citer des mots anciens en latin le remplissait de fierté. « Bien...et qui te l’a dit ? », demanda-t-il sur un ton volontairement provocateur, avec pour seul objectif de poursuivre la conversation.
« C’est toi qui m’as obligée à m’inscrire en philo, non ? »
Le clin d'œil de Carmen fit immédiatement chuter le niveau de tension que l’inspecteur Castillo avait atteint presque instantanément : le choix de l’université était un point sensible, apportant son lot de discussions interminables avec Carmen, qui ne voulait pas continuer ses études après le lycée.
Il l’avait emporté, finalement.
« Alors ma grippe est due à une mauvaise conjonction astrale ? Elle est bien bonne celle-là. Mais moi, plus qu’à l’étoile de Sirius et à l’étoile Polaire - qui sont les deux seules que je connaisse - je crois surtout à ce maudit vent glacial qui a soufflé ces derniers jours ! Tu n’as qu’à le dire à tes profs de philo ! »
L’éclat de rire de Carmen fut accompagné d’une caresse sur la main de son père.
« C’est la première fois que je te vois dans cet état, Papa...
— Ça devait bien arriver un jour, tu sais, ma fille. Mais ne t’inquiète pas, avec un peu de repos, je serai même plus en forme qu’avant. Raconte-moi plutôt ta journée. »
Le récit de la journée était une habitude que l’inspecteur Castillo avait réussi à maintenir avec Carmen ; Mar, elle, s’en était libérée depuis quelques années, fatiguée d’avoir à raconter le moindre détail de son emploi du temps à son inspecteur de père.
« Hier, j’ai passé mon premier examen universitaire, Papa ! »
La voix de Carmen résonna dans la pièce, fière et joyeuse.
« Comment ?! », dit l’inspecteur « Je n’étais pas au courant ! De quel examen s’agit-il ? Combien de temps ça a duré ? Quelles questions t’a-t-on posées ? Raconte-moi tout, tout de suite !
— Je voulais te faire une surprise ! », répondit la jeune femme en souriant, décrivant ensuite avec une profusion de détails l’examen d’histoire de la philosophie, expliquant avec précision les questions posées, les réponses fournies, les commentaires de ses amis, la satisfaction au moment de recevoir la note.
Castillo écouta la bouche entrouverte et la mâchoire inférieure sur le point de tomber à tout moment.
Il avait l’émotion facile quand il s’agissait de sa fille.
Mais l’humeur de la soirée changea du tout au tout quand Carmen, après avoir terminé le récit de sa journée universitaire, relata son trajet de retour.
« Malheureusement, ce soir il m’est arrivé un truc pas terrible.
— Quoi donc ? »
Cette fois, Castillo se redressa avec peine sur le lit, en s’appuyant sur ses coudes, avec un air préoccupé.
« J’ai perdu mon téléphone.
— Ouf...ça aurait pu être pire. Mais il est passé où, nom d’un chien ? » Le mouvement nerveux de la main de son père n’échappa pas à Carmen.
« Papa, si je le savais, il ne serait pas perdu. Je suis sûre que je l’avais quand je suis sortie du bus... »
Castillo commença à transpirer.
« Et ensuite ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu parles bien de ce beau téléphone, qu’on t’a offert à Noël, qui fait les photos et les vidéos, qui va sur Internet et toutes ces choses qui ne me servent à rien, à moi, mais qui t'intéressent tellement ?
— Exact, Papa. Je dois l’avoir perdu pendant le trajet que j’ai fait en traversant le parc. Mince alors...c’était une si belle journée.
— Écoute Carmen, retourne en arrière, refais le parcours en sens inverse, tu le trouveras sûrement par terre, non ? Tu sais combien il nous a coûté ce téléphone ?
— Papa, tu connais le quartier du parc de la gare, c’est pas génial, il est neuf heures passées et il fait noir dehors ! »
Castillo se tourna vers la fenêtre pour vérifier.
Le croissant de lune confirmait l’affirmation de Carmen.
L’obscurité enveloppait Burgos et, vu le balancement des branches des peupliers qui longeaient la route sur laquelle donnait la chambre de l’inspecteur, le vent s’était aussi levé.
« Ça va, Carmen, si tu ne t’en sens pas le courage, laisse tomber. Mais ne crois pas que tu auras un autre téléphone comme celui-là, avec ce qu’il nous a coûté ! Tu sais bien que... », mais Carmen ne le laissa pas terminer, l’interrompant en chantonnant, « ...que ta mère et moi nous faisons toujours tout ce que nous pouvons pour vous mais nous ne pouvons pas, et nous voulons pas, nous permettre de vous acheter des choses inutiles. »
Les regards du père et de la fille se croisèrent et Carmen perçut l’effort que son père faisait pour rester sérieux.
« Amen », ajouta-t-elle alors, lui donnant le coup de grâce et réussissant à le faire sourire, avant de l’embrasser pour lui dire au revoir.
Elle retourna à la cuisine en lui souhaitant une bonne nuit de sommeil, qui n’arriva pas plus de dix minutes plus tard : l’inspecteur, fiévreux, s’endormit lourdement.
« Tout va bien ? », demanda distraitement Mar, remuant le café fumant que Conchita avait tout juste préparé.
La réponse de Carmen fut devancée par la sonnerie du téléphone de la maison.
Les jeunes femmes se regardèrent étonnées : depuis que toute la famille avait un téléphone portable, le téléphone fixe n’était plus utilisé que par des parents lointains et âgés pour les vœux de Pâques et de Noël.
Conchita souleva le combiné sous le regard attentif des deux sœurs.
« Oui, un instant, je l’appelle tout de suite. Bonne soirée à vous, monsieur ».
Carmen et Mar se regardèrent pendant un instant avec un air moqueur, jusqu’à ce que la voix de Conchita n’interrompe cette scène de western spaghetti.
« Carmen, c’est pour toi. Ronald, si j’ai bien compris. »
Carmen se leva d’un bond de sa chaise, se cognant le genou contre la table ; le contrecoup renversa la tasse de café sur Mar, seulement partiellement protégée par sa serviette. Le commentaire acide de sa grande sœur ne se fit pas attendre. « Regarde, il suffit d’un coup de téléphone de n’importe quel imbécile pour la rendre folle. J’ai vraiment une sœur empotée ! »
Carmen avait déjà volé vers le téléphone, l’arrachant des mains de sa mère, excitée par ce coup de fil inattendu.
C’était la première fois que Ronald l’appelait, jusqu’à ce jour il s’était simplement fréquentés à l’université, s’échangeant quelques messages sur WhatsApp et quelques likes sur Facebook, mais aucun des deux n’avait jamais téléphoné à l’autre.
« Salut, Carmen, ça va ? Désolé de te déranger, mais je t’ai envoyé un message important il y a quelques heures et j’attendais ta réponse...j’ai essayé de te joindre sur ton téléphone portable mais il sonne dans le vide, alors j’ai failli m’inquiéter. Finalement, j’ai décidé de t’appeler chez toi, j’espère vraiment que je n’ai pas dérangé ta famille...
— Salut Ronald ! Ne t’inquiète pas, aucun problème. Il ne m’est rien arrivé de grave, j’ai juste perdu mon smartphone dans le parc en rentrant chez moi ce soir. Voilà pourquoi je ne t’ai pas répondu. C’était pourquoi ? C’est urgent ?
— J’aime donner des acceptions édulcorées au concept d’urgence, souvent utilisé de façon exagérée dans notre société, demoiselle. »
Carmen adorait les réponses de Ronald, presque des aphorismes qui laissaient à l’interlocuteur l’impression de devoir accélérer le rythme de son cerveau pour réussir à suivre le cheminement mental de ce type étrange. Car Ronald était vraiment étrange.
Grand, très maigre, l’air continuellement négligé avec ses cheveux lisses rassemblés en une longue queue de cheval, ses lunettes à la John Lennon et une petite barbe mal entretenue poussant de façon désordonnée, délaissant les joues pour se concentrer sur le menton et les pattes.
Il ne passait pas inaperçu, ce garçon.
Ronald reprit le fil de la conversation.
« Nelly et Alexandra organisent une fête ce soir, on est invités, tu veux venir ?
— Wow ! Une fête ce soir ? Super ! Et ça se passe où ?
— Les parents de Nelly ont une résidence secondaire juste à côté du cimetière de Burgos, en pleine campagne, on peut y être en moins de vingt minutes en voiture depuis chez toi.
— Mmm...À la campagne ? Ce soir ? Sans téléphone ? Au dernier moment ? Avec mon père cloué au lit par une grippe terrible ?
— C’est ça. À la campagne. Ce soir. Avec mon téléphone. En te prévenant une heure à l‘avance. Avec ton père cloué au lit par une petite grippe. »
La lucidité de Ronald était enviable dans ces circonstances.
Carmen s’efforça d’évaluer la situation le plus rapidement possible ; tout compte fait, il ne semblait pas y avoir de contre-indication particulière à l’idée de participer à cette fête et le fait d’être accompagnée par Ronald rendait la chose encore plus excitante.
Son père devait déjà être en train de dormir, affaibli par la fièvre ; sa mère se mettrait au lit d’ici peu, fatiguée par sa journée et Mar commençait à l’instant ses dernières révisions, qui dureraient presque toute la nuit, avant son examen du lendemain.
La voie était libre.
Son visage s’illumina d’un splendide sourire. Elle répondit à son ami :
« Ok, Ronald, c’est bon. Tu passes me prendre ?
— Bien sûr, je passe vers dix heures. Je te fais sonner quand je suis en bas.
— Et qui va te répondre ? J’ai perdu mon téléphone ! Laisse tomber, et ne m’appelle pas non plus sur le fixe. Ils seront déjà tous au lit ou en train de réviser. C’est moi qui descendrai à dix heures. À tout à l’heure !
— Ah bien sûr, c’est vrai, j’avais oublié. Alors je t’attends et c’est tout, à l’ancienne, hein ? À tout à l’heure ! »
Clic.
Clic.
En se dirigeant vers la salle de bain, Carmen sentit une agréable sensation de chaleur envelopper son ventre.
***
À dix heures précises, Carmen descendit rapidement les escaliers situés devant la porte de chez elle, en passant une main dans ses cheveux pour tenter de replacer au dernier moment une mèche rebelle qu’elle n’avait pas réussi à maîtriser avec son sèche-cheveux.
Le vent du soir avait chassé les nuages et leurs averses de l’après-midi ; l’air était vivifiant et la pleine lune, qui semblait recouverte d’une peinture phosphorescente, dominait solitaire le ciel.
Ronald attendait assis dans sa voiture, une Deux-chevaux orange, avec une grosse bosse sur le pare-chocs arrière, qui avait bien vécu.
Son bras gauche était appuyé sur la fenêtre baissée et il fumait un cigarillo foncé de mauvaise qualité, dont l’odeur (non, on ne pouvait vraiment pas parler de « parfum ») avait saturé l’air de l'habitacle dès les premières bouffées.
Il portait une chemise à carreaux blanc et bleu, par-dessus un t-shirt en coton blanc avec une improbable image de drapeau du Royaume-Uni, un jean troué et, aux pieds, une paire de Converses vert kaki.
Carmen l’embrassa sur les deux joues, puis monta dans la voiture et commença à tousser.
« Mais c’est quoi cette odeur horrible ? », demanda-t-elle d’un ton volontairement acide, qu’elle édulcora immédiatement d’un sourire qui mit en évidence ses fossettes.
« Un truc de famille, Carmen, un truc de famille. Mais de la super came. C’est un cigarillo de mon grand-père, il en a fumé vingt par jours depuis l’âge de douze ans.
— Et quel âge il a maintenant ?
— Maintenant ? Il est mort. À quarante ans, d’une tumeur aux poumons. Je ne l’ai jamais connu. »
Il y eut un instant de silence, pendant lequel Ronald aspira profondément une bouffée de fumée.
« Tu plaisantes, n’est-ce pas ? », demanda Carmen à voix basse.
« Non, c’est vrai qu’il est mort, mais je suis certain qu’il a vécu heureux, notamment grâce à ces délicieux cigarillos ...tiens, tu veux essayer ?
— Jamais de la vie, Ronald ! Allez, démarre. J’ai envie de bouger un peu. Et arrête de te moquer de moi, imbécile que tu es... ». Ronald mit le moteur en route, fit une manœuvre pour sortir du parking et avança tranquillement, en allumant la radio.
La musique de Coldplay enveloppa les pensées légères et parallèles des deux jeunes gens, qui ne parlèrent pas beaucoup pendant le trajet, tous deux absorbés par les mots de Chris Martin et par sa voix parfois grave, parfois aigüe.
En moins d’un quart d’heure, ils arrivèrent à la fête.
Nelly, la maîtresse de maison, attendait les invités en se dandinant un chandelier à la main devant le grand portail de la propriété, derrière lequel on pouvait entrevoir le majestueux jardin de la résidence secondaire de la famille.
Au centre du jardin, les jets d’une vieille fontaine ronde, illuminés d’en bas par des projecteurs colorés, s’élevaient dans le ciel, dépassant la statue placée au centre de cette même fontaine, un Éros improbable mal copié sur celui de Piccadilly Circus.
Dans la partie extérieure, située devant le portail, se trouvait un pré verdoyant que les invités déjà arrivés n’avaient pas hésité à utiliser comme parking, chose que fit également Ronald, en entrant en marche avant dans l’espace libre mais étroit entre une Clio amarante et une Volvo bleue de grosse cylindrée.
« Merci Ronald, mais là, je ne peux pas ouvrir », dit Carmen, après avoir tenté d’ouvrir la portière avec le plus de délicatesse possible, pour éviter d’abîmer la Volvo voisine.
« Moi non plus. », répondit-il, « Mais ne t’inquiète pas, la Deux-chevaux est une voiture aux ressources infinies ! ».
Il commença à tourner une manivelle qui pendait de la capote, près du miroir du rétroviseur et le toit de la voiture s’ouvrit tout doucement.
« Génial ! En voilà une voiture moderne ! », s’exclama Carmen qui, sans se faire prier, sauta avec agilité sur les sièges arrières et depuis ces derniers, atterrit en un clin d'œil sur le gazon, imitée par Ronald.
« Une façon stylée d’arriver à une fête, non ? »
Nelly s’était approchée, le chandelier toujours allumé entre ses mains pour éclairer le gazon. Elle affichait un sourire radieux, qui était le fruit de cinq années de soins d’orthodontie et d’une somme non négligeable dépensée par son père.
« Salut Nelly ! Quelle idée splendide cette fête ! On peut déjà entrer ? », demanda Carmen, en embrassant sur les deux joues son amie et se dirigeant vers le chemin d’accès avant même de recevoir une réponse.
« Bien sûr, vous passez la fontaine et vous continuez sur la droite. Ensuite vous suivez les lumières, vous ne pouvez pas vous tromper, ok ?
— No problem ! J’ai fait des choses bien plus compliquées dans ma vie », répondit Ronald avec son habituelle ironie.
Ils s’engagèrent dans le jardin en suivant le son de la musique, diffusée par le DJ à un volume assourdissant, plutôt que les lumières indiquées par Nelly ; les seuls voisins de la propriété étant les occupants du cimetière tout proche, il n’y avait aucun risque qu’ils se plaignent du bruit.
Misjudged your limits
Pushed you too far
Took you for granted
I thought that you needed me more more more!
« Boys don’t cry ! Fantastique ! ».
L’émotion de Carmen surprit Ronald, qui avait pour la musique un simple intérêt superficiel.
« Comment fais-tu pour connaître une chanson qui date d’il y a trente ans à partir de deux strophes entendue de loin ? », demanda-t-il en la regardant droit dans les yeux, comme pour souligner son sentiment de surprise.
Carmen répondit avec nonchalance sans se tourner vers lui.
« C’est une passion que mon père m’a transmise. Il a une culture musicale infinie et il nous a éduquée ma sœur et moi au pain et au rock depuis l’enfance. Et quand nous étions petites, il nous disait le titre et l’auteur d’une chanson, et la chantait dans son anglais approximatif, ce qui nous permettait cependant de suivre le texte beaucoup plus facilement en écoutant les versions originales, tu comprends ?
— Bien sûr. Je comparerais cela à une forme de bilinguisme. Vous avez absorbé presque inconsciemment sa culture musicale, comme les enfants, dont les parents ont deux nationalités différentes, apprennent gratuitement les langues de leur père et de leur mère, sans aucun effort. Une sorte d’apprentissage par osmose, voilà.
— Plus ou moins... », répondit Carmen sans trop de conviction, juste avant d’apercevoir, après une légère courbe du sentier sur la droite, l’entrée du salon où se déroulait la fête.
La musique était forte et l’installation diffusait les basses avec une puissance singulière, qui semblaient rebondir dans le ventre des jeunes. Carmen et Ronald se jetèrent sur la piste, illuminés par un stroboscope des années soixante-dix qui lançait par intermittence des rayons de différentes couleurs, dans le plus pur style des épées Jedi de la Guerre des étoiles.
Carmen prit au passage un shot de vodka citron posé sur le plateau d'un serveur qui déambulait dans la foule et le but par petites gorgées rapides, sans s’arrêter de danser.
Il lui sembla que le stroboscope augmentait progressivement la fréquence des coups d’épées Jedi et cette image la fit sourire ; un sourire qui après cette dose de vodka devint rapidement un éclat de rire.
Un autre serveur avec des petites moustaches qui semblaient peintes sur son visage passa rapidement près d’eux et Carmen ne laissa pas échapper le verre de téquila qu’il transportait et qu’elle avala d’un trait sans même y penser.
« Vas-y doucement, Carmen, tu n’es pas habituée à boire », cria Ronald, sans s’arrêter de suivre le rythme au centre de la piste, essayant de couvrir avec sa voix les décibels de la musique.
Mais Carmen ne sembla pas entendre et, petit à petit, elle disparut dans la cohue dansante, absorbée par l’enthousiasme des fêtards.
***
Le taxi arriva sur la place située devant le grand portail de la villa peu avant onze heures.
À l’entrée, les allées et venues n’avaient pas cessé, bien que la majorité des invités se soit déjà dirigée vers la piste de danse et vers le bar adjacent, où l’alcool coulait à flot et, surtout, gratuitement.
La formule, barra libre [3] dans les fêtes privées, garantissait un pourcentage de personnes ivres bien supérieur aux normes des fêtes universitaires.
Un homme de taille moyenne descendit du taxi, paya sans demander son reste et s’approcha sans attendre de la grille.
Il savait que son arrivée serait vue par la majorité comme un fait pour le moins étrange, ou peut-être le craignait-il, mais il s’efforça de se comporter de la façon la plus naturelle possible.
Il portait un t-shirt en coton bleu avec une petite étoile blanche au dos, un jean foncé moulant et des bottes noires à lacets blancs.
Sur sa tête, était posée une curieuse casquette rouge de baseball.
Nelly eut beaucoup de mal à masquer sa surprise.
« Père Juan ! Quel plaisir ! Quel bon vent vous amène ? »
Elle était certaine de ne pas l’avoir invité. Il ne manquerait plus que ça, inviter un prêtre à une fête étudiante à la campagne.
Qui sait comment il avait eu connaissance de la fête, et qui sait comment lui était venue l’idée d’y participer.
Nelly remarqua l’embarras affiché sur le visage de son interlocuteur et pour faire passer ce moment de gêne, elle préféra lui expliquer immédiatement le chemin pour arriver au salon.
« Tu passes la fontaine, tu suis le sentier sur la droite, et juste après tu trouveras la fête, ok ? J’arrive dans quelques instants, il est déjà onze heures, je crois que les invités sont tous arrivés maintenant. Et j’ai une envie folle de me jeter sur la piste moi aussi ! »
La jeune femme lui lança un regard dénué de toute malice, recevant pour seule réponse un sourire fuyant, tout juste esquissé.
L’homme s’alluma une cigarette et se lança, légèrement vouté, sur le sentier illuminé par de petites torches parfumées.
Son arrivée dans le salon principal de la fête fut pour lui comme un coup de poing dans l’estomac.
Volume de la musique très élevé.
Au milieu de la salle, des jeunes avec des rastas frappant violemment sur des bidons métalliques, en totale symbiose avec le rythme de la musique diffusée par les caissons de basse à deux mille watts, qui semblait vouloir se frayer un chemin à coups de coudes dans les viscères de chacun des participants.
Les rayons de lumière émanant du stroboscope suspendu au centre du salon et le parfum de l’après-rasage mélangé à l’odeur de sueur de la foule.
Des serveurs dans des tenues visiblement informelles, mais portant tous un nœud papillon blanc comme signe distinctif, qui se déplaçaient sans cesse dans la salle brandissant sur une main placée en hauteur, juste au-dessus des têtes des invités, des plateaux argentés recouverts de boissons alcoolisées et d’alcools forts, qui étaient vides quelques minutes seulement après avoir été remplis.
Il décida de rester en marge de la cohue, appuyé au montant de la gigantesque baie vitrée, qui dans les méandres de sa mémoire le ramena quelques années auparavant lorsqu’il étudiait la conception de l’architecture organique de Wright : elle garantissait la continuité essentielle entre le grand salon et le parc adjacent.
Observant la situation à la dérobée, il remarqua des personnes sortir parfois du cercle infernal pour prendre l’air dans l’immense parc de la propriété, où des groupes de garçons et de filles se formaient avec une rapidité surprenante et se défaisaient avec autant de rapidité, submergés par l’appel de la musique, trop intense pour rester trop longtemps dans le jardin à discuter.
Il leva les yeux au ciel et remarqua un long nuage gris qui commençait à voiler la pleine lune qui, jusqu’à ce moment-là, avait incontestablement dominé cette nuit tiède costaricienne.
« Faisons un petit tour », pensa-t-il, se dirigeant à pas rapides vers le grand escalier de marbre blanc qui, partant du fond du couloir, s’élevait, magistral derrière la salle de bal.
L’escalier l’emmena au premier étage, exactement au-dessus du salon où se déroulait la fête ; lorsque les percussionnistes redoublaient de fougue, il pouvait sentir le sol vibrer.
Il remarqua deux portes en bois massif, l’une sur la droite et l’autre sur la gauche, tandis qu’en face des escaliers, après un salon ovale, une autre grande baie vitrée, en tout point identique à celle du rez-de-chaussée, permettait de profiter d'une vue imprenable sur le jardin.
La douce moquette bleue amortissait ses pas et cela lui donna envie de retirer ses bottes, ce qu’il fit, poursuivant déchaussé son petit tour d’exploration.
Il traversa la pièce et profita pendant dix bonnes minutes du panorama, enveloppé par l’obscurité, savourant calmement une cigarette tout juste allumée et s’amusant de temps en temps à observer la fumée monter vers le plafond incurvé.
Le nuage décoloré aperçu quelques minutes auparavant, avait entre-temps terminé son opération de couverture de la lune.
Ce fut pendant l'un de ces moments d'observation qu’eut lieu, de façon inattendue, la panne d’électricité ; les amplis du DJ étaient dignes d’un concert de U2 et l’installation électrique de l’édifice n’était pas conçue pour assumer une telle charge.
Le silence inopiné le prit par surprise, mais cela ne l’empêcha pas de percevoir une sorte de râle provenant de l’une des pièces qui donnaient sur le salon.
Il devait s’agir d’une jeune femme faisant un rêve ; le son semblait guttural mais il ne comprenait pas s’il s’agissait d'un gémissement de plaisir ou de douleur.
Il décida de rester immobile, tendant l’oreille et ne pouvant s’empêcher de se sentir comme un setter qui cherche fiévreusement à localiser la source des sons perçus.
Le silence l’enveloppa et, accompagné par la nuit noire, il provoqua en lui une sensation d’inconfort.
Il récupéra ses bottes, s’approcha de la porte en bois massif d’où provenait le bruit qu’il avait entendu et il baissa délicatement la poignée en laiton, qui n’opposa aucune résistance.
Il ouvrit la porte et se trouva dans une grande pièce, dans laquelle, sur un grand lit, deux types en caleçons semblaient s’acharner sur une femme bâillonnée, nue, attachée par les mains et les chevilles à la tête et aux pieds du lit, où les vêtements des hommes avaient été entassés.
L’un des deux était penché sur le nombril de la malheureuse, tandis que l’autre semblait la caresser avec vigueur sur le visage.
Il eut l’impression qu’il s’agissait, plutôt que des caresses, de tentatives pour lui faire tourner la tête et l’embrasser.
Elle résistait, bien que semblant totalement à bout de forces, émettant des gémissements confus dans un état de choc évident.
La pièce était faiblement illuminée par des bougies éparpillées ça-et-là desquelles s’échappait un intense parfum de vanille, qui se mélangeait à l’odeur de marijuana que deux autres hommes étaient en train de fumer, affalés sur de vieux fauteuils recouverts de velours vert.
Le courant fut rétabli quelques minutes plus tard, inondant la pièce de musique, dans laquelle personne ne semblait s’être rendu compte de son entrée.
Les deux jeunes à moitié nus continuèrent de harceler la jeune femme, entre gloussements et regards entendus, tandis que les deux autres, les yeux mi-clos, se passèrent le joint en faisant un « check » de leur main libre.
Il croisa le regard de la jeune femme et il eut l’impression qu’elle était sur le point de pleurer, bien que son expression soit totalement vide au point d’être difficilement intelligible.
Il ne put s’empêcher d’admirer le corps nu de la femme.
Sa peau était très blanche, ses jambes musclées.
Ses longs cheveux lisses caressaient ses épaules et couvraient partiellement son visage, décoiffés par les mains des deux jeunes au-dessus d’elle. Il tira une dernière bouffée de cigarette, jeta le mégot par la fenêtre ouverte et s’assit sur le lit, en lui caressant les jambes.
Ce fut seulement à cet instant que les deux hommes fumant de la marijuana se rendirent compte de son entrée et, presque étonnés de cette approche inattendue, commencèrent à battre le rythme avec les mains, en criant « du sexe, du sexe ! ».
Les deux autres, sans se presser, retirèrent leur caleçon, se frottant sur la fille au rythme des battements de mains de leurs amis.
Retirant ses vêtements, il se joignit à eux, commençant à caresser le corps de la malheureuse, dont les yeux humides commencèrent à libérer de fines larmes salées.
Dehors, la lune de la nuit costaricienne se perdit définitivement, occultée totalement par les nuages.
L’orgie dura moins de dix minutes mais, pour lui, c’était suffisant ; l’excitation effrénée, amplifiée par l’effet de la marijuana, le conduisit en très peu de temps à un orgasme sauvage et haletant, qu’il atteignit en mordant les draps froissés du lit à baldaquins et en serrant en extase le bord d’un oreiller.
Puis, il se releva, arrangea ses cheveux, ramassa ses vêtements au pied du lit, et tira une dernière fois sur le joint avant de sortir de la pièce.
Assommé, le regard embrumé, le salon du premier étage de la villa sembla tourner sur lui-même ; cependant, il entrevit dans la pénombre, non loin du grand escalier, un garçon qui soutenait la tête d’une amie, dont le corps semblait dénué de toute force sur la moquette.
Il se tourna immédiatement de l’autre côté, pour éviter les ennuis, espérant ne pas se faire remarquer.
Mais le jeune homme, qui semblait nerveux, lui demanda de l’aide, et leurs regards se croisèrent pendant un bref instant, imperceptible mais concret, juste avant qu’il descende l’escalier, sans daigner répondre, se dirigeant d’un pas assuré vers la sortie de la propriété et passant de temps en temps les doigts dans ses cheveux encore trempés de sueur.
Il se rendit compte qu'il avait oublié sa casquette de baseball dans la chambre ; elle aurait été bien pratique pour couvrir son visage, mais il décida de ne pas la récupérer pour éviter de rencontrer à nouveau ce type et sa belle endormie, qui s’était probablement évanouie.
Il traversa le parc en vitesse, le regard baissé, faisant tout son possible pour éviter de croiser les regards des gens, arrivant au parking avec le cœur battant plus vite que d’habitude, encore chargé de la montée d'adrénaline provoquée par sa toute dernière expérience.
De nombreux taxis attendaient les rescapés de la fête ; il monta dans le premier disponible et, une fois à l’intérieur, il renifla ses mains encore imprégnées de l’odeur du sexe de la jeune femme mélangée à celle de la marijuana, et finalement il se détendit, s’efforçant d’inscrire dans sa mémoire cette orgie mémorable. « Calle del Tesoro , merci », dit-il d’une voix rauque au chauffeur, restant ainsi les yeux fermés et les doigts près des narines, pendant quelques minutes, assis sur le siège arrière et bercé par les échos de la musique de la fête, désormais lointain fond sonore d’une soirée unique, se laissant porter vers son destin.
Il avait un rendez-vous qui, sous peu, allait changer le cours de sa vie, mais il ne le savait pas encore.
***
Depuis la coupure d’électricité, la confusion avait gagné le rez-de-chaussée.
Nelly se décrochait la mâchoire pour demander aux participants de rester tranquilles, tout en affirmant que la panne serait réparée rapidement.
Les invités, bercés par l’euphorie de la fête, en avaient profité pour entonner des chansons et s’adonner à toute sorte de danse, s’amusant de la situation, heureux et insouciants.
Ronald avait saisi l’occasion pour se dégager de l’étreinte verbalement tentaculaire de l’une de ses admiratrices qui l’ennuyait depuis presque une demi-heure, l’empêchant de partir à la recherche de Carmen.
Il s’était élancé dans le jardin et avait commencé à l’appeler, tentant vainement de couvrir le volume des chants des fêtards éméchés.
Il avait même essayé d’amplifier sa voix en s’aidant de ses mains, placées autour de sa bouche tel un mégaphone, mais les résultats n’avaient pas été meilleurs ; il avait alors tenté de l’appeler sur son téléphone, oubliant que ce dernier avait été égaré pendant l’après-midi.
Entre temps, la pluie s’était mise à tomber, à la grande satisfaction des rescapés du bal, transpirants et débraillés, enfumés et alcoolisés, qui profitèrent de l’averse pour prendre une douche rafraîchissante à ciel ouvert, improvisant des rondes et des chants de bistrot, sans jamais arrêter de boire.
Il était rentré dans la maison et, en traversant la salle de bal désormais presque vide, il s’était dirigé vers l’escalier de marbre blanc, qu’il avait grimpé en courant, sautant les marches deux à deux, prenant garde à ne pas trébucher dans l’obscurité.
Il était arrivé dans le grand salon avec le tapis bleu et avait aperçu Carmen, appuyée au montant d’une porte.
Ses genoux ne semblaient pas réussir à soutenir son poids ; elle serrait dans l’une de ses mains une bouteille de vodka vide et elle chantait à tue-tête, les yeux fermés, une chanson en anglais qu’il ne parvenait pas à déchiffrer.
Elle ne s’était pas rendu compte de l’arrivée de son ami, qui s’était empressé de lui prendre la tête entre les mains, s’adressant à elle avec vigueur.
« Carmen, Carmen ! Tu es ivre morte ! Je t’emmène tout de suite, allez, tu ne peux pas rester ici dans cet état ! »
Il avait parlé d’une voix stridente, enchaînant les mots, bégayant presque : sous l’emprise du stress, l’aplomb de Ronald, qui plaisait tant à Carmen, s’évanouissait misérablement.
La jeune femme s’était immobilisée quelques secondes, puis s’était laissée aller tout à coup, s’abandonnant dans les bras de son ami, qui l’étendit inconsciente sur le tapis.
Finalement, le courant était revenu et la musique avait repris, inattendue et explosive, elle augmentait sans cesse, surmontée des cris alcoolisés des personnes rassemblées au rez-de-chaussée.
Ronald laissa Carmen un instant et courut en bas pour trouver un peu d’eau ; en entrant sur la piste de danse, il eut l’impression que les murs tremblaient, que le sol se soulevait, que sa tête était transpercée par la lame glacée d’une épée, mais il trouva malgré tout la force de traverser la cohue des personnes qui avaient recommencé à danser. Puis il atteignit le barman, auquel il demanda une bouteille d’eau fraîche.
Il remonta en vitesse auprès de Carmen, qui était toujours étendue sur le tapis dans l’angle du salon. C’est à cet instant qu’il vit un homme grand et frisé sortir d’une pièce, l’air négligé et visiblement essoufflé.
Cet homme semblait véritablement pressé, mais il était le seul à qui Ronald pouvait s’adresser dans ce moment de nécessité.
Nerveusement, il lui demanda de l’aide, croisant son regard fuyant, mais il ne reçut aucune réponse de l’homme, qui descendit rapidement les escaliers, disparaissant dans la confusion du rez-de-chaussée.
« Connard ! » lui cria Ronald, bien que sa voix fût couverte par le volume de la musique, avant de focaliser à nouveau son attention sur Carmen, lui versant doucement de l’eau fraîche sur le visage et la forçant de temps en temps à en boire quelques gorgées.
La jeune femme se réveilla en toussant, s’appuyant avec peine sur les épaules de son ami pour réussir à redresser le dos, et cherchant l’air à pleins poumons.
« Carmen, réveille-toi, je t’en supplie ! ».
Les mains de Ronald tremblaient en raison de la tension qui s’était emparée de lui et sa voix semblait se répercuter sur le plafond haut du salon, malgré les échos de la musique diffusée par le DJ, qui arrivaient du rez-de-chaussée.
Carmen battit des paupières dans un état de semi-conscience, avant de relever le dos tout à coup et de vomir sur le tapis persan.
Ronald fit un bond en arrière pour ne pas être sali, retenant lui aussi un haut-le-cœur, tout en essayant de ne pas lâcher sa tête, qui semblait pouvoir se détacher d’un moment à l’autre, tellement le corps de la jeune femme était exempt de force.
« Ramène-moi chez moi, Ronald. S’il te plaît », fut la supplique de Carmen, bafouillée entre ses dents, le front perlant de sueur, les cheveux trempés et en désordre.
« Bien sûr, Carmen. Je te ramène tout de suite. »
Il souleva son amie à bout de bras, tout en soutenant sa nuque, puis il descendit lentement les escaliers, sentant augmenter le volume de la musique provenant du bas.
Il traversa la salle de bal du rez-de-chaussée le plus rapidement possible et il poursuivit fermement sur le sentier du parc, arrivant au parking épuisé et haletant.
Par chance, la Volvo qui, à l’arrivée, avait empêché Carmen de sortir était déjà repartie.
Il ouvrit la portière arrière de la Deux chevaux en grand, plaça délicatement Carmen sur le siège mouillé - le toit de la voiture était resté ouvert pendant toute la durée de l’orage. Puis, il conduisit en direction de la maison de la jeune femme, lui demandant à voix basse de ne pas salir sa voiture, dans la mesure du possible.
À l’arrière, Carmen répondit par l’affirmative, d’un simple signe de tête, avant de s’endormir d’un coup avec un sourire étrange sur le visage, ivre comme elle ne l’avait jamais été de toute sa vie.
Une fois arrivée à destination, accompagnée jusque sur le seuil par Ronald, elle réussit à grand peine à rentrer dans l’appartement, enveloppée dans le silence de la nuit, avant de s’écrouler dans son lit encore toute habillée.
Mar, penchée sur ses livres dans la chambre d’à côté, ne se rendit compte de rien.
Elle s’abandonna à des rêves agités, dont elle ne garderait aucun souvenir le lendemain.
Une enquête complexe
I wish I was a sailor with someone who waited for me
I wish I was as fortunate as fortunate as me
I wish I was a messenger and all the news was good.
(Pearl Jam)
Lundi.
Dès que les journées les plus froides de ce début de printemps passèrent, la grippe de Castillo passa elle aussi peu à peu.
Après sa période de repos, il était finalement prêt à retourner travailler, chargé d’énergie et de bonnes résolutions.
Ce matin-là, il se leva rapidement, sortit en sifflant de la douche, se rasa en vitesse, s’aspergea d’après-rasage et décida de porter, comme pour célébrer son retour au travail, (c’était la première fois depuis de nombreuses années qu’il s’absentait deux semaines de suite), le costume de velours noir avec son gilet assorti, qui le faisait beaucoup ressembler à un vieux joueur de billard.
Cela lui plaisait, car, adepte de la goriziana [4] , il avait passé pendant ses études universitaires plus de temps sur la table verte que sur ses livres de jurisprudence.
Pour le petit déjeuner, Conchita lui prépara un café double accompagné de churros tout juste frits et Castillo la remercia d’un baiser sonore sur la joue.
Elle, comme toujours, tenta de feindre l’indifférence pour cette manifestation chaste d’affection, mais elle fut trahie par son sourire de satisfaction mal dissimulé.
C’était une femme encore charmante, avec ses yeux verts enchâssés dans un visage ovale, de longs cils noirs, les pommettes hautes et un sourire parfait.
Ses longs cheveux noirs descendaient avec souplesse sur ses épaules et quelques fils argentés commençaient à se montrer ça-et-là ; cela ne la préoccupait pas vraiment, ce qui ne faisait qu’augmenter le sentiment de l’inspecteur Castillo, amoureux et fier du peu d’importance que sa femme attribuait aux questions d’apparence.
« Me..merci, mon..mon amour », dit-il avec difficulté, enfonçant les dents dans le churro le plus doré et fermant les yeux à chaque bouchée pour en souligner la délicatesse.
« De rien, mon cher », répondit Conchita, lui tournant le dos pour ouvrir la fenêtre de la cuisine, certaine de trouver une averse dans ce ciel de plomb : son mari bégayait quand il pleuvait.
Et quand la pluie était particulièrement intense, comme ce matin-là, les mots semblaient même ne pas vouloir sortir de sa bouche.
Dans ces cas-là, la langue de Castillo se bloquait sur le palais, insensible aux efforts de l’inspecteur, avec une pointe de sadisme qui provoquait en lui une gêne indésirable, dont il se débarrassait uniquement en fermant violemment la bouche tout en serrant les mâchoires pendant quelques secondes, et en général en fermant en même temps les yeux.
Une opération compliquée mais efficace.
Mar et Carmen entrèrent presque en même temps dans la cuisine, toute deux encore engourdies par une nuit sans sommeil, l’une en raison des révisions, l’autre revenant d’une fête universitaire pour le moins mouvementée et trop arrosée.
Elles saluèrent leurs parents d’un baiser sur la joue simplement esquissé et s’assirent en face l’une de l’autre.
Mar aimait passer une main dans ses cheveux courts, noirs de jais, que la plupart des gens ne croyait pas naturels ; elle avait un sourire solaire orné d’une dentition digne d’une publicité et deux joyaux verts à la place des yeux, héritage chromosomique évident provenant de sa mère.
Elle était la plus âgée et la différence physique entre les deux était flagrante ; à vingt-deux ans, c’était déjà une femme, dotée d’une poitrine ronde et de fessiers toujours mis en valeur dans les vêtements serrés qu’elle aimait porter.
Castillo vivait cette situation non sans inquiétude, en raison du peu de confiance qu’il nourrissait à l’égard de la nouvelle génération. Cependant, il s’efforçait de se rassurer en pensant aux excellents résultats scolaires de sa fille qui, selon ses critères implacables, était très intelligente.
Carmen, en revanche, portait encore les traits de l’adolescence et à vingt ans, contrairement à la majorité des personnes de son âge, elle n’avait pas encore terminé sa croissance.
Ses seins étaient à peine dessinés, elle faisait presque dix centimètres de moins que sa sœur et pesait vingt kilos de moins.
Sur son visage, aux traits durs soulignés par sa maigreur quelque peu excessive, ressortaient de curieuses taches de rousseur concentrées surtout sur les joues ; ses cheveux longs et ondulés, mal entretenus, contribuaient à créer un personnage non conventionnel qu’elle aimait interpréter en-dehors de chez elle, notamment dans les occasions où elle réussissait à se joindre à Mar et ses amis.
« N...nuit chargée, les filles ? », demanda Castillo, avant de boire son café bouillant à petites gorgées qui, après des journées de grippe accompagnées de tristes tisanes curatives, lui sembla meilleur que jamais.
Conchita fit chauffer de l’eau et y immergea deux sachets de thé, sachant qu’il ferait du bien aux estomacs barbouillés de ses filles.
Le parfum de l’infusion envahit rapidement la pièce et sembla avoir un effet bénéfique immédiat sur Mar, qui passa en quelques secondes de l’état de catalepsie dans lequel elle s’était présentée dans la cuisine à celui d'hyperactive qui rendait Castillo nostalgique de la vie rythmée désormais lointaine qui caractérisait son passé d’étudiant brillant.
Les questions de sa fille aînée le prirent au dépourvu.
« Papa, tu retournes au travail aujourd'hui ? Tu en as envie ? Tu es sur une affaire ? Il s’est passé quelque chose d'intéressant ces derniers jours ? Tu as vu comme il pleut ? Espérons que tu n’aies pas trop besoin de parler ! Maman, ce thé est délicieux ! Carmen, tu te réveilles ? » Et ainsi de suite.
Carmen, serrant entre ses mains la tasse fumante préparée par sa mère, resta dans son état catatonique.
Bien que pressé par les demandes de sa fille aînée, l’inspecteur Castillo ferma les écoutilles et se tint à l’écart des dix minutes de conversation qui suivirent - si on pouvait parler de conversation, étant donné que même Conchita préférait dans ces situations renoncer à intervenir dans le flux de questions en suspens de sa fille.
Ses pensées commencèrent à affluer librement.
Il se concentra sur les principales chroniques de faits divers qui avaient eu lieu pendant la période qu’il avait passée au lit, essayant d’identifier celles qui pourraient s’avérer de nouvelles opportunités de travail pour lui et pour le Slave.
Il avait besoin d’imprégner son esprit, après des jours de maladie, et il ressentit une agréable charge d’adrénaline monter peu à peu dans son estomac.
Une rafale de vent soudaine fit claquer les battants de la fenêtre. « M..mesdames...j..je vais au t...travail. Belle j...journée, n’est-ce pas ? On se voit ce s...soir ».
Il enfila son imperméable vert, saisit le premier parapluie qui lui tomba sous la main et souffla un baiser vers ses femmes, qui lui rendirent son salut, sauf Carmen, qui resta immobile avec sa tasse entre les mains.
L’Alfa 159 attendait Castillo de l’autre côté de la rue, flambante comme toujours, mais les jours d’arrêt forcé pendant la maladie ne lui avaient pas fait du bien : l’inspecteur mit presque dix minutes pour allumer le moteur - plus que le temps qu’il lui aurait fallu pour arriver au bureau en marchant – le tout accompagné de ses jurons grossiers et des railleries de Mar qui l’espionnait derrière les rideaux de la fenêtre.
La chose qui le rendait encore plus furieux dans ces situations, était que les injures n’étaient pas le moins du monde affectées par le bégaiement : elles sortaient de sa bouche claires, nettes, indiscutables, peu importe l’intensité de la pluie.
Il alluma la radio et commença à tapoter du bout des doigts sur le volant au rythme de la musique, roulant comme à son habitude à faible vitesse, se moquant des regards de mépris, parfois accompagnés d’insultes, des conducteurs plus jeunes qui le dépassaient.
Conduire sa voiture était l’un des rares moments pendant lesquels son cerveau se détachait des pensées quotidiennes, une sorte de zone franche qui lui permettait d’analyser les situations d’un point de vue externe et à plusieurs occasions, ce détachement lui avait permis de trouver la solution dans des affaires qu’il suivait.
Il arriva en peu de temps au parking de la Calle Arenal . Il descendit calmement de la voiture, acheta un journal à l’angle de la rue, le mit sous son bras et, traversant la Plaza Allende , continua d’un pas tranquille vers son bureau non loin de là.
On aurait dit que l’église de San Isidro et l’auberge Hermosa se regardaient en chiens de faïence, chacune sur son côté de la place.
Entre-temps, la pluie avait cessé et cela le tranquillisa davantage pour son retour au travail même si, depuis toutes ces années, le bégaiement ne constituait plus un problème insurmontable pour lui.
Il entra dans le bureau en ouvrant la porte doucement, comme s’il ne voulait pas se faire remarquer, mais le volume de la radio qui passait You shook me all night long aurait quoi qu’il en soit couvert le bruit.
Il trouva le Slave s’affairant avec le modem, accroupi à côté de son ordinateur ; il avait la tête rentrée dans les épaules pour ne pas cogner sa nuque contre la table et, à voir la grimace sur son visage, cette position contre nature ne devait pas être très confortable.
Il s’éclaircit la voix, mais cela ne fut pas suffisant pour signaler sa présence au Slave.
Il opta alors pour une intervention radicale, éteignant la radio juste avant le refrain.
Un geste d’une violence inouïe, pour un fan de rock comme lui, qui autrefois, alors qu’il était à l’université, était allé jusqu’à téléphoner à la radio nationale pour se plaindre du DJ qui avait coupé, en dépit du bon sens, Sultans of Swing juste avant le solo final.
Le silence soudain dans le bureau eut l’effet espéré, attirant l’attention du Slave, qui émergea depuis le dessous de la table en étirant son dos, le modem toujours à la main.
« Alors ? Tu ne l’as pas encore ramené ce truc ? », attaqua Castillo, accrochant son imperméable vert sur le porte-manteau placé à côté de l’entrée.
« Bonjour inspecteur, bon retour ! », répondit en souriant le Slave, lui tendant une main que l’inspecteur serra avec sa vigueur habituelle accompagnée d’un sourire affable qu’il réservait à ses amis.
« Pour mon retour, un petit quiz s’impose, mon garçon ».
Prenant une pause parfaite portant la situation à son paroxysme, Castillo s’arrêta un instant, sans détacher son regard de son interlocuteur et scanda d’une voix rauque les vers d’un morceau qui lui procurait toujours énormément d’émotions.
Take your time
Hurry up
The choice is yours
Don’t be late
Take a rest
As a friend
As an old memoria.
Le Slave mit une seconde à reconnaître le titre.
« Inspecteur, c’est trop facile ! Come as you are , Nirvana.
— Je sais que c’est facile, mais je ne voulais pas te gâcher mon retour avec des choses trop compliquées...tu imagines que j’écoutais cette chanson quand Conchita était enceinte de Carmen et chaque fois que je l’entends, les poils se dressent sur mes bras ! Ah, ma fille ! Maintenant, laisse-moi lire le journal, et toi, pendant ce temps, tu essaies de réparer ce foutu modem, ok ?
— D’accord inspecteur, d’accord ».
Le Slave se remit au travail, s’accroupissant sous la table de l’ordinateur avec un semblant de sourire sur les lèvres, se rendant compte à quel point le retour de l’inspecteur le rendait heureux ; peu après, il se remit à écouter Radio Reloj, qui passait de la bonne musique rock sans interruption, comme aimait le souligner Castillo.
Mais ce matin-là, le D.J. fit une exception, coupant brusquement l’extase de Slash dans la version live de Knocking on Heavens Door .
« Nous interrompons la programmation, chers auditeurs, pour vous communiquer malheureusement une information tragique. Le curé de Burgos, le père Juan, a été retrouvé mort ce matin, Calle del Tesoro , suite à une chute depuis le balcon de l’appartement dans lequel il vivait. Il n’existe pour le moment aucun élément pour évaluer avec précision le déroulé des événements. Nous vous tiendrons informés en temps réel, comme toujours ». La reprise immédiate du morceau donna à l’inspecteur un frisson glacé qui parcourut son dos comme une secousse électrique.
Il posa la tête sur le dossier de son fauteuil de bureau et fixa son regard sur les gros nuages dans le ciel, qui annonçaient d’ici peu de nouvelles averses.
Il lâcha quelques jurons intérieurement.
« Le Slave, allons immédiatement voir ce qu’il s’est passé, j’ai envie de bouger et de méditer un peu sur ce suicide », déclara-t-il, enfilant son imperméable et saisissant sur le porte-manteau le seul parapluie restant.
« S’il s’agit vraiment d'un suicide », pensa-t-il, dubitatif.
Ils traversèrent la Plaza Allende d'un pas rapide, Castillo devant, le Slave, un mètre derrière lui, avançant péniblement.
Il marchait en boitant imperceptiblement ; ce détail n’avait pas échappé à Castillo, fin observateur, et il s’était à plusieurs reprises promis de lui demander quelle en était la cause, mais qui sait pourquoi il ne l’avait jamais fait.
Et dans ce cas-là également, ses pensées s’étaient immédiatement orientées vers la nouvelle concernant le Père Juan, laissant la démarche boiteuse de son ami au second plan.
Castillo était une vieille connaissance du prêtre, avec lequel il avait partagé ses années d’études universitaires à San José et, bien qu’ils aient ensuite suivi des parcours différents, pratiquement opposés, une estime réciproque était restée entre les deux hommes, ce qui amenait l’inspecteur à définir le Père Juan comme son ami dans le monde clérical.
C’était un prêtre atypique, avec une épaisse chevelure bouclée en perpétuel désordre et une barbe mal entretenue.
Il s’habillait de façon moderne, souvent avec un jean et des bottes, à tel point que beaucoup de gens avaient du mal à croire qu’il était vraiment un religieux, mais c’est peut-être précisément pour cela qu’il était devenu dans le village un point de référence incontournable pour tous, catholiques ou non.
Ses qualités d’orateurs étaient reconnues et les sermons dominicaux constituaient un rendez-vous important pour la communauté, quelles que soient les croyances des fidèles.
Castillo et le Slave arrivèrent au parking de la Calle Arenal en quelques minutes, qui ne furent pas suffisantes pour leur éviter les premières gouttes de pluie.
« C...conduis, s'il te plait, j’ai b...besoin de réfléchir », dit l’inspecteur, laissant les clés de l’Alfa au Slave et relevant le col de son imperméable pour se protéger des premières rafales de vent qui commençaient à balayer les rues.
Le Slave prit les clés au vol et sans dire un mot alluma le moteur.
Les rues étaient presque désertes et, pendant le court trajet les conduisant vers le quartier populaire de la Calle del Tesoro , ils restèrent absorbés par leurs pensées.
Ils arrivèrent en moins d'un quart d’heure, garèrent l’Alfa près du trottoir devant le logement du prêtre et descendirent de la voiture.
Castillo lança un rapide coup d'œil panoramique aux environs.
L’appartement du Père Juan faisait partie d’un immeuble de logements sociaux assez classiques des quartiers populaires : cinq étages de murs rougeâtres presque entièrement barbouillés par des graffeurs improvisés ; de nombreuses vitres brisées ; des paraboles accrochées aux balcons, parfois avec du scotch ; et le volume des télévisions bien au-dessus des règles implicites de bon voisinage.
Depuis de nombreuses fenêtres, s'agitaient tels des étendards fatigués des vêtements de toute sorte, étendus négligemment à l’air libre.
Castillo ne put éviter de penser que le Père Juan aimait de toute évidence vivre au contact de ces gens.
Les cris joyeux des enfants qui jouaient dans la cour intérieure alternaient avec les hurlements presque hargneux des mères qui les cherchaient, en vain, pour qu’ils rentrent et se protègent de la pluie.
Au sol, sur le trottoir, une tâche de sang séché était restée que les services environnementaux de Burgos n’avaient pas encore nettoyée.
Ils comptaient probablement sur l’averse de l’après-midi.
« Un j...joli saut, il n’y a pas à dire », dit Castillo, se tournant vers le Slave, qui était resté sur le trottoir, le regard tourné vers le parapet inférieur du balcon du troisième étage avec le journal local posé en guise de visière sur le front, pour éviter les gouttes dans les yeux.
Le Slave ne prononça pas un mot.
Il savait qu’il devait répondre à l’inspecteur uniquement dans le cas d’une demande précise, qui ne tarda pas à arriver.
« Qu’en p...penses-tu ?
— Le suicide d’une personne que tout le monde aimait. Pauvre Père Juan. Qui sait ce qui lui est passé par la tête », répondit le jeune homme, en secouant la tête et en se rendant compte immédiatement de la banalité de cette affirmation.
L’inspecteur leva le sourcil gauche, il croisa les bras sur sa poitrine et se tourna lentement vers lui.
« Apparemment, oui. Mais r...réfléchissons un instant. Quelle raison pourrait avoir une personne comme le Père Juan pour se jeter du t...troisième étage ? C’était un homme respecté de la communauté, serein, pour ce que je connaissais de lui. D’ailleurs, j...j’ai envie de dire que même l’hypothèse selon laquelle il aurait été tué est difficilement soutenable : quels ennemis pouvait avoir une personne comme lui ? Je v...vais appeler la police pour savoir s’ils ont ouvert une enquête. »
Le Slave s’étonna presque de la tranquillité avec laquelle Castillo s’était adressé à lui.
Habituellement, lors de ses rares interventions, l’inspecteur réagissait par l’effet « allumette », s’enflammant rapidement, et s’éteignant tout aussi rapidement.
Mais les journées passées à la maison avaient dû lui faire du bien, ou peut-être, plus simplement, ne voulait-il pas commencer la semaine avec une discussion stérile.
Castillo sortit le téléphone de la poche latérale de son imperméable et composa le numéro du central de police de San José.
À la troisième sonnerie, Herreros répondit. C’était un ancien policier de la brigade mobile qui était resté paralysé à vie, quelques années auparavant, suite à des échanges de coups de feu avec un clan de narcotrafiquants, et qui déambulait à présent dans un fauteuil roulant.
Il était lui aussi de Burgos et ami proche de Castillo bien avant d’entrer dans la police ; c’était un homme de corpulence robuste et il portait une grosse barbe noire, qui servait disait-on à masquer une profonde cicatrice au couteau, souvenir de l’un des nombreux affrontements avec la pègre de l’Amérique centrale.
Il n’avait pas de famille et passait la majorité de ses soirées libres dans les brasseries de la capitale à discuter avec les gens qu’il rencontrait.
Il était depuis toujours connu de tous comme un homme bon, avec des yeux doux, renfrognés mais tendres, toujours pointés vers l’horizon, et la nouvelle de l’accident ayant provoqué sa paralysie avait bouleversé tout le monde.
Le poste de standardiste au siège de la police de San José lui avait été confié en vertu de son affabilité envers les gens, qui malgré son accident était restée intacte.
Et ce jour-là ne fit pas exception.
« Police de San José, bonjour. Comment puis-je vous aider ?
— Herreros b...bonjour, c’est Castillo. Comment vas-tu ?
— Salut Castillo ! Quel plaisir de t’entendre, mon vieil ami ! Dis-moi tout.
— J’aimerais savoir s...si quelqu’un de la brigade mobile est passé Calle del Tesoro ce ma...matin pour le suicide du Pè...Père Juan.
— Il pleut, à ce que j’entends, hein ? ».
Herreros savait qu'il pouvait se permettre ce genre de blague avec son ami, étant donné la confiance qui existait entre les deux.
« J’ai entendu cette histoire du Père Juan, pauvre homme...je ne sais pas si quelqu’un de chez nous est intervenu, laisse-moi vérifier, je te rappelle rapidement.
— Je te remercie. À plus tard, alors. — À plus tard ».
Castillo fit deux pas en avant, en sautant par-dessus la flaque de sang sur le trottoir, et poussa avec la pointe des doigts la porte d’entrée de l’immeuble qui s’ouvrit dans un grincement désagréable. D'un signe de tête, il invita le Slave à le suivre.
Dans le hall de l’immeuble, un néon bancal illuminait sans conviction les escaliers, qui montaient à droite de l’ascenseur.
Une feuille de papier accrochée au mur avec du scotch indiquait au stylo rouge que l’ascenseur était en panne.
La loge du concierge, séparée du reste du hall par une fine paroi de verre qui s’élevait à côté d'une minuscule porte de bois, était dans le noir le plus total.
Le dossier manquant de la seule chaise présente était le signe évident que personne n’accueillait plus les habitants depuis cette petite pièce et ce depuis un bon moment.
Castillo en perçut l’atmosphère d’abandon, le désordre, la lourde épaisseur de la poussière accumulée à l’intérieur.
Il dépassa la loge et s’engagea dans les escaliers, suivi par le Slave et accompagné par le bourdonnement du néon.
L’odeur intense d’urine était écœurante et l’inspecteur se demanda comment le Père Juan avait pu vivre pendant dans des années dans un lieu si sordide.
Montant les dernières marches deux à deux, il se retrouva sur le palier du troisième étage, celui de l’appartement du prêtre, les tempes et le cœur battant à tout rompre.
« Tout va bien, inspecteur ? », demanda le Slave, regardant autour de lui à la recherche d'un interrupteur pour allumer le couloir.
« Ou...oui, plus ou moins », répondit Castillo, plié en deux les mains appuyées sur les genoux à la recherche d’oxygène.
Les journées passées au lit n’avaient certainement pas aidé ses poumons et il se promit, pour la énième fois, de commencer dès que possible un programme d’entraînement pour récupérer au moins partiellement sa forme physique perdue.
Le Slave, une fois la lumière allumée, examina toutes les portes du couloir, lisant le nom du locataire sur la plaque affichée, jusqu’à ce qu’il trouve la bonne.
« Nous y sommes, c’est l’appartement du Père Juan », dit-il en indiquant une porte de couleur marron foncé.
Castillo se limita à faire un signe d’approbation.
Le Slave sortit de la poche arrière de son jean délavé un passepartout en métal, mais avant qu’il ne tente de l’enfiler dans la serrure, il fut interrompu par la voix puissante de l’inspecteur.
« Ess...essayons de sonner, avant de faire des so...sottises. Nous n’avons pas l’au...autorisation d’entrer, et la dernière chose que je souhaite, c’est d’être accusé d’effraction dans la maison d’un mort. C’est clair ? »
Les yeux de Castillo ressemblaient à deux tisons de charbon prêts à alimenter la flamme du feu interne qui brûlait dans son ventre quand les personnes qu’il aimait bien - et le Slave appartenait à cette catégorie - se perdaient dans des idioties qu’il n’arrivait pas à concevoir.
Surpris par la violence du ton de l’inspecteur, le Slave se figea, avec la clé à quelques centimètres de la serrure.
Avec une démarche étonnamment féline, étant donné l’état dans lequel il avait terminé la montée des escaliers, Castillo se plaça entre lui et la porte.
« Freeze, flight or fight . Toi tu as choisi freeze », susurra l’inspecteur, esquissant un sourire qui voulait atténuer la tension qui s’était involontairement créée.
Le Slave ne comprit pas.
Dehors, la pluie continuait à tambouriner avec une constance énervante, tombant droite comme un rideau. « Inspecteur, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ce...ce sont les réponses philosophiques de l’homme dans des états de tensions aiguës. Les trois « F », selon les études américaines sur notre système nerveux soumis au stress, que les théories modernes ont tr...transformés en quatre. En général, ça commence avec le freeze : tu te figes dans un état d’hypervigilance, espérant que la source de ta tension ne s’aperçoive pas de ta présence.
— Comme quand on croise un serpent dans la montagne ?
— Bravo, mon gars. Comme quand tu croises un serpent dans la montagne. Mais pourquoi tu me parles de serpent, maudis sois-tu !
Конец ознакомительного фрагмента.
Текст предоставлен ООО «ЛитРес».
Прочитайте эту книгу целиком, купив полную легальную версию (https://www.litres.ru/pages/biblio_book/?art=57160106) на ЛитРес.
Безопасно оплатить книгу можно банковской картой Visa, MasterCard, Maestro, со счета мобильного телефона, с платежного терминала, в салоне МТС или Связной, через PayPal, WebMoney, Яндекс.Деньги, QIWI Кошелек, бонусными картами или другим удобным Вам способом.